« Il y a un men­songe de l’être, con­tre lequel nous sommes nés pour protester. »

Depuis le temps que je rumine cette phrase d’Antonin Artaud, en lisant des livres de poèmes, j’ai fini par douter de son énon­cé, voire même de son auteur. Car ce men­songe à pro­scrire passe, de poète en poète, para­doxale­ment, comme une vérité cru­ciale dans la cru­ciale poésie qui nous appelle.

La phrase pour­rait venir de Pizarnik (que lit Éric Piette) ou de Michaux (que cite le poète). Elle pour­rait même sur­gir sous la plume d’un écervelé cocasse de la trempe de Jean L’Anselme ou d’un humoriste matois, comme Géo Norge. Il y a bel et bien de cela chez notre poète. Il ne craint pas de se pren­dre en défaut ; il n’a pas peur de racon­ter des expéri­ences. Pour­tant, où qu’il passe, il opère ce léger déra­page, cette imper­cep­ti­ble clau­di­ca­tion qui ouvrent des béances au mystère.

Je n’aime pas flat­ter. J’aime pour­tant dire que les livres de Piette man­i­fes­tent, sans osten­ta­tion, une cul­ture poé­tique vrai­ment rare. Piette a lu, énor­mé­ment lu, les poètes.

C’est qu’il y a un men­songe, n’est-ce pas, à dénon­cer, même par la lec­ture. Quel men­songe ? Ale­jan­dra Pizarnik s’y brise la féminité. Michaux entre en révolte. Éric Piette, sans les imiter, et sans qu’il soit besoin, mal­gré toute l’admiration qu’on lui porte, de le pos­er en génie, pour­suit son chemin dans la langue : non-lieu de l’enfance (…) doré­na­vant j’écris / sur rien // à pro­pos du vent qui souf­fle / dans l’appartement // par exem­ple // avons-nous si peur ? (p. 32)

Dans un précé­dent livre : Voz,  Piette fai­sait du voy­age le lieu d’une mise au net… L’humain s’épluche comme un oignon. Et cela con­tin­ue, ici. Le lecteur d’Éric Piette est tou­jours déplacé : de l’expérience à l’inconnu. Il est comme délivré de sa gangue Quoi de plus sim­ple, par exem­ple, qu’une porte ouverte ? Mais cela change : la porte est ouverte tu sais / que l’univers sera clôt / sur lui-même… (…) (p.75)

 

Et c’est par­fois un poème brut et sai­sis­sant qui vous retient :

 

            mon sang comme un tableau
            sur le mur pâle (p. 69)

 

Je ne peux ren­dre compte de tout. Je ne peux tout citer. Pour­tant, j’aimerais évo­quer l’audacieuse ten­dresse de ce poète. Son impos­si­ble nudité rejoint, à l’évidence, la dénon­ci­a­tion du men­songe de l’être. Mais, si on accom­pa­gne bien sa volon­té de (sur)vivre, on com­prend que le poète Éric Piette, laisse train­er, dans ses poèmes, un appel, un accroc, un des­tin triste. Et l’amour manque. Ce manque donne à l’œuvre un lyrisme en creux. C’est trou­ble, trou­blé, sim­ple. Magnifique.

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Lucien Noullez

Lucien Noullez est né à Brux­elles en 1957. Il a enseigné dans cette ville pen­dant quar­ante ans. Il a écrit une ving­taine de livres de poèmes, qui sont sou­vent d’inspiration musi­cale ou biblique, un réc­it, des cen­taines d’articles de cri­tique lit­téraire… Il a aus­si pub­lié trois tomes d’un Jour­nal, et quelques réflex­ions sur la musique de l’histoire. Il a reçu cer­tains prix lit­téraires, et il en a loupé bien d’autres ! Ses prin­ci­paux livres étaient jadis pub­liés à L’Âge d’homme. Un nou­veau recueil de poèmes sor­ti­ra au print­emps, aux Édi­tions Corlevour.