Claude Favre, Thermos fêlé

Par |2024-03-06T18:18:26+01:00 1 mars 2024|Catégories : Claude Favre, Critiques|

 Un ther­mos est une bouteille isotherme dont la fonc­tion la plus répan­due est de con­serv­er la chaleur d’un liq­uide (café, thé). Dès lors, le titre du dernier livre de Claude Favre, Ther­mos fêlé, nous fait songer à une déperdi­tion, une porosité, aus­si à un fonc­tion­nement défectueux : quelque chose à répar­er en même temps que dif­fi­cile­ment répara­ble. La cita­tion de Lor­ca en exer­gue, Est-ce qu’un homme peut jamais cess­er de l’être ?, est précédée d’une dédicace :

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins,sous les coups de la douleur,  du froid, de la faim, du mépris, des oub­lis, de la haine, du feu, la lâcheté des pier­res, des bombes, des oub­lis, des silences et des cris, des oub­lis, à ceux qui regar­dent le monde, enten­dent les cris du monde et la peur, la peur, l’in­tolérance, l’obus des oub­lis recueil­lent vio­lence sans nom se recro­quevil­lent, et meurent

 

Claude Favre, Ther­mos fêlé, Édi­tions L’herbe qui trem­ble, 2023, 66 pages, 15 €.

On voit d’emblée de qui il s’ag­it et le mot oubli qua­tre fois répété annonce que le livre s’emploiera à le con­jur­er. Il prend la forme d’une sorte de jour­nal, chaque page datée, du lun­di 29 décem­bre jusqu’au jeu­di 19 mars (avec des jours absents après le 21 jan­vi­er). Jour­nal qui peut-être à la fois intime, je lis « Mou­jik mou­jik » de Sophie G. Lucas (l’au­teur de cet arti­cle le recom­mande égale­ment), et de compte-ren­du d’ac­tu­al­ités, comme il est con­venu de les nom­mer. Tout cela est entremêlé ; or, on ne saurait réduire le livre à cet entrelacs, il faut en dire d’une part l’empathie et la colère sourde qui tis­sent ces pages, d’autre part le for­mi­da­ble tra­vail de la langue qui par son archi­tec­ture en hoquets incar­ne les brisures des êtres pris dans les sit­u­a­tions qu’elle évoque qui sont aus­si celles de l’au­teure. Claude Favre est une habituée des lec­tures-per­for­mances. Elle a notam­ment tra­vail­lé avec le musi­cien Dominique Pifaré­ly. Pour qui con­naît le vio­loniste — je pense à sa par­tic­i­pa­tion au quin­tette de Louis Sclavis ou encore avec le groupe Next du sax­o­phon­iste François Cor­neloup — qui sait, donc, l’im­por­tance de ce jazzman sur la scène française con­tem­po­raine, saura du même coup que l’écri­t­ure de Claude Favre est faite de ces métis­sages, ces rup­tures, ces lignes mélodiques inter­rompues, dis­tor­dues, repris­es et développées.

 

mer­cre­di 18 févri­er, andi­amo, quelques années déjà autres
vie à l’os, gaie tout de même sou­vent, pour lib­erté choisie
dans la colère heurtée, colère dans ma besace, jusqu’où
L’In­see éval­ue à 112 000 le nom­bre de, per­son­nes sans
domi­cile dont 31 000 enfants, ce qui dit plus dans la douleur
aug­men­ta­tion de 44 % entre 2001 et 2012
au même moment des migrants touchent terre
c’est le mot, dont une cinquan­taine d’enfants
cer­tains même nais­sent dans la traversée
de Syrie, répar­tis en Toscane, Sicile, sans famille, sans
espoir, que faire de l’amour, l’urgence

 

Que faire de l’amour ? C’est cet amour pour l’autre et son impuis­sance à chang­er les choses qui irrigue les vers de Claude Favre, qu’il s’agisse de la mis­ère « ordi­naire » de chez nous, 6 per­son­nes / en quelques jours mortes en France / d’hy­pother­mie, 6 retrou­vées, pour com­bi­en, cette mis­ère dont Claude Favre est très aver­tie, le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils / dans un garage aban­don­né, ou ma mère à l’é­cole, qui / voulait appren­dre / désignée par un mot qui tue / indi­gente, ou la mis­ère extrême plus loin­taine géo­graphique­ment, mais si proche dans le cœur de Claude Favre, les Français déprimés / com­pul­sifs, quand à Port-au-Prince chaque geste, alti­er est de la vie aller chercher l’eau. Que faire de l’amour ? Com­ment éradique la haine de l’autre ? Ces mots écrits après l’at­ten­tat con­tre Char­lie Heb­do :

