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Portrait du poète en comédien : Hommage à Yves GASC

Yves Gasc est décédé jeudi 22 novembre 2018, à l’âge de 88 ans. Le comédien était immense, tout comme le metteur en scène. Le poète était à l’assaut de son propre donjon, comme l’a écrit Jean Breton, avec une vibration de cristal que rend un cœur authentique, qui résonne dans tous ses poèmes. Yves était enfin et surtout un très grand ami. Son dernier enregistrement, son ultime participation aux Hommes sans Épaules, aura été le livre–CD (avec les voix d’Yves Gasc, de Janine Magnan et de Philippe Valmont), Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, une anthologie de l’humour  de Alain Breton et Sébastien Colmagro. Retour sur l’itinéraire d’Yves Gasc.

La vocation de comédien se manifeste très tôt chez Yves Gasc (né le 21 mai 1930), encore proche de l’adolescence, lorsqu’il intègre le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, dans les classes de Jean Yonnel et Georges Le Roy. Il débute en 1950, changé en philosophe de L’Île de la raison de Marivaux, avec la compagnie l’Équipe. Trois ans plus tard, il adapte pour la scène, Le Cahier bleu, d’André Billy, puis en 57, gageure réussie, Mon Faust de Paul Valéry, qu’il joue avec Emmanuelle Riva, au théâtre Gramont. C’est ensuite, en 61,une autre tentative audacieuse : l’adaptation scénique des Vagues de Virginia Woolf, promesse à risque certes, mais enlevée du jeune Gasc. À l’âge de vingt-trois ans, Yves Gasc est engagé au Théâtre national populaire, en 1953, par Jean Vilar, qui le nomme par la suite responsable des soirées ou matinées poétiques et littéraires du Théâtre national de Chaillot, au Festival d’Avignon et en tournée. 

Plus tard, dans son premier livre de poèmes, L’Instable et l’instant (1974), Yves Gasc écrira le « Tombeau de Jean Vilar», pour lequel il nourrissait une forte amitié, admiration et reconnaissance : Homme tout droit comme une épée – Épée debout dans la terre – Beaucoup d’amour pas de prière – Un regard dur comme la pierre – Les yeux tournés vers le futur.

Yves Gasc se frotte à nouveau à la mise en scène et collabore fréquemment avec Laurent Terzieff. Il reste dix ans au TNP et y interprète : Ruy Blasde Victor Hugo, mise en scène Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; Lorenzacciod'Alfred de Musset, mise en scène de Gérard Philipe ; Macbethde William Shakespeare, TNP Festival d’Avignon ; L’Étourdi de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre Montansier ; Les Femmes savantesde Molière ; Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; L’Avare de Molière ; Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre de Chaillot ; Henri IV de Luigi Pirandello, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon; Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Ubu roi d’Alfred Jarry, TNP Théâtre de Chaillot ; L’École des femmes de Molière, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ; Œdipe d’André Gide, mise en scène de Jean Vilar, TNP, Festival de Bordeaux ; Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; La Fête du cordonnier de Michel Vinaver d’après Thomas Dekker, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ;Mère Courage  de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Les Précieuses ridicules de Molière, mise en scène d’Yves Gasc, TNP Théâtre de Chaillot ; Erik XIV d’August Strindberg, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot, Festival   d'Avignon ; Polyeucte de Corneille, mise en scène de Jean- François Rémi, Théâtre de l'Alliance française ; L’École de dressage de Francis Beaumont et John Fletcher, mise en scène d’Yves Gasc, Théâtre Récamier ; Dieu, empereur et paysan de Julius Hay, mise en scène de Georges Wilson, TNP Festival d’Avignon...

 

En 1961, il fonde une jeune compagnie et obtient avec La place royale de Corneille, jamais jouée depuis sa création en 1636, le prix de la mise en scène au Concours du Jeune Théâtre et le prix du Masque et la Plume pour la meilleure reprise classique de l’année. Puis après une longue tournée autour du monde avec Tartuffe de Molière, qu’il réalise et dont il interprète le rôle-titre, il entame une collaboration de plusieurs années avec Laurent Terzieff et joue Zoo story d’Edward Albee, Les Amis d’Arnold Wesker, Richard II de Shakespeare, avec Laurent Terzieff à l’Atelier, Le roi Lear, avec Jean Marais au théâtre antique de Vaison-la-Romaine, etc. Yves Gasc fait partie de la Compagnie Renaud-Barrault entre 1973 et 1977, y joue entre autres, l’Explicateur dans Christophe Colomb et le Roi dans la dernière journée du Soulier de satin de Paul Claudel, mais aussi Colin Higgins (Harold et Maud), Villiers de l’Isle Adam, Restif de la Bretonne...Yves Gasc comédien, c’est, comme l’a écrit Henri Rode : l’art du mentir-vrai. Yves ne cesse d’obéir au besoin, à la fièvre d’être toujours soi à travers même les personnages les plus imprévus. Yves Gasc écrit lui-même : « Dans le comédien demeure toujours un homme à la recherche de son identité. Il espère la retrouver à chaque nouveau rôle et s’épuise dans cette poursuite comme un mystique en quête de l’absolu ».

