Trois livres parais­sent pour le cen­te­naire de la mort de G. Apol­li­naire (le 9 novem­bre 1918), aux Édi­tions Gal­li­mard : trois livres qui pas­sion­neront sûre­ment les ama­teurs de ce poète con­sid­érable et avant-gardiste en son temps. Le pre­mier con­siste en une édi­tion d’Alcools, le pre­mier recueil fameux du poète, où se pré­pare une muta­tion qui fera entr­er la poésie dans sa moder­nité. Il s’agit d’une ver­sion en fac-sim­ilé d’un exem­plaire d’origine qui a été illus­trée par le pein­tre cubiste Marcoussis.

Légende ou réal­ité, on se sou­vient peut-être qu’Apollinaire rece­vant les pre­mières épreuves de son livre y décou­vrit non sans sur­prise que toute la ponc­tu­a­tion en avait été omise. Plutôt que de s’en plain­dre, il y trou­va sem­ble-t-il tant d’intérêt qu’il déci­da que le recueil paraî­trait ain­si, non ponc­tué. Et depuis, d’innombrables poètes ont suivi son exem­ple, ponc­tu­ant ou non, par­fois com­plète­ment, par­fois par­tielle­ment, sou­vent pas du tout, comme si le poème était un espace de lib­erté dans la langue et qu’il était intéres­sant par­fois d’y intro­duire un peu de con­fu­sion, ou du moins d’hésitation, pour que les sig­nifiés des mots et des vers déteignent, en quelque sorte, les uns sur les autres afin de créer un trem­ble­ment du sens, une incer­ti­tude, une atmo­sphère plus prop­ice à l’évocation, à la rêver­ie poéti­sante. Cela, com­plété par une libéra­tion plus ou moins affir­mée de la ver­si­fi­ca­tion, chez Apol­li­naire tan­tôt rel­a­tive­ment respectueuse des formes et de la métrique, tan­tôt com­plète­ment libérée de ces con­traintes jusqu’au “cal­ligramme”, a pro­duit un effet de “nou­veauté” puis­sant et, asso­cié au blanchi­ment “capricieux” entre stro­phes comme entre vers, devint un signe de dis­tance du poème à l’égard de la “prose ordi­naire”. Le ton poé­tique deve­nait autre chose.

Alcools (Ed. Gal­li­mard – coll. Livres d’art – coffret.) 
illus­tré par le pein­tre Mar­cous­sis (fac-sim­i­le).

De ce fait, le poème nou­veau exigeait de nou­velles manières de lire, une nou­velle apti­tude du lecteur à col­la­bor­er au sens ; jusqu’alors en effet, le lecteur n’était pas libre d’exercer large­ment son inter­pré­ta­tion sin­gulière à pro­pos du poème : la lec­ture s’y organ­i­sait de façon à ce que l’imagination soit canal­isée dans son déchiffrage du texte, mise sur des rails. Par exem­ple chez Baude­laire, on peut rester pen­sif après avoir lu le son­net “La vie antérieure”, soit au sujet de l’arrière-plan cul­turel, soit des idées et con­cepts implicites, mais il n’y a pas de trou­ble quant à l’exacte com­préhen­sion des vers. Le lecteur n’hésite pas. Tan­dis que dans un poème d’Apollinaire et de ceux qui suiv­ront (notam­ment les Sur­réal­istes, de durable infuence), des équiv­o­ques gram­mat­i­cales peu­vent être ménagées, des mots “voisin­er sans crier gare” en pro­duisant des effets qui devien­dront sys­té­ma­tiques chez Reverdy, Tzara, puis Élu­ard ou Bre­ton (etc…). Le lan­gage poé­tique s’y retrou­ve en quelque sorte revig­oré, rafraîchi. Cepen­dant avec l’inconvénient que la poésie pour un cer­tain pub­lic s’est éloignée, est dev­enue plus dif­fi­cile à lire, parce que plus trou­blante à com­pren­dre : la part de respon­s­abil­ité active exigée du lecteur (ou du réc­i­tant) s’y trou­vant con­sid­érable­ment aug­men­tée, ce qui n’est pas for­cé­ment du goût de lecteurs for­més par des écrivains dont la tra­di­tion était de nour­rir le mieux pos­si­ble la passivité :

Louis Mar­cous­sis, eaux-fortes pour Alcools, 1934.

 la grande ver­tu de l’écriture clas­sique – mot d’ordre: “ce qui se conçoit bien s’énonce claire­ment” — étant de délivr­er un mes­sage d’autant plus val­orisé qu’il était clair, “tech­nique­ment non-équiv­oque”. Sans aller jusqu’à l’exigence d’une appréhen­sion aus­si directe (pau­vre et néces­saire­ment sans grande portée pen­sive ou pro­fondeur émo­tive) que les mes­sages télé­phoniques d’aujourd’hui, il fal­lait – au temps du Roman­tisme encore – ban­nir les erreurs ou les diver­gences d’interprétation pos­si­bles. C’est cela qu’Apollinaire plus ou moins con­sciem­ment va éroder (pro­gres­sive­ment) en déléguant au lecteur une part crois­sante de sa lib­erté de créa­teur. Et c’est en cela que le recueil mémorable d’Alcools va faire école, ouvrant la voie égale­ment à tout l’art “mod­erne”, que ce soit celui du Douanier Rousseau ou celui de Braque, Picas­so (ou Mar­cous­sis). Ain­si, notam­ment, un poète déclar­era que la poésie mod­erne saute les expli­ca­tions.

