Luca Ariano, Demeures de mémoire

Par |2025-11-23T13:45:59+01:00 23 novembre 2025|Catégories : Critiques, Luca Ariano|

L’art de la tra­duc­tion change rapi­de­ment ces jours-ci sous l’immixtion délibérée de mots étrangers dans les textes. Comme il est loin, le temps de la guerre froide où en cours de langues étrangères il était inter­dit aux potach­es de finir une phrase par un mot d’une autre langue, signe d’ignorance et de pol­lu­tion. Au siè­cle dernier, on avait oublié que les langues s’acceptent depuis tou­jours, affir­mant la flu­id­ité des fron­tières culturelles. 

Le mot « sucre » n’a‑t-il pas fait le tour du monde sous une mul­ti­tude de ver­sions qui se ressem­blent comme deux gouttes d’eau, con­fir­mant une nou­velle réal­ité dans des espaces cul­turels où elle n’existait pas ? À cette ten­dance lin­guis­tique uni­ver­sal­isante est venue s’en ajouter son con­traire, soit sauve­tage de mots du ter­roir, dialectes et expres­sions famil­ières ; leur sin­gu­lar­ité de clan, de vil­lage, ou de région les a cachés au nom d’un clas­si­cisme nation­al dont la con­trainte fut dénon­cée dès les années 1930 par Ramuz, Giono, et Mis­tral. Aujourd’hui, devant la dis­pari­tion crois­sante des langues et dialectes, la reval­ori­sa­tion de ces mots rares bat son plein, en con­tre­point et en com­plé­ment de la mon­di­al­i­sa­tion linguistique. 

Luca Ari­ano souscrit à cette dou­ble ten­dance. Ses poèmes qui se situent en Emi­lie-Romagne et en Lom­bardie, sans oubli­er le Pié­mont, Rome, et la Marche, saupou­drent ses poèmes de mots anglais (smile, low-cost) et de mots du ter­roir (fiulin, enfant, à Pavie, arz­do­ra, ménagère en Emi­lie-Romagne, et fonta­nar­ri, infil­tra­tions d’eau sur la par­tie extérieure d’une digue lors des crues). Mar­i­lyne Bertonci­ni, dans sa tra­duc­tion, a choisi la fidél­ité. Elle a lais­sé les mots anglais et les mots ital­iens du ter­roir dans le texte, en italiques ; les mots anglais n’ont pas reçu de com­men­taire, tan­dis que les mots du ter­roir ont reçu des notes explica­tives en bas de page. Qu’on ne s’y trompe pas : ces notes rapi­des sont étayées par une solide con­nais­sance du sujet, comme le mon­tre la note sur Pasoli­ni, le « cor­saire » de la p. 25 et le « pro­fesseur de la p. 57. Elle nous donne, avec ce mini-sémi­naire de tra­duc­tion, une vraie ren­con­tre avec les per­son­nages et les sit­u­a­tions des poèmes dans un con­texte vivant. De plus, en lais­sant aux poèmes leur dou­ble dimen­sion uni­verselle et locale, elle a préservé la jux­ta­po­si­tion de l’ancien et du mod­erne qui car­ac­térise la poésie de Luca Ariano. 

Luca Ari­ano. Demeures de mémoire. Poèmes choi­sis et traduits de l’italien par Mar­i­lyne Bertonci­ni. Post­face de Raphaël Mon­ti­cel­li. Edi­tions Douro, 2025. 64 p. ISBN 9782384064670. 16 euros.

En effet, Demeures de mémoire est dom­iné par le thème du pas­sage. Même Parme a un saint de pas­sage, Saint Ilario. À pied, en vélo, ou en Ves­pa, dans le présent et dans ses sou­venirs, le poète tra­verse les vil­lages, arpente les ruelles urbaines et va de chaine mon­tag­neuse en plaine flu­viale, par­fois dans des rac­cour­cis sai­sis­sants : « Plus per­son­ne ne se sou­vient du cours du fleuve, / enseveli après une érup­tion / ou peut-être sous des mains avides de ciment » (15). Ces tra­jets de Petit Poucet dans les régions de la plaine du Pô se parsè­ment de nom­breuses allu­sions et références locales qui font ric­o­chet : ain­si le Dol­cet­to, vin de la célèbre région vini­cole de Mont­fer­rat évoque Umber­to Eco, le chanteur Vini­cio, la ville de Hanovre, la chan­son Ma l’amore no, un film de Mario Mat­toli. Ces indices et effleure­ments, ces prénoms, ces noms de rue, seraient amputés sans les notes en fin de page, un peu comme si Luca Ari­ano jouait à cache-cache avec le lecteur. Tou­jours dans la lignée universelle/locale, cer­tains poèmes utilisent des cita­tions de poètes européens comme clés de méth­ode poé­tique (« Trans­ac­tion » p. 19, « Cal­en­dri­er julien » p. 26) ou comme aver­tisse­ments pour un avenir plutôt som­bre (« Con­trat à durée indéter­minée » p. 45, et « Nuovi con­trat­ti » p. 53). Les men­aces pesant sur l’avenir sont sym­bol­isées par les nom­breuses allu­sions à des « coups de feu » et à des assas­si­nats célèbres (Pier Pao­lo Pasoli­ni, Aldo Moro). Tout cela forme une inter­tex­tu­al­ité mul­ti­ple dont les con­tre­points mon­trent la néces­sité de « demeures de mémoire » intan­gi­bles capa­bles de nous ancr­er tout en nous désamarrant. 