 

Yves Gasc et Laurent Terzieff en 1969 dans
Zoo Story de Edward Albee, au Théâtre du
Vieux Colombier.

En 1978, il est engagé par Pierre Dux à la Comédie- Française, dont il est nommé Sociétaire (il est le 470e sociétaire) quatre ans plus tard. Il travaille sous la direction de metteurs en scène aussi divers que J.-P. Roussilon, J.- Luc Boutté, J. Lassalle, J.-P. Vincent, G. Lavaudant, Jean- Louis Benoît, Roger Planchon...À la Comédie-Française, il anime ou interprète seul de nombreuses soirées littéraires et poétiques. il interprète le répertoire classique et contemporain, jouant entre autres dans : Mystère bouffe et fabulages de Dario Fo ; Oh les beaux jours de Samuel Beckett ; Dom Juan de Molière ; Les Trois Sœurs de Tchekhov ; La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux ; Médée d’Euripide ; Marie Tudor de Victor Hugo ; L’École des femmes de Molière ; La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux  ; Le Balcon de Jean Genet ; Le Bourgeois gentilhomme de Molière ; Dialogues des carmélites de Georges Bernanos  ; Un mari d’Italo Svevo ; Antigone de Sophocle ; Caligula d’Albert Camus ; Le Faiseur d’Honoré de Balzac ; Occupe-toi d’Amélie de Georges Feydeau ; Moi d’Eugène Labiche ; Cinna de Corneille ; Le Mariage de Witold Gombrowicz ; Opéra savon de Magnin...Il met en scène à la Comédie-Française : Le Montreur d’Andrée Chedid ; Paralchimie de Robert Pinget, Le jour où Mary Shelley rencontra Charlotte Brontë d’Eduardo Manet ; Le Triomphe de l’amour de Marivaux ; Le Pain de ménage et Le Plaisir de rompre de Jules Renard ; Turcaret d’Alain- René Lesage ; Le Châle de David Mamet ; Le Fauteuil à bascule et L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune de Jean-Claude Brisville...Il quitte la troupe en décembre 1997 et est nommé Sociétaire Honoraire en janvier 1998, ce qui lui permet de rejouer à la Comédie-Française quand on le lui demande, mais aussi dans le Théâtre privé. On le verra par la suite dans le rôle du Trissotin des Femmes savantes, mis en scène par Simon Eine, (1998), le bossu dans Amorphe d’Ottenburg, de Jean Claude Grumberg, mis en scène par Jean Michel Ribes (1999), l’Ivrogne excentrique et grotesque, lançant ses billevesées et invectives à travers la dictature dans Le Mariage, de Gombrowicz, mis en scène par Jacques Rosner (2001), Salle Richelieu, en mère abusive, aux sentiments bourgeois fabriqués, de Jacques ou la soumission d’Eugène Ionesco ; dans les rôles de Stépane, domestique de Kapilotadov, et Pépev, marchand, dans Le Mariage, de Nikolaï Gogol, en 2010. Dans le privé, Yves Gasc a joué entre autres, Lord Augustus dans L’Éventail de Lady Windermere, d’Oscar Wilde, adapté par Pierre Laville ; le Juge dans Dix petits nègres, mis en scène par Bernard Murat ; Oh les beaux jours, de Beckett (Willie), mis en scène par Frédéric Wiseman au Vieux colombier et le Juge dans Romance, de David Mamet, adaptée et mise en scène par Pierre Laville au théâtre Tristan Bernard ; en 2006/07, dans L’importance d’être constant, d’Oscar Wilde, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2009, dans Philadelphia story, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2013, avec Guillaume Gallienne, dans Oblomov, la pièce que Volodia Serre a tiré du roman d'Ivan Aleksandrovitch Gontcharov ; en 2014, dans La Visite de la vieille dame, pièce de Friedrich Dürrenmatt, mise en scène de Christophe Lidon.

