Notes pour une poésie des profondeurs (12)

A pro­pos de Rim­baud, Arthur, « celui qui créera Dieu », lu par Stéphane Barsacq

 

« Rim­baud a ressus­cité ; puis il est mort »
Hen­ri Guillemin

On a beau­coup écrit sur Rim­baud. De toutes parts et sous toutes les formes et, en effet, Barsacq a rai­son de not­er d’emblée que le poète a été « habil­lé de tous les cos­tumes ». Et par­fois avec peu de finesse, ain­si Bre­ton évo­quant un « véri­ta­ble dieu de la puberté comme il en man­quait à toutes les mytholo­gies ». Eton­nant ce que Bre­ton a pu écrire comme âner­ies chaque fois que Dau­mal s’éloignait de son épaule. Donc, un Rim­baud dis­séqué à foi­son, le marché édi­to­r­i­al veut cela, lui qui aspire à la répéti­tion de thèmes/livres qui « marchent » plutôt qu’au tra­vail de mise ou remise en lumière de ce qui peut être souter­raine­ment aus­si agis­sant que ce que l’on met éter­nelle­ment à l’avant des cha­lands. Mais ce n’est fort heureuse­ment pas la rai­son prin­ci­pale de l’écriture sur Rim­baud pas plus que de l’écriture de Rim­baud, car Rim­baud est autant écrit, comme mythe, par ceux qui écrivent sur lui que par lui-même ; ce Rim­baud qui a si peu pub­lié, qua­tre fois en tout et pour tout dit-on. Si peu et une telle influ­ence… À com­par­er avec les bib­li­ogra­phies de cer­tains de nos con­tem­po­rains, lesquelles ne tien­nent plus en début et fin des vol­umes, au point qu’on invente des sites inter­net pour stock­er la masse ; une telle masse si vis­i­ble qu’elle ne peut plus être que per­due dans le bavardage ambiant. Cette ambi­tion d’être aus­si mas­sif, pour un écrivain ou un poète, qu’est-ce donc sinon l’expression souf­fre­teuse d’un mal-être extra­or­di­naire ? La car­ac­téris­tique pre­mière, du reste, de ce règne de la quan­tité dans lequel nous sommes englués. Mer­ci, René Guénon. C’est vrai, on a le sen­ti­ment de crois­er le petit prince ridicule de Shrek, avide de se faire con­stru­ire un phal­lus géant, dans chaque couloir de chaque mai­son d’édition ayant encore une dis­crète col­lec­tion dite de « poésie ». Pas­sons, et revenons à Rim­baud. Et à ce beau et courageux lecteur qu’est Stéphane Barsacq. Courageux, oui, car il faut du courage pour s’appuyer, même le temps de qua­tre ou cinq lignes, sur Hei­deg­ger – par les temps de mau­vais grain qui courent.

