Juan Car­los de San­cho, né à Las Pal­mas de Gran Canaria en 1956, voue une fidél­ité indé­fectible aux îles et surtout un engage­ment ardent en faveur d’une pen­sée archipélag­ique comme nou­veau mode de rap­port à l’horizon du monde. Son recueil de poésie Les unités fugaces, pub­lié à Anroart Edi­tions en 2008 (Las Pal­mas de Gran Canaria), déploie toute une cos­mogo­nie qui nous invite à entre­pren­dre le voy­age vers de nou­veaux ter­ri­toires de la pen­sée où le mythe joue le rôle de pour­voyeur du savoir et où « l’émotion est le voy­age poé­tique des idées ».

Poète, dessi­na­teur, cri­tique d’art et scé­nar­iste, Juan Car­los de San­cho mélange dans ce recueil poésie, mythe et con­te, qu’il prend soin d’agrémenter de ses pro­pres dessins à l’encre noire, comme pour boucler la boucle. Cofon­da­teur d’une revue d’art et de lit­téra­ture, Puentepa­los (1980), ini­ti­a­teur d’une antholo­gie de poésie canari­enne du 20ème siè­cle, il est égale­ment l’auteur de livres de con­tes (Aucun oiseau ne vole là où l’air n’existe pas, 2005 ; Le train de l’infini, 2007), d’essais (L’île inven­tée, 2008) et son recueil La fête du Désert a rem­porté le prix Ciu­dad de la Lagu­na en 1986.

Juan Car­los de San­cho aime à dire qu’il est né dans un archipel d’« îles inven­tées », rap­pelant ain­si le rôle cru­cial des poètes dans la fon­da­tion et dans le devenir des espaces insu­laires où la coloni­sa­tion avec son sys­tème d’externalisation a durable­ment saccagé ou sup­plan­té la pro­duc­tion d’une pen­sée endogène. Dans Unités fugaces, ses poèmes nous pro­jet­tent dans un espace-temps ultérieur où le souf­fle créa­teur, les ini­tiés et les artistes seront les garants d’une (re)fondation des grands idéaux humanistes.

Cather­ine Boudet, Qua­tre-Bornes (île Mau­rice), 26 juin 2013.

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Ici nous mon­trons la Bib­lio­thèque des Livres Ethérés. Ces objets invis­i­bles, ce sont les poèmes et leurs écri­t­ures. Ceux-là, les plus flous, ce sont les écrivains. Un peu plus loin, dans l’attente de la relève, les employés d’écriture. Ceux qui regar­dent passent le temps dans la con­tem­pla­tion et dans l’oubli, comme à leur habitude.

Aquí mostramos la Bib­liote­ca de los Libros Etére­os. Estos obje­tos invis­i­bles son los poe­mas y sus escrit­uras. Aque­l­los, los más bor­rosos, son los escritores. Un poco más allá, esperan­do el recam­bio, los escri­bi­entes. Los que miran, se entre­tienen miran­do y olvi­dan­do, como es su costumbre.

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Ceux qui réus­sis­sent à mod­el­er leur vie en livres et en résul­tats ont aban­don­né l’état de léthargie. Mais sou­vent, ils décou­vrent que ces rafales de clarté sont des mirages que le Temps emporte. C’est le sen­ti­ment car­ac­téris­tique de ceux qui ont la nos­tal­gie du bon­heur éter­nel, de ceux qui jouent leur peau pour con­quérir ce que les illu­minés appel­lent le prob­lème de fond.

Los que alcan­zan a mod­e­lar su vida en libros y resul­ta­dos han aban­don­a­do el esta­do de letar­go. Pero a menudo des­cubren como esas ráfa­gas de clar­i­dad son espe­jis­mos que el Tiem­po se lle­va. Este es el sen­timien­to car­ac­terís­ti­co de los que año­ran la feli­ci­dad eter­na, de los que se jue­gan el pelle­jo por con­quis­tar lo que los ilu­mi­na­dos lla­man el asun­to de fon­do.

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Ce tra­vail immense : celui des mots et de leur invis­i­bil­ité, des frag­ments pour décou­vrir ce que nous savons par pur instinct. Ces choses nous sont don­nées comme les nuages : elles vien­nent, lentes, et nous appa­rais­sent comme des dessins d’un cat­a­logue infi­ni. Le tra­vail de l’écriture, dans le doute, la souf­france, la lenteur. Et nous aus­si, qui voy­a­geons dans d’autres navires, nous éloignons défini­tive­ment de nos livres, parce que nous non plus, ne sommes plus les mêmes.

