Présenter l’Ode au recommencement de Jacques Ancet est ajouter au plaisir d’une amitié par-dessus la distance, la satisfaction à travers un livre à la fois simple, proche et touchant, de découvrir avec luxuriance une part de soi-même : c’est le secret du lyrisme de Jacques Ancet, de savoir greffer sur un lyrisme naturel des émotions qui appartiennent à tous.
De façon générale, j’aime les vastes et généreux poèmes où se recense, dans un artistique désordre, la réalité, répandue dans une sorte de rhapsodie au cours de laquelle périodiquement, l’auteur reparaît après chaque envol. Il y a de l’essence du poétique à cette sorte de poème cerf-volant qu’un fil retient jusqu’au bout de s’échapper à jamais, alors que le souffle de l’inspiration constamment tente de l’emporter là où le lecteur ne pourrait le suivre. Le leitmotiv de cette rhapsodie c’est : « malgré tout, je reviens ». Et ce long retour prend la forme de l’Ode, se veut Ode, – rappelons qu’en grec Odos signifie « chemin » – même si c’est chemin qui nous mène, ainsi que la vie, on ne sait où, peut-être « Nulle part » selon le titre de Heidegger.
Pourtant, une sorte d’étrange et presque mystique « désir d’ailleurs » nous pousse à prendre ce chemin. À aller, fût-ce au vent mauvais ! Et c’est vers une forme de cet ailleurs, notre monde autrement revisité, qu’Ancet nous convie à cheminer, mais pas à émigrer, pas à nous en aller sans retour, ainsi que dans la vie c’est le cas puisque, disait Héraclite, l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. La chance et le paradoxe de l’écriture est qu’un vaste trajet de presque cent pages de laisses poétiques est constamment émaillé de la possibilité de retours feints, au sein de l’expérience d’un cheminement sans retour. Cette expérience ainsi introduit à une forme de lucidité poétique qui fait l’originalité de Jacques Ancet.
De sorte que l’expérience du poème au cours duquel un monde chaotique se trouve brassé, présenté, représenté dispersé, saisi par éclairs et rapts, se présente ainsi dans le dit, qui se rêve infini, d’Ancet :
« Les mots sont tout ce qu’il nous reste
un homme se traîne dans un fossé près d’un fracas de blindés qui défilent, il gémit, il ne voit pas là-haut l’indifférence lumineuse des étoiles
une femme rit dans une pièce claire, derrière la vitre un ciel et des branches
et c’est partout le même ciel, la même douleur, le soir qui tombe et le matin, horreur et splendeur mêlées »
Si les « mots sont tout ce qu’il nous reste », ne fait sens que l’acte de suivre leur trajet, ne fait sens que le non-sens de l’avancement lui-même : de l’écriture, du rêve, du temps qu’on lui consacre. C’est comme une expérience de résurrection spectrale, d’une existence consciemment revécue grâce à l’écriture.
Seule l’écriture, avec sa mémoire de papier, permet de revenir, de repasser en revue cet être du « monde », dont nous ne revenons pas. « Tout poème, mais qui a dit ça, ne serait au fond qu’une élégie, un adieu prolongé à la beauté des êtres et des choses » – « même si, ajoute le poète, cette beauté n’est que l’autre face de l’horreur »…
Il n’y a donc pas de naïveté béate dans cette poésie d’acquiescement, de consentement : elle est évidemment sans illusions. Elle sait que « tous les présents sont le même présent » avec « dans les yeux des images perdues qui remontent comme du fond d’une cave… » La révolte sourde y est mêlée comme la simple splendeur qu’Ancet réveille en formulant son retour au quotidien. Il en résulte un troublant sentiment, un peu égarant, qui n’est pas sans parenté avec « L’année dernière à Marienbad » de Robbe Grillet, qu’on aurait fusionné avec ce film dont le nom m’échappe, et au cours duquel le héros recommence constamment la même journée, chaque fois revécue avec une nuance d’expérience supplémentaire, qui gauchit insensiblement ses actes et son appréciation de la vie vers davantage de positivité lucide.
Jacques Ancet adore ainsi « poursuivre », il est un homme du continu. Si je n’avais peur d’exagérer, je dirais qu’il se drogue avec le langage en s’enivrant d’un poème qui semble n’avoir pas de fin, pour témoigner de son expérience de ce qui prend fin à chaque instant, et conjurer ce que cette expérience peut avoir de dévastatrice. Il y a une vraie générosité de vrai poète dans le fait d’offrir un trajet d’écriture à notre expérience qui devient, outre l’expérience d’une écriture évidemment, celle d’une riche vision, où tout ce qu’on nous donne à sentir et percevoir du monde est le même autrement.
Et nous sommes là effectivement au centre, au cœur du site de la poésie : « J’ai vu le même paysage sur les vitres, et j’ai compris que, malgré tout, tel était mon lieu.», ce qui rejoint avec les mots d’un poète lyrique contemporain le fameux : « C’est poétiquement que l’homme habite cette terre », que nous aimons à répéter après Hölderlin, tant il a énoncé là une forme de vérité première. Toute la difficulté dans ce retour au « site », dans cette quête pour retrouver la Terre habitable, c’est la profusion du réel dans le regard de qui s’efforce d’en rendre-compte afin de léguer à chacun cette richesse du « se rendre-compte », à côté duquel, pressés par la vie, nous passons souvent sans rien voir ni sentir.
C’est ce qui explique que, même s’il est leurrant, l’Ode poursuive un but : « C’est un ordre que je cherche » dit Ancet, « un fil pour réunir tous ces éclats épars, quelque chose où je me reconnaîtrais », en usant du langage qui donne à voir, comme disait Éluard. Jacques Ancet formule ce voir particulier à la parole poétique ainsi : « Je vois ce que j’entends, le langage est mes yeux. » Sous cet angle, on comprend bien qu’il s’agit toujours, grâce à l’alchimie du verbe, d’offrir au chaos une chance de se faire cosmos, de se faire site habitable, terre humaine, cité en somme, par le truchement de nos indéfinis recommencements.
Et le poète se tient donc là, au lieu du battement, de l’articulation, d’autres diraient de la « fissure » ou comme titrait un autre Jacques (Dupin) de l’embrasure, « à guetter cet instant où, soudain, tout serait là, le monde entier comme en équilibre sur un grain de temps pur ». L’instant de cet équilibre, le poème d’Ancet veut nous permettre de l’atteindre, voire de l’affronter, à la fois heureux et tragique, éternel et fugace, par le leurre sérieux, opérationnel et bienfaisant d’une pensée du temps « oxymorique » qui rend cet instant comparable, par le truchement d’un langage poétique qui saisirait l’essence du réel, à l’éternité.
Même si l’on sait bien que « le temps est compté » et qu’à cause même de ce savoir, de cette éprouvante sagesse, il importe « d’être là comme jamais » de sorte que ce soit « toujours la première fois, un oui plus vaste que tous les non, la traversée du jour avec des yeux de nuit » conclut Jacques Ancet, sur des accents dignes de Joe Bousquet. Et dans cette acceptation surgit l’oxymore du sens-non-sens de la vie, que j’évoquais, « la vibration de l’infime, et l’infini réverbéré, et rien qui bouge et rien qui s’arrête »…
Ce genre de poèmes que rien n’arrête, alors même que l’écriture les a figés sur la page, sont de ceux qui méritent le plus d’être fréquentés et aimés
©Xavier Bordes
http://xavierbordes.wordpress.com/
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