 

Yves Gasc en 1986, dans Le Balcon, de Jean
Genet. Photo : Despatin & Gobeli.

Parallèlement, au cinéma, Yves Gasc a joué dans six films, dont : 1976 : Des journées entières dans les arbres (1976) de Marguerite Duras ; Beau-père (1980) de Bertrand Tavernier ou Tous les matins du monde (1991)d’Alain Corneau. Pour la télévision, Yves Gasc a joué dans près de trente téléfilms, dont : Maupassant ou le procès d’un valet de chambre (1972) de Jean Pierre Marchand ; La Dernière carte ou la main de l’aube (1974) de Maurice Cravenne ; Les Poètes (1974) de Jean Pierre Prévost ; La Grande peur de 1789 (1974) de Michel Favart ; Le Front populaire (1976), de Claude Santelli ; L’Embrume (1979) de Josée Dayan ; Jacques le fataliste (1983) de Claude Santelli ou René Bousquet (2006) de Laurent Heynemann. 

De la Comédie-Française au théâtre privé, Yves Gasc a continué à mener sa carrière avec passion ; une passion qu’il ne conçoit pas sans poésie et à propos de laquelle il donnera un précieux « bréviaire » : Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien (1983) ; car Yves Gasc est un poète. Il n’y a aucune contradiction entre le comédien et le poète. L’un s’est toujours nourri de l’autre et vice versa. Une chose est certaine, c’est qu’il soit sur scène ou dans la solitude du poète, Gasc n’a jamais triché. L’art du comédien est unanimement reconnu. Celui du poète le mérite tout autant. C’est en parallèle de cette très prenante carrière d’homme de théâtre, qu’Yves Gasc élève discrètement mais sûrement, une œuvre poétique singulière.

L’Instable et l’instant (1974) et Infimes débris (1980), sont les deux premiers jalons, au sein desquels le poète affirme la communion de la poésie et du lyrisme. D’emblée, l’inspiration ; Yves la puise au cœur même de la vie, de la poésie vécue, y compris charnellement, oniriquement : Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme – Sorti des remous de la mer comme un désir vivant. Suivra Donjon de soi-même (1985), premier recueil réellement abouti, dans lequel, à l’assaut de son propre donjon, si loin de lui-même, le poète rencontre la solitude et l’amour, comme le poète Jean Breton, qui est également son éditeur, l’écrit.

Il y a qu’Yves Gasc est lié à notre mouvance de la Poésie pour vivre depuis fort longtemps, étant l’ami de deux poètes importants du groupe des Hommes sans Épaules ; Henri Rode, tout d’abord, qui fut l’aîné de trois générations d’Hommes sans Épaules, et Patrice Cauda. C’est d’ailleurs par Henri, que j’ai rencontré Yves en 1993. Nous sommes devenus amis. J’admirais son immense talent de comédien, sa présence vraie sur scène et sa grande humilité aussi ; tout ce qu’il était également dans la vie comme dans son poème. Un ami fraternel, attentif et bienveillant. Nous nous écrivions, mais ce que je préférais, c’était bien sûr d’aller le voir jouer, Salle Richelieu, puis de le retrouver dans sa loge au Français, après le spectacle. La soirée finissait ensuite devant quelques bocks de bière dans des discussions à bâtons rompus. Parfois l’on pouvait croiser l’incomparable et extraordinaire et sympathique Jean-Pierre Marielle, la magnifique et fidèle Catherine Samie, le ténébreux et très secret Michael Lonsdale, Macha Méril la pétillante foudre de la vie, vodka en tête et bien d’autres comédiens. Yves Gasc, si discret sur lui-même et sur son travail ((Notre ami Henri Rode a bien raison d’écrire : « Yves Gasc, tant par l’écriture que sur les planches, n’a pas fini de nous séduire, en dépit même de la qualité qu’il place au plus haut niveau : la discrétion. »)), était considéré comme une sommité dans le milieu du théâtre, tant par les comédien(ne)s chevronné(e)s que par les débutants, les régisseurs...

