Retour sur Action Poé­tique

 

La revue Action Poé­tique pub­li­ait il y a peu son dernier numéro. Comme pour un adieu. Une aven­ture en poésie de plus de 50 ans. Qui par­mi les amoureux de poésie n’a pas durant cette péri­ode lu au moins un exem­plaire de cette revue ? Nous l’avons lue. Qui n’a pas souscrit à nom­bre de ses com­bats ? Nous sommes nom­breux à l’avoir fait. Sou­vent. À dif­férentes épo­ques de son his­toire. Revenir sur Action Poé­tique, c’est con­seiller à nos jeunes lecteurs de se pro­cur­er le livre que Pas­cal Boulanger a con­sacré à cette revue, à l’orée du 21e siè­cle (Pas­cal Boulanger, Pour une « Action Poé­tique », de 1950 à aujourd’hui, Flam­mar­i­on, 1998), l’ensemble le plus com­plet con­sacré à ce jour à la revue. Revenir sur Action Poé­tique, c’est aus­si pos­er des pistes de réflex­ion pour com­pren­dre ce que sig­ni­fie dans le moment présent la dis­pari­tion d’un tel mon­u­ment de la vie poé­tique française.

De notre point de vue, Action Poé­tique ne rend pas les armes en ces­sant de paraître. Plus sim­ple­ment, la revue ne pou­vait pas ne pas cess­er d’exister, pour cette rai­son : le com­bat fon­da­men­tal mené par Action Poé­tique durant soix­ante ans, l’arme que représen­tait cette revue, car elle était lieu d’une lutte autant poli­tique que poé­tique, sont main­tenant entrés dans l’histoire. Et c’est dans l’histoire que s’inscrit dès aujourd’hui Action Poé­tique. Cela ne sig­ni­fie pas qu’il n’y a plus de com­bat ou de lutte. Au con­traire. Cela sig­ni­fie que le curseur du com­bat s’est déplacé. Bien sûr, les préoc­cu­pa­tions poli­tiques d’Action Poé­tique pour plus de jus­tice, d’égalité, moins de dis­crim­i­na­tions sont tou­jours d’actualité. Seule la ques­tion du com­mu­nisme est très cer­taine­ment en retrait, par rap­port à une époque où cette ques­tion était poli­tique­ment cen­trale, dans un monde alors divisé en deux blocs. Et une France où les mou­ve­ments com­mu­nistes jouaient un rôle prég­nant dans la vie poli­tique. Bien sûr, les préoc­cu­pa­tions poé­tiques de la revue sont elles-aus­si tou­jours d’actualité, la volon­té d’inscrire l’acte poé­tique dans le con­cret de la vie des hommes, nos con­tem­po­rains, le tra­vail d’ouverture aux poésies du monde entier. Ce qui a changé, c’est l’angle. À la fois l’angle d’attaque pour qui veut men­er com­bat avec ces mêmes préoc­cu­pa­tions, et l’angle de l’offensive antipoé­tique menée aujourd’hui con­tre ce qui est pour­tant un des fon­da­men­taux de l’être humain, le Poème. Nous vivons main­tenant une époque où le Poème est con­traint à l’exil intérieur. Un exil de fait dou­ble­ment intérieur. La poésie est entrée en clan­des­tinité et de nou­veau en résis­tance. Exil intérieur dans la société : la poésie rase les murs, sort dans les rues la nuit et taggue virtuelle­ment le peu de réal­ité qui pré­tend nous entour­er de slo­gans de résis­tance con­tre le monde de la prose qui s’est imposé à nos vies. Exil intérieur en nous-mêmes : les poètes écrivent au secret, se cachent, por­tent le masque que l’on attend d’eux, celui de gen­tils olib­rius guère dan­gereux. Pour­tant, si l’exil en sa fig­ure de Janus est bien réel, le masque, lui, est un sim­u­lacre. Les poètes véri­ta­bles, aus­si peu nom­breux soient-ils, savent en pro­fondeur com­bi­en leur état de l’esprit, cette manière d’être en rela­tion con­tin­uelle avec le Poème, est le geste chevaleresque de la résis­tance con­tem­po­raine. L’adversaire n’est plus le nazisme, bien que cer­tains sem­blent encore croire en de telles fadais­es plus de soix­ante ans après la chute du IIIe Reich ; il n’est pas plus le stal­in­isme, bien que là aus­si d’aucuns parais­sent croire que le petit Père des Peu­ples est encore à la tête d’une sorte de con­spir­a­tion mon­di­ale. Sur ces deux ver­sants, on joue à se faire peur à peu de frais. La réal­ité est main­tenant autre et c’est parce que cette réal­ité est autre, de notre point de vue, que la revue Action Poé­tique cesse de paraître. Je ne par­le pas ici des caus­es con­jonc­turelles qui con­duisent les ani­ma­teurs d’une revue à met­tre un terme à sa paru­tion. Ce genre de rai­son n’a de réal­ité, par­lant d’une revue de poésie, que dans le moment de la déci­sion prise. Je par­le des raisons pro­fondes. Action Poé­tique cesse de paraître parce que sa paru­tion n’a plus lieu d’être. Et sa paru­tion n’a plus lieu d’être parce qu’Action Poé­tique n’est plus l’arme néces­saire à la poésie dans les com­bats con­tem­po­rains. Action Poé­tique ne dis­paraît pas parce qu’il n’y a plus de lecteurs de poésie, pas plus parce que l’édition poé­tique serait malade, encore moins parce que l’édition dans son ensem­ble serait malade. Elle ne dis­paraît pas parce que la poésie serait en train de mourir (on lit cela depuis l’origine de la poésie, ou presque), pas plus parce que nos con­tem­po­rains seraient devenus des crétins, encore moins parce que des forces obscures, finan­cières, cap­i­tal­istes ou autres, auraient voulu sa perte. Non, Action Poé­tique quitte la scène pour cette sim­ple rai­son que, sous cette forme, son mode de com­bat poé­tique et poli­tique n’a plus lieu d’être.

L’heure n’est plus à l’action poé­tique. La sit­u­a­tion con­tem­po­raine pose des ques­tions encore plus impérieuses que celles qui furent posées aux courageux acteurs et résis­tants d’Action Poé­tique. Ce com­bat, cette résis­tance, nous l’intégrons dans l’histoire de la lutte poé­tique en faveur de l’humain. Et d’un cer­tain point de vue nous n’hésitons pas à le dire nôtre. Nous sommes par­venus en un temps – le con­cept de monde prosaïque dévelop­pé par Edgar Morin est ici per­ti­nent – où la prose de ce monde s’évertue (en pen­sant trans­muer le réel en image virtuelle) à repouss­er le Poème au-delà de la réal­ité et à le con­duire vers une terre d’exil. Et face à cela, dans ce monde agité en per­ma­nence, l’heure n’est plus à l’action poétique.

La crise est dans l’homme.

L’heure est main­tenant au Recours au Poème.

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