Ecrire en sit­u­a­tion maurici­enne (2) : Man­i­feste pour l’émergence d’architectures men­tales alternatives*

 

Le poète, « enfan­teur » de formes en devenir, est respon­s­able du renou­velle­ment des archi­tec­tures men­tales de la société dans laque­lle il évolue. Dans la sit­u­a­tion insu­laire post­colo­niale de l’île Mau­rice, où 250 ans de coloni­sa­tion ont don­né lieu à des sché­mas de pen­sée durable­ment exter­nal­isés, la for­ma­tion d’une épistémê endogène est un enjeu de taille pour soutenir une démarche ontologique. La piste d’une « her­méneu­tique créa­trice » est ici proposée …

« Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en dif­fi­culté devant la réal­ité, que l’on choisit un autre moyen de réac­tion, une autre façon de com­mu­ni­quer », regret­tait Jean Marie Gus­tave Le Clézio dans son dis­cours du Nobel[1]. Con­stat d’impuissance d’un auteur enfer­mé dans une « forêt de para­dox­es », pris entre l’envie d’« agir, plutôt que témoign­er », et l’écho d’« une voix [qui] lui souf­fle que cela ne se pour­ra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères »[2]

Pour­tant, depuis le mou­ve­ment sur­réal­iste on a pu pren­dre con­science de la for­mi­da­ble ressource que con­stitue l’imaginaire. Dans son Man­i­feste du sur­réal­isme (1924), André Bre­ton affir­mait que « si les pro­fondeurs de notre esprit recè­lent d’é­tranges forces capa­bles d’aug­menter celles de la sur­face, ou de lut­ter vic­to­rieuse­ment con­tre elles, il y a tout intérêt à les capter […] »[3]. L’imag­i­naire : non pas ce rêve stérile, cette chimère dont se désole Le Clézio, mais plutôt un « dynamisme instau­ratif » pour l’écri­t­ure poé­tique, comme l’affirme Michel Beni­amino[4].

L’en­jeu est d’abord indi­vidu­el. Face au « con­formisme mal­sain et face au pop­ulisme réduc­teur de la cul­ture mar­ket­ing qui fige les imag­i­naires dans la sim­pli­fi­ca­tion », que dénonce le poète mauricien Sadek Ruh­maly[5], l’écriture poé­tique est un acte de puis­sance. De « sou­veraineté », dirait Georges Bataille. Grâce à la poésie, l’au­teur est libéré de sa « forêt de para­dox­es », il devient l’acteur agis­sant de sa pro­pre expéri­ence dans le monde. A con­di­tion toute­fois de met­tre en valeur les poten­tial­ités ontologiques de l’écriture, et pour cela de restau­r­er la part active de l’imagination dans ces processus.

La con­cep­tion philosophique occi­den­tale n’admet que deux sources de con­nais­sance : « la per­cep­tion sen­si­ble, four­nissant les don­nées que l’on appelle empiriques » d’un côté et de l’autre « les con­cepts de l’entendement, le monde des lois régis­sant ces don­nées empiriques », obser­vait Hen­ry Corbin[6]. Entre ces deux caté­gories de la pen­sée, la place est restée vide. Elle a été dédaigneuse­ment aban­don­née à la poésie, pour­suit Hen­ry Corbin, comme étant celle de l’imaginaire… Con­sid­éré de façon péjo­ra­tive comme ne pou­vant sécréter que de l’irréel, du mer­veilleux, de la fic­tion. D’où, cor­réla­tive­ment, le préjugé attaché à la poésie et aux arts en général, qui passent pour n’être « pas ˮsérieuxˮ puisqu’ils ne con­stituent pas des instru­ments de con­nais­sance »[7].

La pen­sée soufi en revanche a accordé une large place à la notion d’« imag­i­na­tion active » (ou « agente »), qui pos­sèderait une fonc­tion cog­ni­tive, voire noé­tique[8] pro­pre, celle de nous « donne[r] accès à une région et réal­ité de l’Etre qui sans elle nous reste fer­mée et inter­dite »[9]. Héritée des pla­toni­ciens de Perse tels que Sohravardî (1155–1191) ou Mol­lâ Sadrâ Shîrâzî (1571–1640) cette imag­i­na­tion active ne doit « surtout pas être con­fon­due avec l’imagination que l’homme mod­erne regarde comme ʽfan­taisie’ et qui ne secrète que de l’ʽimaginaire’ »[10] aver­tit Hen­ry Corbin. Il faut donc par­ler ici non pas d’« imag­i­naire », mais d’« imag­i­nal », car l’imagination agente appa­raît au même titre que l’intellect et les sens, comme un « organe » de con­nais­sance ou plus exacte­ment, de « péné­tra­tion ». Elle est la fenêtre ouverte sur un mundis imag­i­nalis dont les réal­ités intel­lec­tives, les ani­mae cae­lestes, appa­rais­sent sous la forme d’apparences sen­si­bles perçues imag­i­na­tive­ment, par exem­ple la con­nais­sance se man­i­fes­tant sous la forme sym­bol­ique de lait ou d’eau[11].

