“Neige sur la forge”, Jean-Loup Trassard 

 

Lecteurs, je ne vous con­nais tou­jours pas, tan­dis que vous qui avez lu jusqu’à cette page con­nais­sez mon désir de mêler forge et mots, c’est une soudure à chaude portée, afin de vous faire entr­er à l a forge rien qu’en suiv­ant mes phrases.

Le mot ser­ré au plus près de la chose à dire, non pas mon­trée par la présence du geste, mais par des phras­es qui dans l’esprit con­stru­isent le poème des élé­ments. Pour peu, nous empoigne­r­i­ons pinces et marteaux à nous essay­er à forg­er. Mais ce méti­er requiert d’intimes et de pré­cieuses con­nais­sances, fruit d’un savoir trans­mis mais surtout d’une obser­va­tion dont l’acuité laisse devin­er force et intel­li­gence. Jean-Loup Trassard nous mon­tre la force des mots capa­bles non pas de créer un monde mais de faire exis­ter un monde présent. Il voudrait que les lecteurs ressen­tent jusqu’au bout, jusqu’au bruit, jusqu’à l’odeur dégagée par un tra­vail qui fut de haute util­ité. La pré­ci­sion des descrip­tions d’outils et de gestes, la présence du forg­eron, per­son­nage cen­tral et mythique, et, de quelques autres plus effacés, assurent le réc­it dans sa pro­gres­sion qui repasse tou­jours par le même point de départ : le tra­vail bien fait à longueur de dizaines d’années. Réc­it d’un monde passé que l’art de l’auteur nous rend dans son actu­al­ité. Jean-Loup Trassard tourné vers un autre monde nous en dévoile toutes les néces­sités, toute la vie sociale que requérait l’entraide où la force des moyens tech­niques était com­pen­sée par l’habileté manuelle réfléchie. Monde dont la dureté de vie ne nous échappe pas où la force physique est un atout de survie et de réus­site. Monde riche de ses néces­sités, débar­rassé des sur­plus, lais­sé  aux exi­gences du quo­ti­di­en essen­tiel, se dégage une pléni­tude, un bien-être dis­paru aujourd’hui. Réc­it écrit d’une traite comme cette vie d’un seul tenant. 

Tout un vocab­u­laire appro­prié nous laisse par­fois rêveur, ces mots dis­parus ou jamais enten­dus parce que l’usage du geste nous est incon­nu, libère dans un par­cours de vie décrit, comme une espèce de con­te, un monde mer­veilleux clos sur lui-même, la neige, la forge et en même temps ouvert sur un aspect de vie dis­parue qui un instant brille comme une flamme dans l’obscurité.

Des sub­til­ités lin­guis­tiques, étranges par­fois, nous font pénétr­er au cœur du réel : « L’acier est plus dure à tra­vailleu » tou­jours nom­mé au féminin. C’est tout l’art de l’écrivain que nous présente ici Jean-Loup Trassard, des mots, rien que des mots, mais choi­sis, assem­blés qui libèrent leurs sonorités, leur lumière anci­enne et actuelle. La pro­gres­sion du réc­it, en avant en arrière, tient à sa répéti­tion qui n’est jamais la même, comme cette vie aux gestes immuables, aux jours réglés. L’intime mélange des temps impar­fait et présent assure un va-et-vient entre aujourd’hui et hier pour ne plus faire qu’un seul monde. 

La mer­veilleuse langue per­son­nelle, à tous les sens du mot, tou­jours util­isée dans tous ses réc­its poé­tiques laisse une sérénité proche d’un cer­tain bon­heur. Réc­it qui comme un roman nous tire en avant car il nous rend curieux d’en con­naître tou­jours plus :

Un bon­homme me dit : ma jument è n’mange point, è maigrit. Je lui regarde dans la goule : je sais ce qu’elle a vot’ jument, le lam­pas. Alors, je l’ai soignée après elle allait très bien. Le lam­pas, c’est de la viande qui pousse au palais, plus longue que les dents…

Jean-Loup Trassard mêle sa voix à celle du héros, racon­te, com­mente, explique, pousse la langue dans ses ram­i­fi­ca­tions les plus proches de l’existence. Il nous décrit avec force détails des out­ils, la façon de s’en servir, la manière de rec­ti­fi­er par le fer la marche d’un cheval. Nous sommes par­mi les hommes au tra­vers d’une langue qui finit par nous dépass­er, que nous rejoignons comme une lampe presque inac­ces­si­ble, posée devant nous. Le réel est devenu poésie.

D’un pays le même, j’écoute tou­jours la voix de Jean-Loup Trassard par­ler de moi. 

 

*

 “Ce que dis­ent peut-être les mains”, Yves Namur

 

 

Serait-ce le rêve d’une réal­ité dev­enue réal­ité, un va-et-vient de l’un à l’autre ?

Ces mains unies nous lais­sent à notre soli­tude. Un instant, nous avons éprou­vé comme un salut bal­ayé par le rap­pel à l’ordre de notre con­di­tion sur­mon­tée par un au-delà du lan­gage plus prég­nant, plus ajusté. La porte s’est ouverte sur quelque chose sans fond qui l’instant de l’éclair a été pro­fondé­ment ressen­ti. Le retour sur cet instant l’annule, il ne reste qu’une ombre une cer­ti­tude, certes, logée au fond du ven­tre. Des poèmes pour y accrocher la vie, pour ten­ter l’expérience à mains nues, pour don­ner sens à ce qui n’en a point, pour enfin se don­ner le pas en avant de la mort, comme un salut terrestre. 