Con­cer­nant l’obsession du regard porté sur les aven­tures de Rim­baud, par­fois au détri­ment de l’œuvre, ce mot pris évidem­ment en son sens alchim­ique, Barsacq pose la seule ques­tion qui vaille (car toute per­son­ne n’ayant pas idée de ce qu’est l’alchimie est indigne de lire Rim­baud, sauf à pré­ten­dre appartenir à une sorte de généra­tion spon­tanée à même de com­pren­dre tout et son con­traire sans tra­vail aucun, les arrière-cours des salons con­tem­po­rains sont pleins de faquins ou champignons de cette médiocre stature). Un grand œuvre donc, posant la rela­tion par nature dif­fi­cile à vivre entre le poète/sa poésie – les deux for­mant out­il – et le Poème, que Barsacq inter­roge ain­si : « Lequel d’entre nous, en effet, n’a pas un arrière-grand-père par­ti pour la Crimée ou ailleurs, qui pra­ti­quait tous les dialectes turk­mènes sans avoir pour autant com­posé les Illu­mi­na­tions ? ». La ques­tion est juste, les « aven­tures » de Rim­baud sont banales, tout au con­traire de sa poésie ;  et il ne faut pas lire seule­ment de l’humour dans les mots de Barsacq, lui sait bien que fort peu de nos con­tem­po­rains ont la moin­dre idée de « cette his­toire de Crimée » comme ils diraient avant de déclar­er tout de go ne pas la « kif­fer, la Crimée ». Nous sommes entrés dans les bass­es eaux de ce monde, que nous ne devri­ons pas con­fon­dre avec le monde, à en croire, entre autres, Rim­baud, cette espèce d’âge som­bre où les orcs pré­ten­dent monop­o­lis­er jusqu’au lan­gage. Il sem­ble que cette monop­o­li­sa­tion soit effec­tive. C’est pour­tant une apparence que détru­isent de grands textes, Le seigneur des anneaux par exem­ple, mon­trant que la magie quand elle œuvre en blanc, rouge et noir estompe d’un revers de baguette une telle pré­ten­tion. Tant va la cruche à l’eau que les orcs se noient. Cela s’appelle le Déluge, la jeunesse du monde renais­sant, l’annonce d’une nou­velle mon­tagne orig­inelle ou Mont Ana­logue. Les bass­es eaux annon­cent de beaux futurs, c’est pourquoi relire Rim­baud donne à voir ce qui vient. Ce que Barsacq sait par­faite­ment, bien qu’il soit déli­cat de le déclar­er ouverte­ment du côté de Paris/province (si l’on pense à une échelle plus ample qu’un sim­ple arrondisse­ment). Son livre n’en est pas moins une charge con­tre le con­tem­po­rain mod­erne, tout comme l’étaient l’œuvre et la vie, insé­para­bles, d’Arthur Rimbaud.

« Celui qui créera Dieu ». Beau sous-titre, à la forte et puis­sante sym­bol­ique. On repense à ce fameux grain de blé qui… et cetera. Je ne ferais à per­son­ne l’injure de repro­duire un extrait que tout un cha­cun kiffe sans prob­lème. Reste que Dieu revient. Ou une réal­ité de ce genre. Une créa­tion créa­trice. Une archi­tec­ture. Ce n’est pas de retour des reli­gions dont il s’agit et l’on se fiche, avec Stéphane Barsacq, que Rim­baud se soit effec­tive­ment recon­ver­ti au chris­tian­isme catholique ou pas à la fin de sa vie, comme l’on se fiche comme d’une guigne de l’opinion de sa sœur, laque­lle n’a rien, absol­u­ment rien à voir avec Rim­baud le poète, n’étant que sa sœur. C’est-à-dire rien. La famille. Une his­toire de frot­te­ments noc­turnes vague­ment réus­sis ; du moins, selon les critères en usage. Non, Rim­baud mène une guerre sainte, ce que l’on appelle sou­vent rébel­lion, cette même guerre que Dau­mal pro­longera au siè­cle suiv­ant, ce Dau­mal que l’on fait tout pour faire taire dans les milieux édi­to­ri­aux. Dau­mal, à l’œuvre aus­si impor­tante que celle de Rim­baud. Dau­mal et Rim­baud, les deux très grands poètes de notre « moder­nité ». C’est pourquoi il y a eu André Rol­land de Renéville, duquel on ne peut pas com­pren­dre son Rim­baud le voy­ant si l’on ne saisit pas com­bi­en Renéville a vu le lien entre les deux vies/poèmes. Ce que Paul­han avait par­faite­ment perçu. Aucune ren­con­tre n’est le fruit d‘aucun hasard, quand bien même ne se pro­duirait-elle que dans ma tête. Dau­mal et Rim­baud, comme deux faces d’une même pièce. Il faudrait écrire le livre per­me­t­tant de com­pren­dre et surtout de dire pourquoi Dau­mal n’est pas en odeur de sain­teté à Paris. Dire ce que son œuvre, comme celle de Rim­baud, dit de nous – et plus encore, con­tre nous. Cette guerre sainte, dont Dau­mal par­le et qui fut sans con­teste com­mencée par Rim­baud. On se deman­dera alors pourquoi l’un, Rim­baud, béné­fi­cie d’une telle aura tan­dis que l’autre, Dau­mal, subit un tel silence ? La réponse est fort sim­ple : cha­cun, au sor­tir d’une ado­les­cence bou­ton­neuse, se croit assez intel­li­gent, élevé et human­isé pour imag­in­er s’identifier à la révolte rim­bal­di­enne, aus­si incroy­able que cela puisse paraître, et tout un cha­cun se prend, un temps, pour Rim­baud ; ce n’est évidem­ment pas le cas avec la fig­ure de Dau­mal : là, quiconque approche son œuvre saisit immé­di­ate­ment qu’une vie risque de ne pas suf­fire pour attein­dre à ce degré de lien avec l’invisible. Alors, les pré­ten­dus révoltés/résistants et cetera pren­nent leur courage à deux mains pour s’enfuir au loin.

