Questionnements politiques et poétiques 4 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Jolanda Insana

Par |2020-01-06T12:53:05+01:00 5 janvier 2020|Catégories : Essais & Chroniques, Jolanda Insana|

Il y a dix ans – mais que cela sem­ble loin, au vu de la vie parisi­enne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dra­maturge Mau­r­izio Scaparro et d’un cer­tain nom­bre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aus­si à l’Institut Cul­turel Ital­ien de Paris) fut organ­isée une série de ren­con­tres, lec­tures, débats autour de la poésie et de l’écriture dra­ma­tique ital­i­ennes au XXème siè­cle juste alors écoulé.

Occa­sion aus­si de divers­es dégus­ta­tions plus ter­restres, hélas impos­si­bles à ressus­citer ici, en un temps où le Slow Food (inven­tion pié­mon­taise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en pro­posons ci-après une toute petite trace, telle que retrou­vée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces inter­venants (et donc éminem­ment par­tielle et sans doute par­tiale… pour qui en aurait con­servé son pro­pre sou­venir). Où, avec un détour sur­prenant par la Belle Époque – mais un précé­dent épisode de cette rubrique ne por­tait-il pas sur Pas­coli et son for­mi­da­ble Gog et Magog au tour­nant du siè­cle ? – nous pou­vons bien touch­er du doigt l’implication éminem­ment poli­tique de la poésie la plus exigeante au plan lin­guis­tique et lit­téraire. Tel était le sens d’une présen­ta­tion par Edoar­do San­guineti, dont nous n’avons pas réus­si à retrou­ver la trace, mais que ses nom­breux écrits engagés lais­sent imag­in­er sans peine. (Telle aus­si l’intention des extraits théâ­traux, dont il ne sera pas fait état). 

Ren­con­tre avec Jolan­da Insana, à Mes­sine en novem­bre 2017.

À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « ren­trée lit­téraire » occupe l’essentiel des médias cul­turels, comme chaque année désor­mais – pen­dant que nom­bre d’écrivains et en par­ti­c­uli­er des poètes cherchent en vain un édi­teur digne de ce nom…

Cela étant red­it, et écrit noir sur blanc, sans ani­mosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une cer­taine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papi­er, en France, les textes d’un cer­tain nom­bre d’auteurs étrangers con­sid­érables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aus­si répan­due que l’anglo-saxonne par exem­ple. Citons encore Pas­coli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des pros­es-réc­its des émou­vants Ricor­di, rac­con­ti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserv­er l’environnement en économisant les ressources pre­mières néces­saires à la fab­ri­ca­tion du papi­er, doit-on sup­pos­er, est tout à leur hon­neur. Les pub­li­ca­tions en ligne, après tout, sont faites aus­si pour pal­li­er la frilosité de ces vertueux et pru­dents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lis­i­bil­ité, cet ensem­ble est présen­té aujourd’hui en trois épisodes. Il com­plète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a égale­ment paru ici entre 2016 et 2019

∗∗∗∗∗∗

Jolan­da Insana

I

 

les mots aus­si vers leur calvaire
por­tent la croix
et sor­tent morts du dictionnaire

 

jamais sen­ti autant le froid
et je noue à mon cou les fichus des jours de deuil
pour les tenir au chaud qu’ils ne se refroidis­sent pas
si jamais elle reve­nait et avait froid au cou
comme en rêve elle revient et son men­ton trem­ble et elle claque des dents
et pas de chaleur d’août qui la réchauffe et l’anime

 

ailes grand ouvertes elle volette la petite pie
qui se gave jamais ras­sas­iée d’insectes et de rongeurs

l’année finit
et les baleines gris­es lais­sent l’Alaska
et se met­tent en voyage
pour la longue route de la mer
et nous per­chés sur ces chais­es de bonne assise
nous ne bougeons pas d’un millimètre
pour pro­créer et conserver
aus­si n’allons-nous nulle part
et sommes crain­tifs de tout

à la baisse est la foi et l’espérance

 

je suis ici
à une dis­tance de cinq cents milles
et je pense à toi qui pens­es à moi
et dans le rêve tu approches la main de mon nez
et tu as un trem­ble­ment de cils

