Le poète mauricien Has­sam Wachill est surtout con­nu pour son recueil Jour après jour, édité chez Gal­li­mard en 1988 et couron­né par le Grand prix de poésie de l’Académie française. Eloge de l’ombre, imprimé à compte d’auteur à Mau­rice huit ans aupar­a­vant, est resté qua­si­ment incon­nu du pub­lic, que ce soit à Mau­rice, où Has­sam Wachill est né en 1939, ou en France, où il vit depuis 1968.

Ce recueil mérite d’être tiré de son injuste anony­mat en rai­son de sa haute fac­ture et de son univers sin­guli­er, car­ac­térisé par une forte préoc­cu­pa­tion ontologique asso­ciée à une poé­tique de la salis­sure et de la ténèbre. Ecrit dans une péri­ode dom­inée à Mau­rice par la vague des sur­réal­istes tels que René Char, Mal­com de Chaz­al et autre Jean Fanchette, l’Eloge de l’ombre du très dis­cret Has­sam Wachill se dis­tingue rad­i­cale­ment, avec une écri­t­ure rel­e­vant moins de l’imaginaire que de l’« imag­i­nal », au sens soufi du terme – c’est-à-dire d’un mode de per­cep­tion pos­sé­dant sa fonc­tion cog­ni­tive pro­pre, don­nant accès à d’autres régions de l’Etre, à un inter-monde con­nec­té avec le Sacré.

Regroupant une soix­an­taine de poèmes, le recueil est découpé en cinq temps qui scan­dent la plongée dans le drame : à un « Cycle de l’ange » suc­cè­dent des « Chroniques de l’île sub­mergée », l’« His­toire d’une soli­tude », des « Débris » et enfin, « Les mots de l’adieu ».

La poésie d’Eloge de l’ombre agit par imprég­na­tion. On s’y enfonce douce­ment, dans une ambiance de déca­dence, de perte, de déchirure sub­rep­tice. Le recueil s’ouvre sur la réminis­cence d’un état précé­dent, d’un cycle révolu :

 

sur ton corps des traces de lanières
ou de verges, mais aucun vestige
de nos règnes précé­dents (p. 13)

 

Quelque chose reste en sus­pens dans un temps indéfi­ni, résol­u­ment noc­turne, mar­qué con­trastant avec ce cycle révolu, et en un lieu indé­cis dont on sent qu’il est mar­qué par l’île, une île « sub­mergée »  et dont le pour­tour se fait « plus compliqué ».

L’ombre dont il est fait l’éloge ici est celle de la nuit qui tombe, de « ce qui nous avait enlacés et avait aggravé le soir », « et puisque la nuit a fon­du sur nous avec l’âpreté de la fau­conne », « il marche sur nous une nuit de poutres éclatées », typ­i­fi­ant ce qu’Hassam Wachill, dans une note en fin d’ouvrage, qual­i­fie lui-même « d’image […] de destruc­tion, de perdi­tion de l’âme ».

 

la nuit tombe (encore tu me promènes
dans la char­rette infamante de ton cœur) (. 20)

 

C’est au demeu­rant une poésie peu­plée de très peu d’humains, mais plutôt d’animaux, de gnomes, de fées et de dieux à têtes ani­males. Elle est tra­ver­sée par trois fig­ures cen­trales, celle de l’ange, d’une démente et de la femme aimée, dont on ne sait dans quelle mesure exacte­ment elles sont dis­tinctes ou se con­fondent en une seule.

C’est d’ailleurs un « Cycle de l’ange » qui ouvre le recueil, lié à un temps auro­ral qui ne peut empêch­er la pro­gres­sion de la ténèbre. Aurore « vide » ou « qui se déchire », ce temps lim­i­naire est déjà por­teur de déchirures et de décep­tions, de blessures et de salis­sures à venir.

 

l’aurore se déchire,
lacère les chardons velus
et les yeux d’oiseau de l’archange (p. 73)
 

 C’est ain­si que je te sur­prends, ange décevant,
dans l’aurore vide (p. 13)
 

le plus pur de tous,
ange aux ailes repliées sur le visage
le plus souil­lé de tous (p. 14)

 

La suite du recueil est tra­ver­sé par la fig­ure de la démente, « la jeune folle se lis­sant patiem­ment la chevelure / dans une glace de mer­cure écail­lée », dont l’empreinte lais­sée est tan­tôt celle de l’énonciation, tan­tôt celle de l’amour car­nassier, avant de se retrou­ver neu­tral­isée par la mort, une mort  qui relève plus l’enlisement que de l’ensevelissement.

 

 Le cri de l’oiseau dit la folle,
est une gifle, une dédicace
qui reten­tit dans la lumière glauque (p. 33)
 

Voici mille ans que nous nous aimons, la démente,
celle qui sent le cha­cal, et moi (p. 56)
 

Plus près de nous, la demeurée
Du troisième retrou­vée dans la vase (p. 60)
 

Enfin, il y a l’omniprésence de l’amante, avec qui le poète entre­tient une rela­tion tein­tée de cru­auté, « une hyménée d’ombre et de boue ». Cette dual­ité se décèle d’emblée dans le nom don­née à la femme aimée, « ma cra­paude », mot qui désigne la femelle du cra­paud, mais aus­si en français de Bel­gique l’amoureuse, la fiancée. 