Pour nous, Les Hommes sans Épaules, Yves était plus qu’un ami. Il était des nôtres, toujours présent et disponible pour participer à une lecture ou à un projet, qu’il soit ambitieux ou modeste par rapport à sa stature dont il ne jouait jamais. Des présences, mais aussi des absences liées à une tournée théâtrale, une répétition ou un moment de désespoir. Il vivait alors retranché en lui-même et retiré dans sa maison familiale dans le hameau de Château-Guillaume, rattaché à Lignac, dans l’Indre, à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux. Le hameau, ce qui n’était pas pour déplaire à Yves, tire son nom du constructeur de son imposant château, construit entre 1087 et 1112, Guillaume IX, le « duc Troubadour », chantre de l’amour courtois : Ferai chansonnette nouvelle - Avant qu'il vente, pleuve ou gèle - Madame m'éprouve, tente - De savoir combien je l'aime ; - Mais elle a beau chercher querelle, - Je ne renoncerai pas à son lien. Il y a aussi, que boulimique de travail et de projets, Yves Gasc était souvent en état de surmenage, voire d’épuisement (« La Comédie- Française est dévoreuse de temps et d’âme ! », in lettre du 1er mars 1996), comme en témoigne cet extrait, d’une lettre qu’il m’adressa en date du 28 août 2005 : « Je vous écris de la campagne où je prends quelques repos après deux années de travail intensif : j’ai joué 350 fois Les dix petits nègres d’Agatha Christie, neuf mois à Paris, six en tournée. Le spectacle, et le rôle, étaient si lourds, si épuisants à tenir que je me suis terré dans le silence, que la mort d’Henri n’a fait qu’appesantir. Je ne suis même pas allé au Maroc cette année, car je me sentais détaché de tout, incapable de porter, de communiquer avec personne. De plus – est-ce la fatigue, un léger état dépressif ? – toute source poétique semble en moi tarie, comme si je n’avais plus rien à dire. Rien ne m’inspire, tout m’éloigne de tout. » Dans cette lettre, Yves fait allusion à la disparition de notre cher Henri Rode, le 19 avril 2004, à l’âge de quatre-vingts ans ; et aussi au Maroc, pays qui comptait beaucoup pour lui. Il s’y rendait tous les ans et avait acheté une maison à Asilah, ville située sur la côte atlantique du Maroc, à quarante kilomètres au sud de Tanger. Yves avait pu ainsi m’écrire, en date du 14 juillet 2000 : « Plus que deux représentations des Femmes savantes et je partirai pour Angers où nous allons recréer Cinna de Corneille, avant de m’envoler, avec les ailes les plus légères qui soient, pour mon cher Maroc. » Si Yves Gasc est « partout ailleurs » ; il n’est « jamais loin d’ici.

Il y a que Yves, dans sa vie, comme dans son poème, ne s’habitue pas à cette machine debout, hésitante, parfois lâche, toute bourrée d’organes – O mes mots - Guérissez – Mes maux. Occasion de vanter les charmes de la mémoire secrète, presque toujours dans des décors de ville.

Yves Gasc en 2013, avec Guillaume
Galienne, dans Oblomov.

Vue d’Asilah (Maroc) et deux peintures
murales du centre-ville. Photographies
d’Yves Gasc (1999/2000). D. R.

Yves Gasc en 2014, dans La Visite de la vieille dame,
de Friedrich Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Mais, poursuit Jean Breton, à propos de Donjon de soi-même((Le titre provient d’un vers du poète anglais John Milton : La plus dure des prisons : le donjon de soi-même.)), le poète évoque aussi la Nuit comme la seule patrie libre, celle du sommeil et des songes, et les nuits des « corps sans noms » où « caresser les fruits de fortune », ou l’être élu par le solitaire. Cela va jusqu’au rêve de fusion totale dans l’ultime étreinte. Ici, la quête d’amour se corse d’une aventure intérieure, d’une recherche de sa propre identité. Mais en même temps, le plaisir fait fête, agite et insulte le funèbre : désir d’être nu « devant la mort promise ». Jean Breton note qu’Yves Gasc reste « en arrière-fond une sorte de « classique » épuré. » Le poète, écrivain et critique Robert Sabatier écrit, quant à lui : « Si le poème est nouveau, la structure est d’un classicisme atténué, l’assonance apportant sa plus douce musique. Ils’agit d’interrogations, d’émotions à l’état brut et l’on devine l’homme dans chaque poème. C’est fortement ressenti et communiqué.» Plus tard, Robert Sabatier ajoutera : « À la rencontre de la solitude, de la nuit des songes, de son identité, interrogeant son devenir comme sa mémoire, Yves Gasc cherche dans sa propre prison des raisons de vivre malgré la peur du temps qui court et entraîne vers la mort.» À propos de cette notion de « classique », qui l’agaçait quelque peu, Yves put m’écrire, en date du 11 septembre 1966 : « Si à chaque nouveau recueil, je me sens comme un débutant, grâce à une lecture aussi fraternelle que la vôtre, si intimement liée à mes fibres charnelles, quoique nous ne partagions pas sur ce plan les mêmes goûts, j’ai le courage de continuer à m’exprimer, à sortir de moi tout ce que le théâtre ne m’a pas permis et presque interdit de dire. J’apprécie particulièrement que vous me jugiez iconoclaste. C’est si vrai, alors même que l’étiquette de « classique » m’a été si souvent collée sur le visage (idem au théâtre). Bref, je vous remercie de tout cœur de m’avoir si bien compris et si bien lu. Lettres et articles ont été les rayons de soleil dont j’avais besoin en retrouvant Paris, le travail et l’angoisse du quotidien. » En fait, pour Yves Gasc, le « moderne » n’est pas lié à une mode langagière, mais à une qualité de secret qu’on laisse entrevoir. Cette vibration de cristal que rend un cœur authentique résonne ici : Et mes rêves figurent partout ma naissance – Et l’aube me dépose au rivage nouveau. L’écriture d’Yves Gasc est limpide, ses images soigneusement ciselées nous portent, en nous-mêmes, au cœur de l’être : Corps sans nom dans mes nuits de misère –Dans mes nuits de hasard vous brillez inconnus.