À cet égard, la petite antholo­gie “Tout ter­ri­ble­ment” (devise d’Apollinaire lui-même) est une excel­lente ini­ti­a­tion. Elle présente à la fois des poèmes majeurs, par­fois qua­si­ment prophé­tiques (“l’homme-colline” d’Apollinaire est celui qui “voit plus loin”), avec en regard des illus­tra­tions des oeu­vres plas­tiques qui font écho à l’ambiance de l’art, en pleine effer­ves­cence créa­tive à l’époque cor­re­spon­dante. Cette con­fronta­tion a sou­vent des ver­tus éclairantes, par intu­ition davan­tage que par raison­nement, certes. Et c’est cela sans doute qui con­tribue au charme de cette antholo­gie. Elle porte en elle non seule­ment l’état d’esprit poé­tique de Guil­laume Apol­li­naire, mais aus­si l’aura de son envi­ron­nement créa­teur, plas­tique, ami­cal ou sen­ti­men­tal (Marie Lau­rencin). On perçoit mieux com­ment cette sol­lic­i­ta­tion plas­tique a pu engen­dr­er cer­tains poèmes sous forme de Cal­ligrammes. (Kalos / beau – gram­ma / écrit, en grec : mot inven­té par Apol­li­naire sur le mod­èle de cal­ligra­phie.)

Et com­ment appa­raît en germe ce côté, dont témoigne par exem­ple la “Let­tre océan”, de l’individu mod­erne qui désire être “partout à la fois et tout le temps”, une envie que l’Internet et Google entre autres, la vision filmique depuis les satel­lites arti­fi­ciels, mais aus­si le développe­ment des trans­ports (l’avion que l’on voit sur la pein­ture du Douanier Rousseau, par ex.), ou du tourisme, ont en grande par­tie réal­isée… Envie qui était aus­si celle des cubistes, voulant représen­ter le réel dans les codes d’un lan­gage intem­porel qui se pro­pose de représen­ter l’objet par toutes ses faces à la fois (donc le mon­tr­er en tous ses moments) sur l’espace d’une toile en deux dimen­sions. Envie que man­i­festera la lit­téra­ture à tra­vers cer­tains livres de Robbe-Gril­let (Dans le labyrinthe – Topolo­gie d’une cité fan­tôme) ou de Butor (La mod­i­fi­ca­tion — Trois cent mille litre d’eau), en usant du même sys­tème à base d’un réc­it à “facettes” men­tales, qui devient en quelque sorte un réc­it “cubiste”, de même que “L’année dernière à Marien­bad” tire aus­si son étrange poésie onirique d’être un film “cubiste”.

En ce qui con­cerne les “Let­tres à Guil­laume Apol­li­naire” de Lou (la fameuse Louise de Col­igny-Châtil­lon, aris­to­crate d’une lignée fameuse qui fai­sait rêver Guil­laume de Kostrow­itzky, lui-même fils d’aristocrates mod­estes : les choses sont com­pliquées à ce sujet !) ce n’est pas telle­ment l’art qui entre en scène, mais la pul­sion éro­tique, certes trou­vant en Éros “l’enfance de l’art” comme c’est générale­ment le cas: et ce sera le moteur des poèmes qu’on retrou­vera dans “Ombre de mon amour”. On a longtemps glosé sur l’amour tor­ride et rel­a­tive­ment bref entre Lou et Guil­laume. De fait, la liai­son ful­gu­rante ne pou­vait être très durable, une fois l’acmé passée par une con­suma­tion folle­ment ardente d’énergie vitale et parce que l’éloignement du con­scrit Guil­laume était immi­nent et inéluctable, et parce que Louise, femme très libre (comme la mère d’Apollinaire au demeu­rant, il n’avait donc prob­a­ble­ment aucun sujet d’étonnement à ce sujet), entrete­nait en par­al­lèle d’autres liaisons, dont celle avec le nom­mé Toutou, prob­a­ble­ment assor­tie de cer­tains avan­tages que le “pau­vre poète” Apol­li­naire ne pou­vait lui procurer.

