Quand les murs s’ourlent, le font-ils d’eux-mêmes ou cela leur est-il imposé ? L’ourlet indique-t-il un rac­cour­cisse­ment ou un ral­longe­ment ? Est-il plat ou rond, fonc­tion­nel ou déco­ratif, réguli­er ou irréguli­er ? Cache-t-il l’endroit pour décou­vrir l’envers, ou vice-ver­sa ? Et quel est son but ? Affaib­lir les char­p­entes, révéler les secrets, affaib­lir la solid­ité, ou bien don­ner un grand coup de bal­ai et faire cir­culer l’espoir et le rêve ? 

Faut-il le soupeser, a‑t-il un par­cours, une his­toire, ressem­ble-t-il à une broderie de fils d’or ou à un ouvre-boite en fer-blanc ? Est-il tout sim­ple­ment le signe de tâch­es quo­ti­di­ennes et gradu­elles, s‘affairant sur les murs, les mots, les jours, les cœurs ? Est-il mono-tone ou se dé/­coud-il peu à peu ? Avant même d’ouvrir le dernier recueil poé­tique de Car­ole Mes­ro­bian, nous sommes décon­certés comme devant une mon­tre molle de Sal­vador Dali, déjà À bout de souf­fle comme si nous avions juste fini de vision­ner Les Qua­tre Cents coups. Seri­ons-nous devenus ourleurs ?

Bien. L’ourlet a assez par­lé. Quels signes met-il donc dans cette longue suite de poèmes qui épouse la col­lec­tion dans laque­lle il est pub­lié, et qui nous entraîne dans sa cav­al­cade ver­bale éper­due et indomp­tée ? Les signes revi­en­nent en vari­a­tions mul­ti­ples. La bouche / suf­fo­ca­tion / cri (12, 17, 33), la res­pi­ra­tion / vie du poème (22, 23), la langue / sil­lon / trait (24, 28), la peau est une mem­brane frag­ile à laque­lle il faut faire vio­lence pour com­mu­ni­quer (29) : tout, même le silence, tourne autour de la parole. Le Verbe naît dans/de la souf­france cor­porelle, mon­trant “l’ours du ciel face au sang de la nuit,” tan­dis que “le nom du vent” est porté “dans la plaie du poème” par un enfant (“Dans l’esclandre de sable,” 26). Le nom est un impor­tant signe d’identité, une réson­nance pri­male ; celui de la poète est “Presque un son de l’acier / mon nom / semé d’ar­doise”, 35).

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian. L’ourlet des murs. Poésie. Edi­tions Unic­ité, 2022. 43 p. Col­lec­tion Le met­teur en signe. ISBN 9782373556865.

Car­ole Mes­ro­bian emploie trois tech­niques pour forcer le lecteur à régler sa vision. Une tech­nique utilise l’infiniment con­cis, util­isant le mot “ça” pour résumer une sit­u­a­tion, coupant le poème et le réori­en­tant avec la vio­lence d’un coup de poing. Une deux­ième tech­nique met en jeu un glisse­ment infi­ni qui enchaîne des images dis­so­nantes. Ain­si, dans “J’ai ten­té de tra­vers­er ta peau,” on voit la peau tra­ver­sée par “une épée de silence” suiv­ie de la “mor­sure d’un loup,” d’ “une tra­ver­sée sur un étang de glace”, puis on “ramasse le feu comme le vent des lisières” en igno­rant le vis­age de l’aimé “comme un guil­lot­iné son corps” (29). Ceci donne à cer­tains poèmes une fac­ture sur­réal­iste, notam­ment “Tu ne fais plus soudure” (31). Une troisième tech­nique joue sur le mot “dans” pour appro­fondir et dépass­er la réal­ité dans la sobriété. Il y a “le nom dans le nom,” (27) et “la vie dans la vie” (34), et encore (32) :

Cer­taine­ment ou pas
Comme le bleu dans le bleu
L’arbre dans l’arbre
Dis­per­sés dans le bruit sécu­laire des aubes
Peut-être d’ailleurs qu’il n’y en a qu’une
et que les jours feignent d’exister

Le temps par­fois s’arrête (37) dans cet univers en/déraciné où la poète

verse[s] [t]a parole à l’endroit du silence
là où suinte la trace épaisse
des autre­fois
naguère encore
jouxte les mots
qui se fissurent
où perce la lumière (38).

Pro­duc­trice, revuiste, cri­tique lit­téraire, per­formeuse, auteure de vingt-six recueils de poésie, pub­liée dans vingt-six revues, co-éditrice de revues et de maisons d’édition, Car­ole Mar­cil­lo Mes­ro­bian décline infati­ga­ble­ment l’univers des maisons d’édition et des revues qui, loin des tam­bours pub­lic­i­taires, chantent l’avenir de la poésie libre et du verbe imprimé.

Présentation de l’auteur

image_pdfimage_print
mm

Alice-Catherine Carls

For­mée en Sor­bonne aux let­tres et civil­i­sa­tions alle­mande et polon­aise, tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’Histoire des Rela­tions Inter­na­tionales de Paris I, Alice-Cather­ine Carls est actuelle­ment Tom Elam Dis­tin­guished Pro­fes­sor of His­to­ry à l’Université de Ten­nessee à Mar­tin où elle enseigne depuis 1992 l’Histoire mon­di­ale, européenne, et con­tem­po­raine. Elle col­la­bore régulire­ment et/ou fait par­tie du comité de rédac­tion de plusieurs revues et est mem­bre du jury du Céna­cle européen de Poésie, Arts, et Let­tres. Elle partage ses activ­ités entre la recherche his­torique, les tra­duc­tions lit­téraires (du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du polon­ais et du français en anglais améri­cain), et les arti­cles de cri­tique lit­téraire. Elle a été pub­liée en polon­ais, alle­mand, anglais, et français ; en Hon­grie, Pologne, Alle­magne, Suisse, France, Bel­gique, et aux Etats-Unis.

Ses livres com­por­tent une étude his­torique sur la Ville Libre de Dantzig en 1938–1939, et une his­toire de l’Europe au XXème siè­cle, Europe from War to War, 1914–1918 (Rout­ledge, 2018). Elle col­la­bore régulièr­ere­ment aux revues “World Lit­er­a­ture Today,” “Poésie Pre­mière,” “Le Jour­nal des Poètes,” et « Recours au Poème. » Elle a fait con­naître en français la poésie de nom­breux poètes améri­cains, amérin­di­ens, et polon­ais, dont Stu­art Dybek, Mar­ilou Awiak­ta, Charles Wright, et Ren Pow­ell. Elle a pub­lié plusieurs vol­umes de tra­duc­tions en français (Stephen D. Carls, Józef Wit­tlin, Joan­na Pol­laków­na, Anna Fra­jlich, Jan Kochanows­ki, et Alek­sander Wat), et a intro­duit aux Etats-Unis l’oeuvre de Claude Michel Cluny, Maria Maïlat, Hélène Dori­on, et Marc Alyn.