Este tra­ba­jo inmen­so: el de las pal­abras y sus invis­i­bil­i­dades, frag­men­tos para des­cubrir lo que sabe­mos por puro instin­to. Esas cosas nos son dadas como nubes: vienen lentas y se nos mues­tran como dibu­jos de un catál­o­go infini­to. El tra­ba­jo de la escrit­u­ra, descon­fi­a­do, sufri­do, lentísi­mo. Y tam­bién nosotros, que via­jamos en otras naves, ale­ján­donos defin­i­ti­va­mente de nue­stros libros, porque tam­poco ya somos los mismos.

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Les siè­cles met­tront à notre dis­po­si­tion le bon­heur que pro­duisent les nou­velles idées. Nous ne serons plus là pour en jouir mais les Immenses Cos­mogo­nies et Théories ren­dront à la terre son imag­i­na­tion et sa fécon­dité. Il dépen­dra des maîtres ini­tiés que le souf­fle survi­enne au lieu précis.

Los sig­los pon­drán a nues­tra dis­posi­ción la feli­ci­dad que pro­ducirán las nuevas ideas. Ya no estare­mos para dis­fru­tar­las, pero Inmen­sas Cos­mogonías y Teorías devolverán a la tier­ra su imag­i­nación y fecun­di­dad. Depen­derá de los mae­stros ini­ci­a­dos que el sop­lo suce­da en el lugar preciso.

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En cette nuit astrologique, les mus­es qui pos­sè­dent les Arts nav­iguent vers la pein­ture qui par­le. Un petit de fau­con tra­verse une étoile fugace et crée un monde délavé et unique. À une table désor­don­née et plané­taire, l’architecte des mots des­sine, sur les plans fasci­nants de la poésie silen­cieuse, un Univers nou­veau et spectaculaire.

Esta noche astrológ­i­ca las musas que poseen las Artes nave­g­an hacia la pin­tu­ra que habla. Una cría de hal­cón atraviesa una estrel­la fugaz y crea un mun­do deslavaza­do y úni­co. En una mesa des­or­de­na­da y plan­e­taria, el arqui­tec­to de pal­abras dibu­ja, sobre los fasci­nantes planos de la poesía silen­ciosa, un nue­vo y espec­tac­u­lar Universo.

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La Grande Idée était recou­verte de sables mou­vants, de caiss­es énormes, de routes inter­minables, de grandes mass­es d’humains qui regar­daient fix­e­ment les étoiles. Tout fut impétueuse­ment sec­oué. La cité imag­i­naire grandit sur le lieu pré­cis où l’écrivain édi­fia son œuvre. Voici le chien qui survé­cut au désas­tre et j’ai ici le livre qui émut le monde.

La Gran Idea esta­ba cubier­ta de are­nas movedi­zas, de cajas enormes, de car­reteras inter­minables, de grandes masas de humanos que mira­ban fija­mente a las estrel­las. Todo fue sacu­d­i­do impetu­osa­mente. La ciu­dad imag­i­nar­ia cre­ció jus­to en el mis­mo lugar donde el escritor cul­minó su obra. Este es el per­ro que sobre­vivió al desas­tre y he aquí el libro que con­movió el mundo.

 

Extraits de Juan Car­los de San­cho, Unités Fugaces, Las Pal­mas de Gran Canaria, Anroart Edi­ciones, 2008. Tra­duc­tion : Cather­ine Boudet.

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Catherine Boudet

Jour­nal­iste, chercheur en Sci­ence poli­tique et poète, Cather­ine Boudet est née à l’île de La Réu­nion et réside à l’île Mau­rice depuis une dizaine d’années, où elle est con­nue pour ses analy­ses de l’actualité poli­tique et son engage­ment en faveur des droits humains et civiques. Elle a con­sacré toute sa car­rière à la recherche en Sci­ence poli­tique sur la démoc­ra­tie maurici­enne. Grand Prix de poésie Joseph Del­teil 2012 pour Les laves bleues [Cal­ligra­phie des silences] et Prix Fetkann de poésie 2013 pour Bour­bon Holo­gramme, elle est l’auteur d’une dizaine de recueils poé­tiques et fig­ure dans plusieurs antholo­gies de l’océan Indi­en et d’Afrique. A tra­vers ses écrits jour­nal­is­tiques, poli­tiques et lit­téraires, Cather­ine Boudet s’attache à pro­mou­voir des « archi­tec­tures men­tales alter­na­tives ». Il s’agit là non seule­ment de pro­pos­er un con­tre­poids aux dis­cours dom­i­nants ou une décon­struc­tion de ces derniers, mais aus­si de pro­duire de nou­veaux modes d’approche du monde insu­laire et de favoris­er l’émergence d’une pen­sée endogène. De ce fait, l’écriture de Cather­ine Boudet entend se démar­quer des thèmes désor­mais clichés du métis­sage, de la créolité et de l’interculturel, pour aller vers de nou­velles descrip­tions poé­tiques du vivre-ensem­ble insu­laire, notam­ment celle de l’incommensurabilité des expéri­ences en con­texte multiculturel.