Après avoir donné Donjon de soi-même, Yves Gasc éprouva le besoin de revenir à un genre qu’il affectionnait particulièrement, le haïku(( Le haïku est un court poème, né au Japon à la fin du XVIIe siècle. En Occident, il s’écrit principalement sur trois lignes selon le rythme court / long / court : 5 / 7 / 5 syllabes dans sa forme classique.)), en publiant, L’Eaublier, 99 haïku.Eaublier est un mot inventé par le poète : aubier + eau + oubli, et comme un jeu parallèle au mot sablier :Goutte à goutte – Dans l’eaublier – Tombent les jours. Ici, nous dit Yves, chaque poème s’inscrit dans le déroulement des quatre saisons, à travers la nature, l’amour et la mort : Je t’aime debout – Arbre dépouillé – Reverdi de caresses. Ces haïku sont des impressions ou des aphorismes d’une écriture légère, mais non sans gravité (Quand on fait le tour– De la douleur on se retrouve – Au centre de soi-même), des pensées qui nous viennent dans la solitude, ou des visions saisies par la fenêtre de l’intime : L’œil et le cœur –Plus court chemin – D’un être à l’autre.

Le Jardin des désirs obscurs (1991) prolonge la réflexion créatrice de Gasc, mais en prose cette fois, avec une note prononcée d’humour et une surprenante ambiguïté. Nous retrouvons dans ces nouvelles les thèmes favoris de l’auteur : l’imprévisible, l’insolite, le désir, la vérité, l’enfance, l’amour, la mort, la solitude, l’individu sous toutes ses coutures. Avec ces nouvelles, comme l’écrit Henri Rode, c’est l’itinéraire de sa vie qu’Yves Gasc recompose, depuis les secrets de l’enfance jusqu’au jour inéluctable où nous devons franchir «la douane » du grand silence. Entre-temps, sa plume avisée, fine, parfois trempée d’humour frondeur, détectrice des mobiles humains les plus singuliers (« Le Village interdit », « Sister Dolorosa », « Le dernier jour de Pompeius »), nous conduit dans maintes situations – drame et cocasserie alternant – dont l’imprévisible tend au même but : nous révéler le désir profond sous les actes des personnages. L’humanité qui défile dans les récits d’Yves Gasc est le fruit de ses observations, de ses rencontres, de son insatiable curiosité. Le résultat ? Un recueil plein de la science des êtres, tout aussi intériorisé qu’ouvert sur les imprévus de la vie, ses pièges. En le lisant, poursuit Henri Rode, comme on se sent loin de ces livres d’acteurs, qui ne sont souvent qu’une fabrication plus ou moins bien faite. Le Jardin des désirs obscurs révèle en Gasc un auteur authentique, dont l’expérience de la scène a enrichi l’art personnel.

Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (1996) qui marque le retour au poème, après la parution des nouvelles du Jardin des désirs obscurs, me paraît être le deuxième recueil important d’Yves Gasc. On ne peut en douter : le comédien réputé qu’est Yves Gasc se révèle aussi comme un poète de la vérité humaine dans toutes ses nuances : Ferai-je un rempart de ma solitude – En ferai-je un tombeau – J’ai peur de ma propre présence – comme d’un ennemi inconnu. Si la tentation est grande de qualifier son écriture de «classique», ne serait-ce que par son itinéraire et/ou sa forme, il suffit de le lire attentivement, de s’imbiber de son univers, pour s’apercevoir que cette étiquette tombe d’elle-même et peut-être changée en celle d’un poète iconoclaste, un poète de la liberté de vivre et d’aimer (Je ne suis le prêtre d’aucune religion – sinon celle qui me voue au voyage), comme il vous plait, dans les dédales du désir ; un inlassable interrogateur du quotidien, mais vu de l’intérieur, fracturant la blessure fermée du nom de solitude. En cela, Yves Gasc est résolument moderne et sa poésie permet de sortir de soi, de s’exprimer en bravant les interdits : Qui parle encore de sagesse ? – Je n’ai plus peur d’être vivant, - J’offre mon ombre à la nuit claire. Elle est intimement liée aux fibres charnelles du poète, qui est également un poète de l’amour (Si je t’aime – pourrai-je supporter ma mort ?), tour à tour sentiment, sensuel et charnel, ou le tout dans le même laps de temps : Écartèle mon désir – Puis affute ton couteau – Tranche ma langue –Fais saigner nos cris – Tranche ma vie. Le feu monte et embrase tout, avant que ne vienne le moment de la haute solitude, de l’attente ou même de l’abandon : mon beau désespoir – Et le silence qui suit l’absence – le – silence ; autres thèmes et hantises omniprésents, obsédants, chez Yves Gasc : L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri –Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent...-La porte qui se referme est une douleur – Ton sourire qui s’éteint est une douleur – Mais toi parti ma solitude est grande – Tu es le géant qui l’habite. Il en va ainsi de cette Fenêtre aveugle, et tout autant d’un recueil tel que Khalil (Traduis-moi la musique de ton corps, fais-la chanter...), publié, non pas sous le manteau, mais sous le pseudonyme de Yûsef Ghazâl, car faisant allusion à ce qu’Yves Gasc appelait les « amours interdits » : parmi le monde assagi des vivants – dans le cercle assiégé des maudits. Voilà en quel terme, Henri Rode présente Yûsef Ghâzal et son Kahlîl((Le prénom Khalîl signifie en arabe « ami intime ».)):  D’Hâfez, les vers Yûsef Ghâzal ont la grâce et la résonnance à la fois brûlante et aérienne. Mais trop facile serait de le situer parmi les grands de la poésie musulmane. En appuyant sur la touche d’un amour idéalisé, conçu pour un jeune homme, Ghâzal n’oublie pas qu’il reste un contemporain. Sa passion le dépasse et en même temps le voue à une lucidité brûlée, toujours éminemment poétique. Ce recueil est un bréviaire de la révélation amoureuse, jusque dans le détail, un refuge où la grâce de l’amour vient illuminer l’auteur, mais aussi un avertisseur : autour de la passion installée, fluide magique inondant le poète, il y a le monde qu’on interroge, le sentiment du temps qui passe, de l’éphémère de ce qui nous est donné en regard de l’éternité. Ghâzal boit au filtre, tel un nouveau Tristan, mais il sait que les heures nous sont comptées, que les trahisons de la vie font armée contre tout ce qui nous surélève. N’importe.  Cette vingtaine de poèmes, tous du ton le plus juste et surtout inspirés, nous prêtent à rêver. Nous devenions la passion de l’auteur, lui, et l’être qu’il désire. Et là, saluons la qualité de l’art de Yûsef Ghâzal((Le ghazal (parole amoureuse) est genre de poème, florissant en Perse au XIIIe siècle et XIVe siècle, composé de plusieurs distiques et chantant l'amour de l'être aimé. Le ghazal obéit à des règles de composition strictes : chaque distique est composé de deux vers d'égale longueur, le second vers se termine par un mot ou groupe de mot identique dans chaque distique (le refrain), mot que l'on retrouve par ailleurs à la fin du premier vers du ghazal. En général, le dernier distique doit contenir une allusion ou une invocation à l'auteur du poème.)): il nous fait croire que notre terre pleine de vindicte et de fureur est aussi celle de l’extase sublime. Aime et tu renaîtras. »