L’imagination active ou agente donne ain­si la pos­si­bil­ité d’une exégèse spir­ituelle (ta’wîl) qui recon­duit le sym­bole à sa source. En ver­tu de ce procédé du ta’wîl, l’imagination ne con­stru­it pas de l’irréel, elle dévoile le réel caché[12]. « Là où est présent le monde des Ani­mae cae­lestes, il y a des réc­its sym­bol­iques ; là où il est absent, il n’y a plus que du roman »[13]. D’où la rela­tion par­ti­c­ulière de la poésie au mundus imag­i­nalis, en tant que mode d’écriture per­me­t­tant une her­méneu­tique des formes suprasen­si­bles. « La rose rouge provient de la gloire de Dieu; qui désire con­tem­pler la gloire de Dieu, qu’il con­tem­ple la rose rouge », s’extasiait le cal­ligraphe irakien Yahya Ibn Mah­mud Al-Wâsitî au 13ème siècle.

Pas de rup­ture donc, entre l’imagination active des soufis et la rêver­ie poé­tique des poètes insu­laires décrite par Michel Beni­amino, qui réaf­firme avec Gas­ton Bachelard qu’« il y a activ­ité de l’imagination quand il y a ten­dance à pass­er au niveau cos­mique »[14]. En plus de con­stituer « une manière pour la con­science de se représen­ter le monde et de lui don­ner un sens », l’imagination peut con­stituer un  « principe liant » entre l’être et le cos­mos, grâce auquel « le moi rêvant peut attein­dre une com­plic­ité avec le cos­mos »[15]. Dans son étude de la poésie réu­nion­naise mod­erne, Michel Beni­amino mon­tre com­ment l’imagination devient « dynamisme instau­ratif » : en instau­rant un rap­port spé­ci­fique au monde, l’imaginaire poé­tique vient « con­forter la volon­té ontologique d’identité du sujet », c’est-à-dire lui per­me­t­tre de se saisir à la fois en tant qu’être et en tant que mem­bre d’une col­lec­tiv­ité orig­i­nale au sein de son île[16].

L’enjeu est donc aus­si social, et se révèle essen­tiel dans les îles en sit­u­a­tion post­colo­niale. Sub­ra­mani a démon­tré la néces­sité pour les pays du Paci­fique de dévelop­per des épistèmê locales, en effec­tu­ant une prise de dis­tance épisté­mologique vis-à-vis des dis­cours occi­den­taux qui pré­ten­dent de façon hégé­monique décrire « com­ment le savoir est conçu, con­stru­it, codé et com­mu­niqué »[17]. La théorie lit­téraire est un autre fac­teur inhibant la créa­tion et dont il con­vient aus­si de se dépren­dre, souligne pour sa part Christophe Han­na, parce que reposant « sur un cer­tain nom­bre de con­cepts qui ralen­tis­sent de façon con­ser­va­trice l’émer­gence de la nou­veauté en entre­tenant com­pul­sive­ment le retour du même »[18]. En effet, les théories lit­téraires vont éval­uer les lit­téra­tures émer­gentes à l’aune d’œuvres exis­tantes érigées en cor­pus-étalon, de sorte qu’elles « ne sont capa­bles que de recon­naître ce qu’elles ont prédéfi­ni »[19].

Ce qui est en jeu pour l’île Mau­rice, c’est la pro­duc­tion d’« archi­tec­tures men­tales alter­na­tives », pour repren­dre les ter­mes de Sadek Ruh­maly, selon le proces­sus décrit par Sub­ra­mani qui con­sis­terait à « offrir une façon de se dépren­dre des par­a­digmes cri­tiques occi­den­taux pour dévelop­per un lan­gage pro­pre de la cri­tique » et d’« établir les con­di­tions par lesquelles [les auteurs insu­laires] peu­vent renou­vel­er leur pen­sée et l’articuler dif­férem­ment »[20].