Le pas­sage du tu au il dans les poèmes a retenu l’attention des cri­tiques. Par con­tre ils par­lent peu d’« elle, » l’Aimée anonyme aux mul­ti­ple iden­tités qui appa­raît sou­vent. Plutôt qu’une perte d’identité, ces deux efface­ments per­me­t­tent au nar­ra­teur de com­pos­er une fresque qui rap­pelle celle de La Mon­tagne de l’âme par Gao Xingjian. Au cours de ses péré­gri­na­tions à tra­vers la Chine, Gao Xingjian note ce qu’il voit quand il marche : un défilé rapi­de d’images entre­vues, une sorte de toile de fond impres­sion­niste, con­sti­tuée de mul­ti­ples réseaux tis­sés dans le quo­ti­di­en et nour­ris par les affleure­ments du passé. Pour Luca Ari­ano, c’est une sym­phonie urbaine et rurale, un por­trait de rues et de routes qui se forme sous l’impulsion des sen­sa­tions du poète, le « brouil­lon non écrit des mis­ères provin­ciales » (p. 46). C’est infin­i­ment plus que le « courant de con­science » en vogue au siè­cle dernier, » c’est  un foi­son­nement sen­suel et savoureux, nos­tal­gique et exubérant. C’est celui du poète et celui du passé col­lec­tif pop­u­laire auquel ont appartenu ses par­ents et grands-par­ents, c’est aus­si celui des opprimés de tout bord, dont il joue pour mieux faire ressor­tir le mou­ve­ment de la vie : « Ces matins à la mai­son – sans école / avec la fièvre, ils sen­taient le lait / et le miel, la terre du jardin rap­portée / à la mai­son sous les pantoufles. »

Présentation de l’auteur

Luca Ariano

Nato a Mor­tara (PV) nel 1979, Luca Ari­ano vive ora a Par­ma. Ha pub­bli­ca­to la rac­col­ta di poe­sie Bagliori cre­pus­co­lari nel buionel 1999. Numerose sue poe­sie sono apparse su riv­iste, blog e siti let­ter­ari su inter­net. Col­lab­o­ra con le riv­iste «Ate­lier», «Rac­na» ed è redat­tore de «Le Voci del­la Luna». Nel 2005 è usci­ta una sua pla­que­ttene La coda del­la galas­sia(Fara) e la sua sec­on­da rac­col­ta di poe­sie Bitume d’intorno, con la pre­fazione di Gian Rug­gero Man­zoni, per le Edi­zioni del Bradipo di Lugo di Romagna. Con Enri­co Cerquigli­ni ha cura­to per Cam­pan­ot­to l’antologia Vici­no alle nubi sul­la mon­tagna crol­la­ta(2008). Nel 2009 una parte del­la sua pla­que­tte Con­trat­to a ter­mineè sta­ta pub­bli­ca­ta ne La bor­sa del vian­dantecura­ta da Chiara De Luca (Fara). Sem­pre nel 2009 ha cura­to con Luca Paci l’antologia Pro/Testo(Fara). Nel 2010 per le edi­zioni Fare­poe­sia di Pavia è usci­ta la pla­que­tte Con­trat­to a ter­minecon una nota di Francesco Marot­ta. Nel 2011 con Mar­co Baj per Officine Ultra­nove­cen­to ha pub­bli­ca­to il libro d’artista Trac­ce nel Fan­go. Sem­pre nel 2011 con Ultra­nove­cen­to all’interno del cofanet­to Mappeper un altroveha pub­bli­ca­to Tem­pi sospe­si — Temps sus­pe­sos(4 poe­sie di Luca Ari­ano, traduzione in cata­lano di Imma Puig Cuyàs e 1 Fotoli­tografia da orig­i­nale pastel­li su car­ta di Gabriel­la Di Bona) e 5 gra­di pri­ma del ritorno con Mar­ti­no Ner­iNel 2012 per le Edi­zioni d’If è usci­to il poemet­to I Resisten­ti, scrit­to con Carmine De Fal­co, tra i vinci­tori del Pre­mio Rus­so – Maz­za­cu­rati. Nel 2014 per Pros­pero Edi­tore ha pub­bli­ca­to l’e‑book La Renault di Aldo Morocon una pre­fazione di Gui­do Mat­tia Gallerani. Nel 2015 per Dot.com.Press-Le Voci del­la Luna ha dato alle stampe Ero altrove con una post­fazione di Sal­va­tore Ritrova­to e note di Ivan Fedeli e Loren­zo Mari, final­ista al Pre­mio Goz­zano 2015. Nel 2016 pres­so la Col­lana Ver­sante Ripi­do / LaRecherche.it è usci­to l’e‑book di Bitume d’intornocon una nota di Enea Rover­si. Sue poe­sie sono tradotte in francese, spag­no­lo e rumeno.

 

 

 

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Alice-Catherine Carls

Alice-Cather­ine Carls est pro­fesseure émérite de l’University of Ten­nessee at Mar­tin aux États-Unis. Diplômée de Paris I‑Pan­théon-Sor­bonne et Paris IV-Sor­bonne, elle est spé­cial­iste de l’histoire diplo­ma­tique, cul­turelle, et lit­téraire de l’Europe des 20e et 21e siè­cles et tra­duc­trice du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du français et du polon­ais en anglais. Elle a écrit/édité/traduit trente-deux livres et env­i­ron cinq cents arti­cles, tra­duc­tions, et recen­sions pub­liés en plusieurs langues dans une douzaine de pays. Sa co-tra­duc­tion de poèmes de Krzysztof Siw­czyk, A Cal­lig­ra­phy of Days, a été final­iste du Prix Oxford-Wei­den­feld de tra­duc­tion pour 2025. Elle col­la­bore régulière­ment à plusieurs pub­li­ca­tions dont World Lit­er­a­ture Today, Recours au Poème, et Archi­wum Emigracji.

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