L’écrivain Claude Mauriac salue les poèmes d’amour d’Yves Gasc, « graves et beaux. » Le poète belge André Miguel évoque « un poète remarquable par son sens de la rigueur, du secret, par son étrange mémoire citadine et par sa fascination de la nuit. Partout chez Gasc vibre la force de l’amour, qui déborde, dépasse le doute et l’absurde du vivre pour rejoindre l’aurore du monde. » Il y a que l’amour règne dans le poème Gasc, de L’Instable et l’instant, 1974 (T’aimer pour ta liberté – Et t’aimer pour mon malheur) en passant par Khalil (1995), et ce, jusqu’à l’ultime Soleil de minuit (2010), livre qui donne la parole au vertige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière » : Que les ténèbres envahissent mon regard – Que le sommeil pèse de tout son poids – sur mes paupières et m’ensevelisse – à jamais pour ne plus vivre à genoux sans amour. De Soleil de minuit, Yves Gasc nous dit : « Les poèmes m’ont été donnés naturellement, commencés durant l’été douloureux d’une séparation (qui, prolongée, devenait difficile à supporter), due au hasard, à ce qu’un homme nomme le destin, les contingences de la vie, en fait. Ces poèmes parlent d’un amour qu’on appelle «marginal», alors qu’il est involontaire, non un choix délibéré, le « seul cri de la vie » qu’il m’ait été donné de pousser. Heureusement, j’ai d’illustres devanciers : Les Sonnets de Shakespeare à un inconnu, ceux de Michel Ange à Tommaso Cavalieri. Je n’aurais pas l’audace de me comparer à eux, mais ils ont été de précieux guides, ne serait-ce que par leur explicite aveu. »

Poète de l’amour, Yves Gasc n’est en fait que cela. Le thème est omniprésent et résonne dans tous ses livres, sous la forme d’une rare sensualité, qui peut aussi bien devenir Éros torride, lumière brûlante de vie et de douleur : je ne sens que le froid du couteau qui me blesse. Car, aimer, en dépit du message des « faux prophètes de la mort », est la seule merveille contre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puissance apte à conjurer même la honte maternelle. Gasc ne triche pas, ne nous ménage pas, ne s’épargne ni ne cache rien. Son écriture y gagne en vérité comme en force, alors que la chair se multiplie – sous les doigts du rêveur – songeant au corps aimé. Définition de l’amour, inventaire de l’être sans masque, dans Fenêtre aveugle et ses autres livres, Gasc sait à la fois nous parler et nous impliquer de façon intime : expulser l’âme de l’autre équivaut à se vomir soi-même ; tendre les bras vers ce corps puis l’attirer contre soi, oblige à nous mêler à lui, nous fondre douloureusement dans la beauté. 

Avec Travaux d’approche (1999), qu’Yves me demanda de préfacer, le poète ne découvre pas la nature, bien présente dans son œuvre, souveraine, mais approfondit sa relation aux éléments, aux sens, à tous les sens. Le poète épouse le cosmos, guidé par l’évidence qu’il existe également en lui ; qu’il est tout son être profond. Si Rien n’arrêtera le ruisseau, c’est que L’eau coulant dans nos veines, nous entrons ainsi dans sa peau, alors que La mort est au pied du lit, là, parmi la feuillée. L’air que l’on respire est déjà celui qui se dissipe à l’horizon en fuite. Le feu est une rose d’incendie, le grand purificateur qui consume l’humain comme un brasier. Quant à la Terre, n’est-elle pas ce Bois de solitude bâti sur notre naufrage, déjà programmé et inéluctable ? Pas de méprise cependant. Si l’angoisse est là, et bien là, le recueil est plutôt serein. Yves Gasc constate la fatalité, mais en se lasse pas pour autant d’être au monde, de s’interroger, de s’émerveiller et de nous donner à voir, à ressentir ses inquiétudes comme ses émotions, dans un langage fluide, épuré comme un trait d’aile déchire la soie. Cela même si la fièvre du jour s’apaise et si le poète s’en remet au soupir solitaire de l’étoile.

 

Le poète prend à bras- le-corps la solitude, s’exile loin du monde, pendant plusieurs mois, parmi les quatre éléments, dans une Nature presque vierge. Il se définit au centre de son projet : « Une apparence de vide qui cherche pas à pas son enveloppe. » Son écoute des choses (dont l’amour est toujours au cœur) aussi discrète que modeste et volontaire, débarrassée des carcans et des bluffs de la ville, erre en liberté parmi la franchise des plantes, des saisons, interroge, nomme, retient les points d’adhésion, « l’entraide » réciproque, les connivences entre l’homme et le cosmos, entre l’enthousiasme et la méditation. Tout ce qu’il voit et réceptionne est témoignage de sa « présence ». Et que d’images neuves et fortes sur l’eau, la terre, le feu ! La poésie d’Yves Gasc sonne juste par ce que la poésie en ressort est aussi vraie que celui qui s’exprime en elle.