Si la liai­son a été, les let­tres longtemps ignorées des archives Apol­li­naire en témoignent sans fauss­es pudeurs, d’une inten­sité éro­tique vio­lente et égale pour les deux amants, on voit qu’elle a été tout autant réelle de sen­ti­ments d’un côté que de l’autre. Et si les amants se sont éloignés après quelques mois, c’est sans doute que pour l’un comme pour l’autre il n’y avait plus grand’chose à vivre, une fois le car­bu­rant du désir éro­tique solaire­ment – Apol­lon — tari : Apol­li­naire s’éloigne pour plusieurs raisons, prin­ci­pale­ment par cela que les cir­con­stances de la guerre lui font vivre, c’est-à-dire une réal­ité en face de quoi la lib­erté, sinon la friv­o­lité en amour, de Lou est en décalage. Il est affron­té à ce que dit laconique­ment tel poème du Guet­teur Mélancolique :

 

Et toi mon coeur pourquoi bats-tu

 

Comme un guet­teur mélancolique

J’ob­serve la nuit et la mort

                                             

Louise de COLIGNY-CHÂTILLON,
Let­tres à Guil­laume Apol­li­naire
(Ed. Gal­li­mard – Coll. Blanche), 128 p. 12 euros

 

Man­i­feste­ment, la nuit et la mort sont des ques­tions plus graves, dans la dure con­di­tion de sol­dat des tranchées, que des affaires de flirts et de par­ties de jambes en l’air. Certes, opti­miste volon­taire, sinon incur­able, Guil­laume s’exclame “que la guerre est jolie !”. Mais sa joie fatal­iste n’a plus rien d’un jeu, fût-il amoureux. S’il s’applique à résis­ter à sa sit­u­a­tion par des trans­po­si­tions de l’horreur en beauté (“Nuit d’avril 1915”, par ex.), ne nous leur­rons pas, c’est un effet de sa volon­té et non de son incon­science : d’inconscience, il n’en a donc plus à partager avec Lou. D’autant qu’il sait bien n’être pas le seul homme dans sa vie. Con­stru­ire un cou­ple durable ? Impos­si­ble à l’évidence depuis le début de leur idylle. Refaire le cou­ple pas­sager et pas­sion­nel d’avant la vie dans les tranchées ? Impos­si­ble quand est inter­v­enue la guerre : la men­ace grave et per­ma­nente de la mort, l’existence dif­fi­cile d’un quo­ti­di­en de “poilu”, dans la boue et la ver­mine, sans rap­ports avec la vie civile d’une femme, à l’arrière.

Ce qui reste de leurs flam­boiements récipro­ques ne saurait donc être qu’une ami­tié ten­dre qui va se déliter par la force des choses… Lou d’ailleurs vit le même proces­sus, si l’on en juge par sa dernière let­tre de jan­vi­er 1916 où elle l’appelle “mon vieux Gui”, et le sait par­ti en Algérie retrou­ver Madeleine Pagès : avec qui ça ne fonc­tion­nera pas évidem­ment, car il est clair que Madeleine ne sera pas, n’est pas, l’instigatrice d’un parte­nar­i­at éro­tique flam­boy­ant comme fut Lou : Guil­laume dans sa cor­re­spon­dance avec sa “mar­raine” s’était fait – vu la vie frus­trante des tranchées – une idée que la réal­ité a bal­ayée. De sur­croît, il ne se sent plus telle­ment, lui fréquem­ment impé­cu­nieux, d’embarquer dans une vie d’homme mar­ié avec enfants. D’autant qu’il a peut-être con­science que dans son état (con­va­les­cent blessé à la tête et tré­pané) l’avenir est incer­tain. Affaib­li, la grippe l’emportera, de fait, deux ans plus tard. Bref, ce n’est pas ici le lieu de s’étendre, des livres abon­dants ont détail­lé ce que nous savions de tout cela jusqu’à présent. Il reste que ces let­tres de Lou, cor­roborées par celles du poète, déjà pub­liées, restau­rent l’image d’un moment de pas­sion amoureuse où les sen­ti­ments ont été mieux répar­tis qu’on ne l’a longtemps pen­sé, voy­ant jusqu’alors un déséquili­bre où Apol­li­naire était juste un “mal-aimé”, et Louise une cro­queuse de coeurs, jouant sur plusieurs tableaux et dépourvue de toute capac­ité d’éprouver davan­tage que l’attirance d’une friv­o­le pas­sade. Man­i­feste­ment, elle a aimé le poète autant que l’homme. Et le poète-homme l’a aimée de la  même façon, en util­isant quelque peu ce que cet amour lui inspi­rait pour nour­rir son écri­t­ure, comme tou­jours ! En con­clu­sion, même si cet amour fut le pas­sage d’une comète entre eux deux, c’était une belle comète, une comète équili­brée, qui est sur­v­enue, a bril­lé, et s’est éloignée naturelle­ment, sans “coupable” ni d’un côté ni de l’autre. Il me sem­ble que cette pub­li­ca­tion des brûlantes Let­tres de Lou retrou­vées répare une injustice.

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Xavier Bordes

Xavier Bor­des, né le 4 juil­let 1944, dans le vil­lage des Arcs en Provence (Var)…

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