Nohad Salameh, Jardin sans terre

Par |2024-09-06T06:07:57+02:00 6 septembre 2024|Catégories : Critiques, Nohad Salameh|

On ne peut par­ler du dernier recueil de Nohad Salameh sans par­ler du « dou­ble livre iden­ti­taire » qui s’intitule Saïda/Sidon et Baalbek/Heliopolis (Ed. du Cygne, 2024). 

Cette auto­bi­ogra­phie de l’adolescence lev­an­tine de la poète éclaire son chem­ine­ment poé­tique. Dans ces deux villes dévastées par les boule­verse­ments poli­tiques, est ancrée sa mémoire nour­rie de trois reli­gions, langues, et cul­tures, chi­ite, juive et chré­ti­enne, qui pro­tegeaient pais­i­ble­ment leur passé gré­co-romain avant la vio­lence des années 1970. De cette enfance baignée d’Orientalisme, suiv­ie par un père archéo­logue, for­mée dans des écoles catholiques, vient une écri­t­ure char­nelle, sen­suelle, éro­tique à l’image des légen­des et des tem­ples mil­lé­naires que la jeune fille côtoy­ait depuis sa nais­sance. Appelant ses sou­venirs « des tire­lires à images … thésaurisant des instants par­ti­c­uliers et indéfi­nis, » la poète s’embarqua dans le voy­age des mots qui pour­raient répar­er l’histoire, la grande, et la sienne. 

 Un jardin sans terre est men­acé d’une dou­ble dis­pari­tion : par la couche de sable qui assour­dit les sens, et par la qual­ité évanes­cente du sable, sym­bole d’un ter­roir en voie de dis­pari­tion, sur­face insta­ble par excel­lence, même si, for­mant une san­dale, son arid­ité se dou­ble « de mûres vio­lacées / plus ten­dres que plages d’exil » (23). La pre­mière par­tie de Jardin sans terre, « San­dales de sable, » invite ain­si à un voy­age rééquilibrateur/déséquilibrant dans le som­meil envoûté des songes et des sou­venirs. Les qua­tre par­ties suiv­antes du recueil représen­tent l’entrée dans le som­meil, puis les songes « de plein jour » et le « pays-miroir, » lan­guide recense­ment de sen­sa­tions et de ful­gu­rances, puis c’est le retour vers l’aube, dans la cinquième par­tie inti­t­ulée « der­rière un rideau de sommeil. »

Nohad Salameh, Saïda/Sidon et Baalbek/Heliopolis, Ed. du Cygne, 2024.

Nous sommes entrainés dans une réal­ité où les con­tre­points et la souf­france de l’exil font bas­culer la réal­ité : « Dou­blés d’oracles / nous pressen­tons le désert / posé en nous par quelle main dévas­ta­trice / avec un poids de frac­ture / et de métrop­o­les dévastées » (25). Toute­fois cet exil se com­pense d’amour : « Revenantes des roy­aumes d’outre-jour / où les voy­ages nais­sent dans le som­meil / elles pos­sè­dent des jardins sans terre / où l‘on salue à mille mains / l’aube dorée des amants » (23). Peu à peu revient « l’émerveillement de maintes nuances » (45), puis les con­ver­sa­tions « avec des aïeux / qui lapent douce­ment la mort » tan­dis que la voyageuse « sera con­damnée à se nour­rir de ros­es de neige / et à boire l’eau des jardins sans terre » (61). D’images mag­nifiques en émou­vantes évo­ca­tions de son enfance lev­an­tine, la poète donne libre cours à un lyrisme qui abolit les fron­tières avant de révéler que son som­meil est « un pays proche/lointain / où l’on s’abreuve au lait frais de la mémoire / lorsque se ral­lu­ment les lam­pes du songe / et que l’Endormie / se blot­tit entre deux ciels de langueur » (85). Souf­france et extase sont les deux pôles de cette poésie lancinante.

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus mar­quants du Liban fran­coph­o­ne.  Née à Baal­bek. Après une car­rière jour­nal­is­tique dans la presse fran­coph­o­ne de Bey­routh, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fon­da­teur du mag­a­zine lit­téraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des sym­bol­es. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voy­ait en elle «  une étoile promet­teuse du sur­réal­isme ori­en­tal », elle pub­lie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Pas­sagère de la durée (édi­tions Phi, 2010) et D’autres annon­ci­a­tions (Le Cas­tor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écri­t­ure à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé par­mi les odeurs sen­suelles et mys­tiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écri­t­ure (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Let­tres  en 2007. Elle est mem­bre du jury Louise Labé.

Nohad Salameh

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Alice-Catherine Carls

Alice-Cather­ine Carls est pro­fesseure émérite de l’University of Ten­nessee at Mar­tin aux États-Unis. Diplômée de Paris I‑Pan­théon-Sor­bonne et Paris IV-Sor­bonne, elle est spé­cial­iste de l’histoire diplo­ma­tique, cul­turelle, et lit­téraire de l’Europe des 20e et 21e siè­cles et tra­duc­trice du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du français et du polon­ais en anglais. Elle a écrit/édité/traduit trente-deux livres et env­i­ron cinq cents arti­cles, tra­duc­tions, et recen­sions pub­liés en plusieurs langues dans une douzaine de pays. Sa co-tra­duc­tion de poèmes de Krzysztof Siw­czyk, A Cal­lig­ra­phy of Days, a été final­iste du Prix Oxford-Wei­den­feld de tra­duc­tion pour 2025. Elle col­la­bore régulière­ment à plusieurs pub­li­ca­tions dont World Lit­er­a­ture Today, Recours au Poème, et Archi­wum Emigracji.

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