 

Certes, je fus le pitre,
Mon cœur fut un paquet de larmes,
Ma cra­paude (p. 46)
 

Mais ne t’affole pas ma crapaude,
Marche tran­quille­ment dans la feuillée
Où s’éploie le linceul
De ce mau­vais lys (p. 71)

 

La rela­tion avec cette femme à laque­lle il s’adresse dans « un chant de haine et d’amour », prend la forme d’un jeu que le poète qual­i­fie d’« inique », et mar­qué par une volon­té délibérée de salissure :

 

 et c’est pour t’écraser la bouche
dans un bais­er immonde
que je me suis enduit la bouche d’ordures (p. 43)
 

 Cha­cun est aujourd’hui l’œuvre salie
de l’autre (p. 21)

 

Dans cette rela­tion pas­sion­nelle tein­tée de cru­auté et de vengeance, l’amour qui aurait pu être anti­dote devient venin et poi­son, « pen­dant que j’entasse sur ton corps / Les ros­es trem­pées dans le vinai­gre et l’alcali »  – com­ment oubli­er d’ailleurs que le cra­paud est un ani­mal venimeux :

 

Tu seras le drap blanc parsemé d’if,
tu seras la mor­sure et la théri­aque (p. 77)
 

La main vulnéraire,
la blême méduse des promontoires,
(…) n’est plus qu’un col­ifichet (p. 73)
 

Ce rela­tion­nel empoi­son­né et mar­qué du sceau de l’infamie trou­ve son parox­ysme dans la pul­sion de meurtre :

 

Sous le tulle taché de sang noir,
Je regarde bat­tre la veine dans  ton cou (p. 18)
 

Il y a encore une guirlande,
guir­lande des mortes de la mer
agres­sant ton cou pur,
qu’ici même j’enterre (p. 17)
 

Cette rela­tion mène à la destruc­tion et à la mort, mais para­doxale­ment c’est dans la mort et l’anéantissement que la vio­lence peut se résor­ber et que la sépa­ra­tion peut devenir union, réconciliation :

 

Nous serons morts ensemble
Sur les mêmes hers­es étoilées,
dans la même fumée dense (p. 52)
 

Nous serons séparés.
Nous serons dans la terre de l’échange,
dans l’anneau de la nuit (p. 65)
 

Un unique anneau nous enchâssait
sous le socle vio­lent de l’autruche égorgée
au cœur du jardin d’ormes (p. 75)
 

Inverse­ment, c’est dans cet anéan­tisse­ment, sous le sceau de l’anneau mat­ri­mo­ni­al con­sacré dans la mort vio­lente, que réside la pos­si­bil­ité d’estomper la nuit et de faire advenir le jour nouveau :

 

Les mêmes ronces qui nous ont déchiré les lèvres
nous réu­nis­sent par ce matin parci­monieux (p. 72)
 

De sorte que mal­gré – ou plutôt, en rai­son de – cette rela­tion pas­sion­née, la haine de la femme aimée devient la médi­atrice, le fil con­duc­teur d’une ontolo­gie douloureuse de l’existence :

 

la val­lée où je creuse et où je dors,
l’aube déchirée que je porte,
ce cer­cle de songe est ton œuvre (p. 17)
 

Ce proces­sus ontologique cul­mine dans la résur­rec­tion et la renais­sance en tant qu’être humain, par dis­tinc­tion et sépa­ra­tion d’avec le règne ani­mal, au terme d’un proces­sus de salvation :

 

Car au cadas­tre des noyés,
je suis la fig­ure ironique de l’animal
qui dénoue le lierre de la tour (p. 71)
 

Cela se peut que j’aie franchi
la borne au chiffre effacé
ou que j’aie tri­om­phé de la scolopendre,
la pour­pre et dure maîtresse des orgies,
cela se peut (p. 27)
 

et j’œuvre désespérément
à être l’ornithorynque et la belette
dans une glace où seul peut-être
je suis humain (p. 79)
 

Ce proces­sus ontologique d’Hassam Wachill trou­ve son aboutisse­ment créatif dans une poé­tique qui installe ses pro­pres cadres de référence, dépas­sant toutes références spa­tio-tem­porelles pour s’inscrire dans une dimen­sion sub­limée à une échelle d’être supérieure :

 

Nous allons vers le drap millénaire,
l’empreinte ensanglan­tée de l’oiseau
qui sur­vola les tertres chauves
et les mers gelées.
Et nous allons vers la bouche impéni­tente (p. 82)

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Catherine Boudet

Jour­nal­iste, chercheur en Sci­ence poli­tique et poète, Cather­ine Boudet est née à l’île de La Réu­nion et réside à l’île Mau­rice depuis une dizaine d’années, où elle est con­nue pour ses analy­ses de l’actualité poli­tique et son engage­ment en faveur des droits humains et civiques. Elle a con­sacré toute sa car­rière à la recherche en Sci­ence poli­tique sur la démoc­ra­tie maurici­enne. Grand Prix de poésie Joseph Del­teil 2012 pour Les laves bleues [Cal­ligra­phie des silences] et Prix Fetkann de poésie 2013 pour Bour­bon Holo­gramme, elle est l’auteur d’une dizaine de recueils poé­tiques et fig­ure dans plusieurs antholo­gies de l’océan Indi­en et d’Afrique. A tra­vers ses écrits jour­nal­is­tiques, poli­tiques et lit­téraires, Cather­ine Boudet s’attache à pro­mou­voir des « archi­tec­tures men­tales alter­na­tives ». Il s’agit là non seule­ment de pro­pos­er un con­tre­poids aux dis­cours dom­i­nants ou une décon­struc­tion de ces derniers, mais aus­si de pro­duire de nou­veaux modes d’approche du monde insu­laire et de favoris­er l’émergence d’une pen­sée endogène. De ce fait, l’écriture de Cather­ine Boudet entend se démar­quer des thèmes désor­mais clichés du métis­sage, de la créolité et de l’interculturel, pour aller vers de nou­velles descrip­tions poé­tiques du vivre-ensem­ble insu­laire, notam­ment celle de l’incommensurabilité des expéri­ences en con­texte multiculturel.