C’est cette voie que poursuit Yves Gasc, en publiant La lumière est dans le noir (2002), ce septième livre de poèmes qui se présente tel un triptyque, sorte de journal intime du poète, éternel voyage initiatique entre l’Occident vécu et l’Orient (le Maroc, si cher à Yves Gasc) comme rêvé, quoique concrètement habité. Dans la première partie, les « Poèmes de la terrasse » sont à la fois complainte de la solitude, quête de soi dans ce vide et attente de l’être privilégié. La terrasse de Paris où cette attente a lieu devient presque un personnage, un témoin sensible. Souvenirs de l’enfance, d’un vécu multiple, révolte contre le désir dominateur. Cette réflexion lyrique s’attarde aussi sur l’acte d’écriture. Nous sommes un « réseau d’offrandes ». Calmons notre inquiétude avant le retour de « ce visage et nul autre », dans le regard duquel « on prend le large ». Les « poèmes du patio », en deuxième partie, chantent la présence de l’aimé, le défi de l’amour unique, le silence positif. Voici de fortes images sur la solitude, malgré le souvenir, par moments encore, de « la fête barbare ». Décision mûrement réfléchie : « Ne pas recevoir, seulement donner ! Tel est l’amour. » Sur toute chose perdure cependant «l’ombre de la mort». En troisième partie, Khalîl, reprend le recueil qui avait paru initialement sous un pseudonyme. Les poèmes de Khalîl, dont nous avons déjà parlé, sont écrits à partir du premier vers de poèmes choisis d’Abû-Nûwas, puis de Hafez Shirâzi. Sur le mode oriental revisité, le poète salue l’aimé mystérieux qui se confond avec l’image du Seigneur. Le chant d’éloges, tantôt charnel, tantôt épuré s’élève, évocation, supplique, partage d’infini. « Il n’y a qu’en toi que repose la paix ». Est-ce un crime que de trop aimer ? Ne faut-il pas craindre aussi « la nuit de l’âge » ? Le poète s’imagine mort, sa main apaisée dans celle de l’amour, car les rêves eux-mêmes, les plus forts, «pourrissent» un jour : Alors le brancard de la mort pourra passer – et m’emporter – Je sais que tu me tiendras la main – Tout sera dit tout sera bien.

 

Debouts de gauche à droite : Olivier Hussenot,
Yves Gasc, Jean-Pierre Miquel. Assis : Robert
Pinget, Andrée Chédid, Guy Foissy. Comédie-Française,
1971.

Yves Gasc en 2000, dans Amorphe d’Ottenburg,
de Jean-Claude Grumberg.

On habite l’absurde par défaut, on déambule dans la stupéfaction d’être « ni né ni mort » dans une misère parfois somptueuse, a écrit Alain Breton, mais toujours terrible, où la solitude est virtuose, «où la voix même du temps s’étiole » Et puis on rencontre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se transforme dans les ovations du cœur. C’est aussi de cela dont nous parle l’œuvre poétique d’Yves Gasc, qui fut sa vie, avec le théâtre ; une œuvre au sein de laquelle, le poète jette l’ancre de l’Éros et de la vie entre la blessure fermée de la solitude et le cri que lui arrache le réel. Yves Gasc ; la poésie est intimement liée à ses fibres charnelles. Les poèmes d’Yves Gasc s’échelonnent au fil de sa vie : ils sont toute une vie.

 

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Œuvres d’Yves Gasc : L’Instable et l’instant (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1974), Infimes débris (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1980), Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien, essai, (Magnard, 1983), Donjon de soi- même (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1985), L’Eaublier (Le Méridien, 1990), Le Jardin des désirs obscurs, nouvelles, (Hérodotos-Le Milieu du Jour, 1991), Khalîl, sous le nom de Yûsef Ghâzal (Le Milieu du Jour, 1995), Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (Collection Les Hommes sans Épaules, Le Milieu du Jour, 1996), Travaux d’approche, préface de Christophe Dauphin, (éd. Librairie- Galerie Racine, 1999), La Lumière est dans le noir (éd. Librairie-Galerie Racine, 2002), Un Château de nuages, Choix de poèmes, (éd. Librairie-Galerie Racine, 2009), Soleil de minuit, cinquante poèmes secrets (éd. Librairie- Galerie Racine, 2010).