 

tu as les pieds tu as les chaus­sures qui puent
amour déchanté
et pour­tant jamais je n’ai dégainé l’épée

m’éblouit et obscurcit la lumineuse créature
qui devient ténébreuse et dresse la muraille

 

poussé le long des gril­lages à coups de rame
le thon entre dans la cham­bre de la mort
sans chan­sons ni hourras

 

com­pren­dre où s’est enfon­cé ce moi éreinté
qui à temps per­du fit échec à son univers

 

plus facile de sauver la vie
que sauver de la vie

 

elle est per­tur­bée la rési­dence du cœur
et les nerfs oscil­lent du dedans au dehors
quand en navette entre le passé le plus lointain
et le présent blo­qué dans son cours
des échos retrou­vés de pen­sée se cog­nent aux parois
et des voix ren­dent des juge­ments sans appel
et deman­dent qu’on bar­ri­cade portes et fenêtres
ricanant et murmurant
qu’il n’est pas ques­tion que l’on ne peut que l’on ne doit
ou pour appâter putassent
et empes­tent le chaud morceau
qui reste là sur le plat du jour à refroidir

mutilés tous nous sommes mutilés
par le super-censeur qui coupe les fils
avec ses cent-treize dents
et rumine et se tache en restant à la garde
de l’égout con­ser­va­toire de merde et autorité
Cer­bère œil­lu et dévoreur

mais palper la blessure qui menace
et soign­er le mal en renouant le dialogue
exacte­ment au point qu’il s’est interrompu
où et quand il sor­tit des rails

 

il sautille se balance
reste pen­du à la branche et fait de l’œil
à la prune juteuse avant de la becqueter
le moineau gour­mand qui atten­dit tout l’hiver
en rêvant de graines joyeuses

 

ne se met­tra plus en route la nuit
pour le pèleri­nage à la Vierge Noire
ou au sanc­tu­aire de l’Antenne-en-mer
ni n’allumera de cierges con­tre le mal
et les dia­bles qui sous forme de vers
entrent dans le ven­tre de chaque mortel
et lui ôtent la lumière des yeux
exci­tent son esprit le ren­dent fou
mor­tu­aire sous son suaire

 

et plus ne me nourrira
de pain-per­du et blanc-manger
ni ne décou­vri­ra la marmite
avec le pot-au-feu de chèvre
la bonne soyeuse viande de chèvre
que je ne mange plus depuis des lustres

 

 

 

Jovana Insana, Da dove mi venne quest’amore Selene (D’où venait cet amour Séléné), 2009.

II

 

on peut même écrire avec du jus
d’échalote ou de cit­ron ou d’autre fruit aigre
et aucun signe ne sera visible
tant qu’on ne l’expose au feu
et qu’il rede­vi­enne mot
pour dis­paraître loin du feu

 

le requin mort
con­tin­ue d’avaler
vivants poissons

 

la fenêtre claque
change décor et réplique
aus­si après tant d’énervement
j’ai envie de brailler des chansons
parce que le dernier mot n’est pas dit

voix de silence est la voix du père et du fils
pen­dant que le patron crie
à moi tous les micros

raidis par le gel cet hiv­er les oiseaux tombèrent

 

 

dans la pléni­tude de l’heure chaude
rongée par les acides de la sueur
méprise l’esprit oublieux
puisque der­rière le mur la vie con­tin­ue à respirer
harassante
et j’existe en équili­bre à cette hauteur
pour ne pas être dé-tournée

 

 

la douleur qui par le corps se meut
et n’est jamais en cer­tain lieu
diverse­ment remue
encom­bre la vue
fra­casse les membres
et quand le col s’affaisse
comme si défaits étaient les nerfs
peine à soutenir la tête qui tombe morte
et ne veut pas tomber

 

trem­ble le bal­con avec tous les jasmins
et les guir­lan­des d’oignons
mais je ne suis pas proche par­ente de la mort
et ne veux pas embrass­er qui s’en va

 

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit cail­lou en poche
parce que la vit­rine ne m’attire pas
ni la boucherie où pen­dent boy­aux et malecordes

