Il y a soix­ante-dix ans, les armées nazies com­mençaient leur dernière retraite avant la capit­u­la­tion finale. Sous le dou­ble assaut des armées sovié­tiques et alliées, ils se reti­raient de la Pologne, pays mar­tyr, et de la Nor­mandie, région dévastée par les combats.

Il y a quar­ante ans, sor­tait le film de Louis Malle, Lacombe, Lucien, dont le scé­nario avait été écrit par le jeune romanci­er Patrick Modi­ano. Ce film fut l’un des pre­miers à traiter du prob­lème de la col­lab­o­ra­tion de cer­tains Français sous l’Occupation nazie.

Cet automne, Patrick Modi­ano rece­vait le Prix Nobel de Lit­téra­ture. Traduit dans plus de trente langues, lau­réat de nom­breux prix français tant qu’européens, ses orig­ines séphardique et fla­mande, son édu­ca­tion française, en firent un citoyen de l’Europe. Une Europe mar­quée par la Shoah qui lui four­nit plusieurs sujets de roman. Une Europe plurielle. Une Europe non pas en noir et blanc, mais en dégradé de gris pour mon­tr­er la dérive iden­ti­taire de Lucien, de Dora, de Jean, et de tous ses per­son­nages spoliés de leur vie par la souffrance.

Le par­cours d’Anna Fra­jlich fait écho à celui de Patrick Modi­ano par ses inter­ro­ga­tions iden­ti­taires et son devoir de mémoire. Poète polon­aise née au Kirghizs­tan en 1942, elle quit­ta la Pologne en 1969 à la suite de la cam­pagne “anti-sion­iste” (anti­sémite), et elle vit aujourd’hui à New York. Il y a quar­ante ans, Anna Fra­jlich, après avoir vu le film de Louis Malle, ren­con­trait un jeune qui lui rap­pela l’attitude de Lucien Lacombe vis-à-vis de la souf­france: rien que la curiosité. Il en résul­ta le poème ci-dessous qui tisse sous nos pas les échos innom­brables de ce qui fut et de ce que nous sommes. Ce poème provient du vol­ume Aby wia­tr namalować [Pein­dre le vent ; 1976] et est repro­duit avec la gra­cieuse per­mis­sion de l’auteur.

 

 

Ren­con­tre avec Lacombe, Lucien

 

C’était un bon gars
il fut con­damné à mort par pendaison
pour une curiosité ordinaire
pour voir com­ment le chant d’un oiseau
finit en râle
ou
com­ment le lièvre tres­saute drôlement
une balle à blanc dans son ventre
il faut manger
Lacombe Lucien savait tuer
une poule du plat de la main
il voulait rejoin­dre la Résistance
mais la police alle­mande l’enrôla avant.
Le fas­cisme ce n’est que les bottes à tige
et les crânes rasés des femmes menées à la mort
lui por­tait des habits civils
il aimait une belle Juive
et lui offrait des fleurs

aujourd’hui je pour­rais rencontrer
Lucien
aller pren­dre un verre avec lui
et danser
tu sais? – dirait-il
ma mère a survécu deux fois
à la mort clinique
je lui ai lais­sé aucun répit – je voulais savoir
ce qu’on pense à un moment pareil…
Eh bien buvons
il faut manger
alors les faibles tuent les forts
il faut être plus fort…
buvons.

N’ayez pas peur du petit Lucien
peut-être qu’il sera curieux
de voir com­ment votre chant
fini­ra en râle.

20 novem­bre 1974
 

 

Tra­duc­tion : Alice-Cather­ine Carls

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Martine Morillon-Carreau

Mar­tine Moril­lon-Car­reau est née à Nantes en 1948. Après des études de droit elle part vivre aux Antilles pen­dant 8 ans. Rev­enue à Nantes en 1978, elle y a enseigné en tant qu’a­grégée de let­tres jusqu’en 2008. Elle est prési­dente de Poésie sur tout et rédac­trice de la revue 7 à dire et col­lab­o­ra­trice des édi­tions Sac à mots.