 

dimanche 11 jan­vi­er, éloignée je suis des vôtres
con­jur­er le cha­grin con­jur­er le chagrin
marcher, marcher avec des morts tra­vers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puis­sance du non
ce n’est pas vivre que per­dre sa part d’humanité
mort aux arabes écrit en bre­ton, mort aux juifs
dans tant de bouch­es ici et encore, ici et encore
qu’est-ce qu’un slo­gan, ce mot gaëlique
qui sig­ni­fie cri de guerre
et qu’en penserait Abdel­wa­hab Meddeb ?

 

 J’ai eu la chance d’as­sis­ter à un débat œcuménique auquel par­tic­i­pait le poète et essay­iste, spé­cial­iste du soufisme. Il a tou­jours dénon­cé l’in­té­grisme et appelé à une réforme de l’Islam.

 Ce livre est un plaidoy­er, for­mule que l’on a cou­tume d’employer, con­tre l’in­jus­tice, l’in­tolérance, avec cette dénon­ci­a­tion de notre indif­férence et de nos petits soucis dérisoires :

 

[…] la haine con­tre la présence, l’ir­re­spon­s­abil­ité dit-on, françaises
on brûle des effi­gies du prési­dent de la France au Pakistan 
et c’est Sarkozy, c’est dire notre dif­férente temporalité
à Grozny écla­tent des man­i­fes­ta­tions oblig­ées téléguidées
au Niger il y a 45 églis­es brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère il n’y aura pas de vent

 

Trib­ut égale­ment ren­du à celles et ceux qui comptent, qui se dressent :

 

les poètes, les hommes pour qui dire c’est / faire c’est dire n’est-ce, Nas­reen, Rushdie, Djaout et cætera, soulever traces, des autres quand le mot blas­phème est / un mot en langues, ter­rain com­mun de la haine l’assig­na­tion / per­dre les siennes, trac­er plus haut, sans peur vouloir, danser

 

J’ai dit l’écri­t­ure par­ti­c­ulière de Claude Favre, les extraits que j’ai don­nés mon­trent un aperçu de cette langue, ten­due, vibrante d’une auteure qu’il faut suiv­re. Pour con­clure à pro­pos de ce beau livre, accom­pa­g­né de pein­tures de Jean Dale­mans, je cit­erai ce long vers, isolé sur une page :

 

un peu comme un ther­mos fêlé — impec­ca­ble intérieure­ment, mais dedans rien que du verre brisé

 

Présentation de l’auteur

Claude Favre

Claude Favre est une poète et per­formeuse française.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie

  • Nos langues pour des prunes, Édi­tions 22 (mon­tée) des poètes, 2006.
  • L’Ate­lier du pneu, édi­tions 22 (mon­tée des poètes), 2007.
  • Laps 15, Le Suc et l’Absynthe, 2006.
  • Sang.S, avec des encres de Jacky Essir­ard, Ate­lier de Ville­morge, 2008.
  • avec Éric Pes­san Inter­dic­tion absolue de touch­er les filles même tombées à terre, Cousu main, 2011.
  • Autop­sies, CD avec Nico­las Dick, label MicrO­lab, 2011.
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013.
  • Vrac con­ver­sa­tions, Édi­tions de l’At­tente, 2013.
  • A.R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014.
  • Crev­er les toits, etc. – suivi de Déplace­ments, sep­tem­bre 2016 , Les Press­es du réel, Al Dante, col­lec­tion Pli, 2018.
  • Sur l’échelle danser, Série dis­crète, 2021.
  • Zinzins, Fidel Anthelme X, 2021.
  • Ceux qui vont par les étranges ter­res les étranges aven­tures quérant, Lan­sk­ine, 2022.

Poèmes choi­sis

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi

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