 

 

 

III

 

tu l’infibules et la lorgnes
la cour­tis­es et réévo­ques et la soufflettes
press­es décharnes et te la fais – la langue

 

oppressé par ce qui tra­vaille dans la nuit
il ne pleure ne hurle et se dés­espère en dormant
rêvant qu’il s’écroule
et son goût est brûlé par trop de soif
et ce voile devant les yeux
il tombe si tu ne le ser­res pas à la taille

 

il n’est pré­cau­tion qui vaille con­tre la peur
à trois ans lorsque s’ouvre le pre­mier gouffre
et que sous les bombes on perd terre et eau
mais je crains que ce ne fut pas là le dernier avis
expédié par le patron

per­son­ne ne saura quel mal ce fut
d’avoir blessé l’ouïe

 

je suis ici et tu dis non au bais­er enchanteur
parce que tu veux que l’on voie com­bi­en la mesure est sans comparaison
mais je peux témoign­er que ce ne fut pas illu­sion et que la vue
dura aiguë pen­dant deux nuits
puis la vision pen­dant plus d’un mois et main­tenant au froid
l’extase perd en enver­gure et s’abat en stase

 

con­tre l’outrecuidance de l’empire
l’âme se lève et dit
– don­nez-moi une gorgée d’air et je renierai l’ennemi

quelque chose
il doit y avoir quelque chose
con­tre les assail­lants des bar­rières du moment
et donc ce n’est pas une chose bizarre
que l’irrespectueuse dis­tance de ce lieu à ici
où je me con­sume dans un incendiesoleil
aperce­vant en pro­ces­sion les por­teurs de reliques
qui ne savent jamais com­ment s’étend out­re mesure
l’arrogance de cam­ou­fler la mort
mais aveuglée je ne recon­nais pas la bête fauve qui engloutit ma vie
alors que je voulais à petites gorgées

 

 

 

Jolan­da Insana, Fram­men­ti di un ora­to­rio (Frag­ments d’un oratoire).

 

IV

 

je suis marionnettiste
et je fais mon petit théâtre avec deux seules marionnettes
elle et elle
elle s’appelle vie
et elle s’appelle mort
la pre­mière elle pourain­sidire a des couilles
la sec­onde est une petite conne
et quand il arrive que com­péné­tra­tion s’ensuive
la vie meurt car­ré­ment de plaisir

 

mais qui pense à te foutre
bêtasse d’une truie
toute en rogne après la vie

 

c’est moi la vie
et je t’enfourche
mort foutue
toute en tremblotement

 

sem­blant qu’elle me voit pas
suf­fit d’un revers de main
et adieu pain et plaisir
le strict nécessaire
pour subsister

 

nous ne finirons jamais de faire
bagarre amère
aucun copain n’y mettra
son mot de paix
tu souf­fles les bougies
que je rallume

 

la vie sent bon la vie
si douce
qu’elle décolle les saints
de leur croix

 

 

V

 

que veux-tu Sibylle ?
– je suis voix et ne veux r’mourir
– par­le-par­le pen­dant que j’t’emmielle et survole

 

à la poésie point de remède
qui l’a se la grat­te comme gale

 

et pour­tant le poète infortuné
ou se pend ou est tourmenté

 

et de toi les autres diront
il est mort et va chantant

 

je me retranche et ne me déboîte pas
là où le pain est le plus salé
et je laisse la mélasse aux fourmis

 

quand ça vaut la peine
je baisse ma visière
et frappe des coups de beauté

 

(d’un recueil en con­struc­tion)

à suiv­re

 

Présentation de l’auteur

Jolanda Insana

Jolan­da Insana était une poète et tra­duc­trice ital­i­enne. Née à Mes­sine, en 1968, Insana a démé­nagé à Rome où elle est diplômée en lit­téra­ture anci­enne avec une thèse sur La que­nouille d’Erin­na. Elle est décédée à Rome en 2016.

http://www.italian-poetry.org/jolanda-insana/  

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

image_pdfimage_print
mm

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras). 

Sommaires

Aller en haut