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Notes pour une poésie des profondeurs [10]

Philosophe et poète, Sébastien Labrusse, dont on peut lire des textes poétiques dans plusieurs revues, comme Arpa, Le Nouveau Recueil ou Recours au Poème, est proche de Philippe Jaccottet. Plongeant « au cœur des apparences » et de l’œuvre de Jaccottet, Labrusse donne un livre sur le rapport du poète suisse à la peinture, la poésie du poète et finalement sur ce qu’est la poésie pour lui-même – Labrusse. Ce livre qui a donc toutes les apparences d’une étude est en réalité, bien qu’étant à la fois sérieux et érudit, bien plus qu’une étude : c’est le livre de qui est familier de la poésie de Philippe Jaccottet, et simultanément l’ouvrage de qui est un poète en résonnance avec l’homme et l’œuvre dont il parle. Cela fait ainsi bien plus qu’un simple « nouveau » livre consacré à l’atelier reconnu – à fort juste titre – du poète Philippe Jaccottet. Le volume est divisé en deux parties. Il commence par un entretien entre P. Jaccottet et S. Labrusse, réalisé sur les terres de Jaccottet, à Grignan, le mercredi 27 juillet 2011, et se poursuit en trois chapitres regroupés sous le titre Au cœur des apparences. Poésie et peinture selon Philippe Jaccottet.

Ainsi Sébastien Labrusse interroge Jaccottet et son œuvre à partir de son expérience de la peinture et de sa poétique du paysage, le poète étant plus que familier du Paysage/Poème que forme l’entièreté de la nature, étant un poète en marche / poète marcheur. Labrusse définit son projet ainsi, en avant propos : « Ce livre doit être lu pour ce qu’il est : un témoignage d’abord à propos de la relation de Philippe Jaccottet à la peinture, et un essai pour mieux comprendre en particulier, l’expérience du paysage, laquelle est autant picturale que poétique, et surtout pour exprimer ma reconnaissance ». De quoi Jaccottet témoigne-t-il, voilà la question. Le poète explique que, jeune homme, même déjà arrivé à Paris, il s’intéresse fort peu à la peinture, laquelle ne faisait guère partie de son univers d’enfant ou d’adolescent. L’intérêt vient suite à son mariage avec Anne-Marie, en 1953, Anne-Marie dont le poète dit : « Elle possédait la peinture intérieurement ». Cela dit beaucoup aux oreilles de qui veut bien entendre, au sujet de l’importance de la jeune femme dans l’œuvre écrite par Jaccottet. Rien de cela n’est dit ouvertement, bien sûr, Jaccottet ne va pas nous faire le coup de « la muse », d’autant plus que l’homme/poète sait pertinemment combien ce mot ne traduit rien comparativement à l’expérience vécue de la rencontre. Pour l’Œuvre (au masculin). Au contraire, Philippe Jaccottet ne dédaigne pas les souvenirs racontés avec humour, comme pour ce clin d’œil accompagnant l’esquive : « (…) dans les musées où je me promenais, ma femme me reprochait quelquefois de regarder plutôt les visiteurs que les tableaux ». Au-delà des murs, il y a ce monde qui est l’immense paysage. Mais les murs recèlent aussi, simultanément, une intériorité, celle de ce même monde exprimé dans les œuvres d’art, et de cela Jaccottet ne doute pas un instant ; les œuvres d’art sont une échelle qui conduit au réel du monde. Une échelle mystique, ancrée dans la terre ferme. Comme cet homme, les racines en même temps plongées dans le sol et le ciel, ainsi que ses branches les plus élevées. Le haut et le bas, cela forme une seule chose. L’oublier n’empêche pas cet état de fait. C’est , précisément, que se joue l’atelier de la poésie des profondeurs.

Ainsi, rencontrant Anne-Marie, Jaccottet rencontre la peinture, et particulièrement des tableaux, comme l’on rencontre des Personnes plutôt que des ensembles d’individus à l’individualité douteuse. Et je ne parle pas ici que du ténébreux « milieu » de la poésie. Dans la rencontre niche l’inattendu, comme avec les êtres, comme avec les paysages, cet inattendu qui surgit soudain devant ou dans nos yeux. C’est du moins ce que le monde offre en profondeur à qui le regarde pour ce qu’il est : rond et bleu comme un triangle. Et cela, bien entendu, dévaste toute forme de conception « réaliste/rationnelle » de ce même monde. Et cela ne va pas sans musique, pour Jaccottet comme pour tout poète authentique. On écoutera Scelsi, le comte, immense et mystérieux musicien contemporain de l’au-delà des Alpes, et de bien d’autres choses, l’une des muses musicales de notre ami le poète Gwen Garnier-Duguy ; on écoutera Scelsi, disais-je, en repensant à ces mots de Jaccottet, évoquant sa rencontre avec le musicien : « « Scelsi était comte et nous avions l’impression d’un personnage très étrange ; avec notre naïveté, notre impertinence juvénile, nous l’avions jugé presque inquiétant (…) Il nous reprochait de plaisanter, de rire, en ce lieu où Goethe, disait-il indigné, avait médité sur les tombeaux ». Et en effet, qui a rencontré une fois Scelsi, musicien mais aussi poète, toujours vêtu de noir, vivant intérieurement, en chacun des moments du quotidien, ce fait que le jeu joué par tout un chacun en la vie est jeu sérieux, sait combien Scelsi s’irritait de l’inconscience que l’on peut avoir de ce même jeu – et de son importance vitale. C’est pourquoi il se vêtait de noir, une couleur sans laquelle il n’est pas de mise en jeu. On est ici fort loin de l’homo festivus imbécile qui pollue nos horizons immédiats, à chaque instant du contemporain. Ou presque.