Au fond, Arthur Rim­baud, en sa recon­nais­sance, presque naturelle, béné­fi­cie d’un malen­ten­du.

Car ce monde devrait rejeter Rim­baud : « (…) un monde qui se fait une gloire inédite d’être sourd à la poésie, aveu­gle à l’invisible, fer­mé à ce qui le dépasse ou l’élève, sinon à ce qui le ques­tionne, un monde acharné à dés­espér­er la jeunesse et son génie qu’il abêtit à force de leur­res, qu’ils soient pub­lic­i­taires, tech­niques ou poli­tiques », écrit Stéphane Barsacq. Et de fait on croise Rim­baud partout, de tee-shirts en tee-shirts. Un malen­ten­du, comme celui qui peut con­duire à porter le vis­age d’un assas­sin sur son torse, je veux ici par­ler de Gue­vara. Autre malen­ten­du. Après tout, l’on n’imagine pas porter de tee-shirts à l’effigie de cet autre assas­sin, Anders Breivik, pour­tant coupable de bien moins de morts que le « Che ». Ce monde sem­ble donc ne pas rejeter Rim­baud. Mais c’est bien pire : mimer le fait de faire de Rim­baud une fig­ure mythique de notre temps revient juste­ment à l’exclure de sa pro­pre réal­ité. Le pire des rejets. Le cap­i­tal­isme vieil­lis­sant fait à Rim­baud ce que les nazis ont fait aux juifs, exclure des êtres de leur pro­pre réal­ité d’êtres. Et ici comme là-bas on applau­dit dis­crète­ment, sourire au coin des lèvres, aux sons des trompettes de la Col­lab­o­ra­tion. Bra­vo, messieurs, la bêtise s’apparente par­fois à un chef‑d’œuvre.

Si Rim­baud par­le main­tenant, c’est parce que toute sa vie et toute son œuvre se sont édi­fiées aux sons de la lib­erté absolue et du courage. De l’alchimie et de la gnose. C’est en cela que Rim­baud est matéri­al­iste, autant que chercheur d’infini. Tout être de cette espèce vit entière­ment et inten­sé­ment, en lui, dans son corps et son esprit, le réel de la con­fronta­tion com­plé­men­taire des con­traires. C’est d’un poète des pro­fondeurs dont je par­le ici. Et cela dit encore main­tenant, dans la dis­cré­tion du silence des arbres, au-delà des voiles des apparences. Cela par­le, et cela dit cette néces­sité absolue de la lib­erté et du courage, de la force, de la beauté, du bien et de la sagesse. La néces­sité absolue de l’action poé­tique, même si l’abandon en ce domaine sem­ble mas­sif, de l’action et de la poésie. La néces­sité absolue du retour du Poème en ce monde. L’enjeu ici, en effet, est un Grand Jeu, quand « La vraie vie est absente ».

 Quand, et Rim­baud le savait bien, « la terre fond ».

Que cela effraie ou pas, que cela sem­ble poli­tique ou non, peu nous importe, il n’est que le Poème comme recours dans le face à face avec les forces souter­raines qui aspirent à faire fon­dre la terre.

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