La main qu’Yves Namur ques­tionne, ques­tionne le monde. Ici, c’est une main qui répond à une autre main. Elle n’est ni celle de l’artisan ni celle où s’appuient les gestes au quo­ti­di­en. Elle est le lien, l’appel par- delà les absences, l’appel vers l’autre main qui n’est pas nôtre. Lan­gage sans mot artic­ulé, elle est l’angoisse et la jouis­sance, le doute et la quié­tude. Elle est la main dans son com­bat avec l’ange pour approcher l’ange, ter­restre celui-là. La main amoureuse qui réu­nit dans le trem­ble­ment de la join­ture, car le touch­er nous efface à tout moment, peut-être.

Ces mains qui vont jusqu’à l’extrémité de nous et nous dépassent sont en même temps une lim­ite, la mar­que de l’espéré, la vie enfin hors de soi et qui ne s’atteint pas. Et pour­tant que saisit-on entre les mains sinon un retour vers soi, drame de l’existence à palper notre con­di­tion. Vivre est tou­jours vivre à con­tre­sens, rien n’est saisi, reste un vide à dés­espéré­ment recenser – une déso­la­tion. Et cepen­dant, quelque chose a passé. Il reste la vie acquise dans le sou­venir, la vie trem­blée, la vie emportée dont on ne doute pas.

« La vie c’est de l’eau. Mol­lis le creux de la main, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds », nous aver­tit Jean Giono. 

L’écriture d’Yves Namur laisse la place au doute, ce ne sont jamais des affir­ma­tions bru­tales ou défini­tives. Le titre à nou­veau en témoigne, son peut-être et les nom­breuses ques­tions des poèmes. La main nous est présen­tée comme détachée de nous, capa­ble de dire et d’écouter, elle est le dou­ble de la per­son­ne, son expres­sion la plus sécrète : ces mains qui nous échap­pent sou­vent. Yves Namur revient au sol, reprend les mains tout au bord du poème que j’écris main­tenant et les nomme Amoureuses par métonymie.

Deux tra­duc­tions en roumain et en ital­ien étof­fent le recueil, le ren­dant à d’autres langues et par-delà à une forme d’universalité. Sept poèmes, tout comme le nom­bre sept est présent dans de nom­breuses croy­ances et civil­i­sa­tions, un liant, peut-être. Ce que l’on veut par­fois dire veut se dire au monde entier, peut-être parce que notre expéri­ence est ressen­tie comme unique. Nous res­terons tou­jours de grands naïfs. Les illus­tra­tions de Wan­da Mihuleac sont des formes de mains pétri­fiées comme des flammes, rejoignant le poème lim­i­naire de Juar­roz, avec ses sail­lants, ses creux d’ombre. Mains inertes, prêtes à être saisies par une autre main pour lui ren­dre vie et la sor­tir de sa matière, main libérée, celle que l’on a osé pren­dre, rede­v­enue chair, libre d’elle-même. Mains qui nous sépar­ent et nous rap­prochent, dans le même mou­ve­ment d’être, sont sym­bol­es de la parole, de sa pau­vreté à ten­ter le dépasse­ment, à rejoin­dre la tran­scen­dance tout en restant dans l’immanence. Nous sommes au max­i­mum du pos­si­ble De choses tant espérées quand la vie est là « sim­ple et tran­quille ». La fièvre retombée, ces mains nous recon­duisent à la vie ordi­naire, appel­lent l’autre encore à des noces de feu sans oubli­er la mort que l’on n’a pas pu éluder. 

Belle édi­tion de luxe à feuil­lets détachés, tirée à 50 exem­plaires signés et numérotés, con­tenue dans un petit car­ton­nage blanc.

D’une autre lecture

Qu’une effer­ves­cence s’allume à saupoudr­er l’atmosphère et le monde entier en est atteint comme par un muet enten­de­ment. Ce qu’au tra­vers des mains sub­siste, à pri­ori inno­cem­ment, une sub­tile pesan­teur à l’instant attachée que libère tout un flux d’ombre et de clarté désig­nant, en sur­croît, toute une éter­nité ter­restre. Un salut. Ces mains de paroles libérées et paroles elles-mêmes, source où l’entreprise puise un regard neuf, le monde enfin sous­trait des apparences. Autre méta­lan­gage par apports suc­ces­sifs et con­traint à ne dire au bout du compte que ces quelques mots qui les con­ti­en­nent tous : Amoureuses. Ici à sour­dre, là au silence.

 

 

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Jean-Marie Corbusier

Jean-Marie Cor­busier se con­sacre à l’écriture et à la musique. Pro­fesseur de français, il se pas­sionne pour la lin­guis­tique et l’étude de la struc­ture des langues au par­ler rare et très dif­férent. Il a pub­lié presque une ving­taine de fois des recueils de poésies, prin­ci­pale­ment aux édi­tions du Tail­lis Pré. Il est aus­si chroniqueur pour dif­férentes revues dont le Jour­nal des poètes. Dernières pub­li­ca­tions aux Edi­tions  Le Tail­lis Pré (Châte­lin­eau) : Une neige peinte de pas (2011), Dans le jour soulevé (2013), La lampe d’hiver (2015), Le livre des oub­lis et des veilles (2017) , L’air, pierre à pierre (2018). La poésie met la langue dans un état cri­tique, elle est une source de pen­sées qui va par et pour elle-même dans une lec­ture où cha­cun l’invente, cette part indi­vidu­elle est la force du poème, son degré de vérité.