Mais Jaccottet n’évoque pas seulement Scelsi. Il parle aussi d’Ungaretti, de Giacometti, de Ponge, de Paulhan, de Braque, de son attrait pour les civilisations antiques, de l’importance d’Hölderlin. On peut continuer à croire béatement et dogmatiquement, tout en se prétendant incroyant et a-dogmatique, au hasard – cela ne nous émouvra guère. Il y a longtemps que nous avons compris combien l’immense Collaboration soumise, actuellement, aux forces de l’oppression intérieure, aux forces de l’antipoésie contemporaine, à l’œuvre partout autour de nous, comme en dedans de nous, combien cette immense et intense Collaboration se décide volontairement Collaboration servile. C’est un trait de notre époque, trait qui n’a guère à envier aux moments totalitaires du passé, trait qui s’en différencie cependant par cette étrange prétention de la Collaboration à être… « résistance ». Vous, je ne sais pas, mais du haut de mon âge avancé, je dois dire que je n’ai jamais croisé autant de collaborateurs avec un système pourri, particulièrement quand ce système se veut domination totale de l’intérieur des êtres. Je parle d’ici et de maintenant, de ce temps où la Collaboration, sourire au coin des lèvres, « culture » et « soutien solidaire », mots en permanence à la bouche, explique quotidiennement combien la « résistance » serait à l’œuvre, tout en agissant à chaque seconde en faveur de ce qu’elle prétend combattre.

Debord, revient, ils sont devenus dingues.

Non, résister concrètement, c’est lire Jaccottet. Entre autres.

Et Recours au Poème. Vous êtes sur la bonne barricade.

De quoi parlons-nous ? Jaccottet, au sujet de Giacometti : « Tout à coup, on s’apercevait que Giacometti était un homme d’une solitude inouïe, car ce qu’il faisait ne ressemblait à rien d‘autre, ni de ce qui se faisait avant lui, ni autour de lui. On se trouvait comme face à un autre monde (…) Certes, il y avait là comme un désert, mais son combat était prodigieux ». C’est exactement de cela dont nous parlons, de cet extraordinaire combat en cours contre cet autre monde qui se prétend le monde, de ce véritable arrière-monde qui se présente devant nous, et que la Collaboration accueille à bras ouverts, comme étant le monde, le seul et unique monde. Orgueil de l’homme occidental contemporain ; génétiquement prétentieux et arrogant. De quoi parlons-nous ? De ce que Dominique de Roux nommait l’exil car en effet tout poète authentique est par nature en exil absolu au sein du désert de ce réel se prétendant « monde ». Le reste, tout le reste, est Collaboration. La poésie est rapport radical à l’image du réel ou elle n’est pas.

C’est pourquoi Labrusse écrit fort justement ceci : « Les paysages avec figures absentes, limités aux choses terrestres, ouvrent le regard à l’infini, manifestent ce que Jaccottet nomme l’Origine ». Comment ne serions-nous pas en plein accord avec cette vision ? C’est en cela, en ce regard ouvert non pas sur l’infini mais « à l’infini », en direction de l’Origine, en cette poétique des profondeurs, celle-là même qui déjà animait Plotin, que nous percevons, nous, ici, la réalité politique de la poésie et du Poème. Ici, se joue concrètement la révolution : dans l’émerveillement du regard sur le réel du monde voilé par l’image que le faux monde antipoétique veut donner de la réalité. La véritable réaction politique trouve son ivresse dans cette fange. Le reste, tout le reste, est révolution. Et quand le Paysage/Poème s’ouvre au regard, alors le regard de l’homme sauvé, sauve le monde. Les choses sont assez simples. Le « monde » visible n’est pas le monde perçu, il est le produit de l’inconscience collective de l’état de notre conscience, elle-même collective. C’est pourquoi nous partageons la méfiance de Jaccottet pour l’image. De même que nous regardons, avec lui, ce qui se dévoile dans ces moments rares de conscience lucide réelle, ce que nous nommons poésie, un mot défini, par exemple, dans l’entièreté de la vision poétique de Daumal ou de Juarroz. La poésie authentique, profonde, dévoile le réel du monde, réel masqué par l’image que le monde se donne de lui-même, en conscience humaine, et dévoilant ce réel, les mots du poème font apparaître le réel du Poème.

Le monde est Poème.

C’est pourquoi la Collaboration, autrement dit l’état de conscience de l’humain contemporain, combat la poésie. C’est pourquoi, nous en appelons au Recours au Poème.     

Autour de Philippe Jaccottet :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Jaccottet

Sur son livre le plus récent :

Dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/04/04/philippe-jaccottet-carnets-passes-au-tamis-du-temps_3153650_3260.html

Dans Recours au Poème, sous la plume de Gérard Bocholier : http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/chronique-du-veilleur-7/g%C3%A9rard-bocholier