Autour de Tadeusz Rozewicz
et de son recueil “Regio”

 

Dès la pré­face de ce beau vol­ume, Claude-Hen­ry du Bord pose immé­di­ate­ment l’enjeu de la poésie de Tadeusz Rozewicz : « Le tra­vail du poète est de lut­ter con­tre l’oubli de l’être, l’usure naturelle de la langue ». Et de rap­pel­er que pour l’immense poète polon­ais qu’est Rozewicz, écrire un poème est en pre­mier lieu un acte éthique. Le tra­vail de présen­ta­tion de ce vol­ume est fort intéres­sant en ce sens que du Bord relie la poésie de Rozewicz à la philoso­phie de Hei­deg­ger, par­ti­c­ulière­ment en son Achem­ine­ment vers la parole et en ses Chemins qui ne mènent nulle part. Un point de vue évidem­ment dis­cutable, qui est cepen­dant éclairant. Le poète et le philosophe mènent une recherche com­mune, celle du Poème/Sacré oublié : « Non seule­ment le sacré, en tant que trace de la divinité, se perd, mais encore les traces de cette trace per­due sont presque effacées » (Mar­tin Hei­deg­ger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gal­li­mard, 1962). Cette recherche, exprimée ici par les mots du philosophe, pour­rait être d’une cer­taine manière reprise par Recours au Poème comme par­tie de son pro­jet. La quête de la Parole per­due du Poème, cette quête est dans l’homme. D’ailleurs, Rozewicz exprime cette idée ain­si, dans son Antholo­gie per­son­nelle autre­fois parue en France chez Actes Sud (et mal­heureuse­ment indisponible actuellement) :

« Rien de for­tu­it dans ma déci­sion d’étudier l’histoire de l’art. Si j’ai pris là et non ailleurs mes inscrip­tions, c’était pour recon­stru­ire la cathé­drale goth­ique. Pour, brique après brique, relever en moi cette église. Pour, élé­ment après élé­ment, recon­stru­ire l’homme ».

Nous serons en accord avec cela. La poésie et les poètes sou­ti­en­nent la cathédrale/poème que sont la vie et l’univers. Simul­tané­ment, la poésie tra­vaille la con­struc­tion du poète en son athanor pro­pre tout en éle­vant cet athanor à la place qu’il doit occu­per dans l’édifice com­mun. Le monde réel de la vie est un corps autre­fois démem­bré, corps en recon­struc­tion à cha­cun des instants. Finale­ment, la poésie par­le d’Osiris avec Isis. Elle est affaire de réal­ité. Écrivant cela, je pense à ce que me dis­ait notre ami, poète et col­lab­o­ra­teur Andr­jez Taczyńs­ki, fin con­nais­seur de la poésie polon­aise des pro­fondeurs, auquel je dois la décou­verte de l’œuvre de Rozewicz (entre autres), tous deux ayant étudié dans la même uni­ver­sité de Cra­covie : au fond, c’est tou­jours le chemin d’un poète qui vous con­duit à la voix d’un autre poète. Ain­si, dès ses poèmes de l’immédiat après sec­onde guerre mon­di­ale, dans un pays dévasté tant par les com­bats que par l’extermination des Inno­cents, Rosewicz pose les fon­da­tions d’une œuvre éthique vouée à con­tribuer – à sa mesure – à la reconstruction/renaissance de l’homme. Et en effet, où mieux rechercher et retrou­ver Osiris sinon dans les neiges de la Pologne et de l’âme juive meur­tries ? C’est de remem­bre­ment du corps de l’homme, dépecé par l’autre de l’homme en l’homme, que par­le cette his­toire, cette poésie, comme toute his­toire et toute poésie. Que l’on pense à Ulysse ou au cor­pus de textes dits de Ptah Hotep. Cela passe par l’Isis Parole, incon­tourn­able lien entre nos âmes et celle du Monde. Il y a tou­jours le vis­age de tous les hommes dans le miroir de cha­cun des hommes, et ce vis­age est tou­jours cet enne­mi qu’il faut com­bat­tre tout en le par­don­nant, com­bat­tre en le par­don­nant juste­ment. Com­ment cela pour­rait-il être sim­ple ? Le démem­bre­ment de l’humain par l’homme est un acte de l’homme. Il y a loin de l’homme… à l’homme, et ce long chemin est chem­ine­ment dans et par le Poème. Le reste est illu­sion, croy­ance dog­ma­tique en un réel appar­ent, lequel n’est rien de plus qu’un voile. Cela, Dau­mal l’avait par­faite­ment com­pris, au con­tact de l’Orient. Il est impor­tant de garder un œil ten­du vers l’Orient, cela ouvre une perspective.
Une telle posi­tion, une telle mise en sit­u­a­tion du rôle du poète dans le Poème ne peut aller sans affron­te­ment avec l’angoisse. Et en effet l’angoisse est au cœur de la poésie de Rozewicz. Cette angoisse devenant au fil du sec­ond 20e siè­cle angoisse/inquiétude devant l’aliénation de l’homme mod­erne, ce qui de nou­veau rejoint l’œuvre hei­deg­ge­ri­enne. C’est ain­si que Rozewicz peut écrire que « La poésie de nos jours / est une lutte pour respir­er ». Alors, un ton de tristesse apparaît :

 

Un doigt sur les lèvres

 

La bouche de la vérité
est fermée

un doigt sur les lèvres
nous dit
que le temps est venu

de se taire

per­son­ne ne répondra
à la question
qu’est-ce que la vérité

celui qui le savait
celui qui fut la vérité
s’en est allé

 

On a pu écrire que la poésie de Rozewicz est sim­ple. Cela est vrai et cela est un com­pli­ment de haute tenue. Mais la sim­plic­ité ici recèle tant de visions de cette sat­u­ra­tion de la souf­france qui imprègne le corps de l’homme, depuis que l’illusion de la mort de Dieu (le Sacré, le Principe, non pas un bon­homme) a provo­qué celle de la mort du poème, que la poésie rede­vient chem­ine­ment sur les traces de la présence de l’éternelle orig­ine de ce que nous sommes en pro­fondeur. Où l’on rejoint encore les Chemins de Hei­deg­ger : « Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré ». Où est l’origine ? D’où vient le mal ? dis­ent les poètes. Voilà LA ques­tion, à la lisière de toutes les ver­sions du rap­port de l’homme au Poème.
 

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