Il s’agit d’ouvrir la voie vers « d’autres modes de pen­sée et d’autres organ­i­sa­tions pos­si­bles du monde » afin de « restituer les pos­si­bil­ités de l’exploration ontologique pour l’auteur »[21], mal­gré l’absence d’un réser­voir d’épistémologies autochtones comme il peut en exis­ter dans d’autres régions par exem­ple en Océanie. Il s’agit aus­si, comme le pro­pose le poète mex­i­cain Herib­er­to Yépez, d’établir « un con­tre­poids aus­si bien sym­bol­ique que pra­tique au dis­cours dom­i­nant »[22]. Ce con­tre­poids ne se situerait pas tant dans l’exercice de la cri­tique, que dans l’acte de « créer de nou­velles rela­tions entre le lan­gage et la pen­sée. Dans la pra­tique, cela sig­ni­fie des tâch­es aus­si sim­ples que de créer de nou­velles paroles, phras­es, idées, pour défi­er le sys­tème rég­nant de valeurs »[23].

Telle est la respon­s­abil­ité du poète, ce « nomade qui va à la ren­con­tre de ce que la lumière révèle à la recherche de l’architecture invis­i­ble de l’être », comme le procla­mait le Canarien Manuel Padorno (1933–2002). Car « lorsque l’heure d’un autre sonne le glas des formes éculées, le poète, loup-garou des imag­i­naires, enfante toute une nuée de formes en devenir », affirme comme en écho Christophe Corp[24].

Le poète est l’engendreur par excel­lence de cette « nuée de formes en devenir », dans la mesure où l’activité poé­tique, mon­tre Michel Col­lot, est pro­duc­trice d’une infinité de formes men­tales pos­si­bles, en rai­son de la médi­a­tion par­ti­c­ulière qu’elle effectue entre les trois ter­mes que sont l’auteur, le monde et le lan­gage. Michel Col­lot métapho­rise le rap­port entre ces trois pôles avec le motif de l’horizon[25]. L’horizon, en con­sti­tu­ant une artic­u­la­tion, sans cesse mobile, entre ce qui est perçu et ce qui ne l’est pas, régit à la fois le rap­port au monde (l’horizon du monde perçu), la con­sti­tu­tion de l’être (le monde intérieur de l’individu) et la pra­tique du lan­gage (l’espace du texte lui-même). L’horizon de l’écriture con­stitue ain­si à la fois un principe de struc­tura­tion et un principe d’ou­ver­ture, d’« indéter­mi­na­tion struc­turante », qui lui con­fèrent une fonc­tion her­méneu­tique[26]. Ce principe prend une impor­tance accrue dans les îles, où l’horizon est déjà pour­voyeur d’un rap­port par­ti­c­uli­er au monde. L’horizon insu­laire est cir­cu­laire, et il faut pour s’en assur­er une élé­va­tion – tant physique que sym­bol­ique – ce qui, de fait, dote les insu­laires d’une « struc­ture men­tale par­ti­c­ulière » dans leur mode d’accès aux idées, observe le poète canarien Juan Car­los de San­cho[27].  

Une ligne d’horizon cir­cu­laire, mais aus­si un proces­sus orig­i­nal de genèse, font du milieu insu­laire un creuset priv­ilégié pour l’émergence poten­tielle de modes de pen­sée orig­in­aux spé­ci­fiques. Selon Gilles Deleuze, l’île serait par excel­lence le lieu prop­ice aux proces­sus d’ontogénèse du fait de son rôle insti­ga­teur de l’élaboration créa­trice. Le mou­ve­ment de créa­tion (la pro­duc­tion imag­i­naire de l’île) suit le mou­ve­ment de sa pro­duc­tion géologique, surgie du fond des mers : « ce n’est plus l’île qui se crée du fond de la terre à tra­vers les eaux, c’est l’homme qui recrée le monde à par­tir de l’île et sur les eaux » [28]. A par­tir du ter­ri­toire insu­laire s’opère un proces­sus de re-créa­tion, « non pas le com­mence­ment mais le re-com­mence­ment », l’île étant « le min­i­mum néces­saire à ce recom­mence­ment, le matériel sur­vivant de la pre­mière orig­ine, le noy­au ou l’œuf irra­di­ant qui doit suf­fire à tout re-pro­duire »[29].

Dans ce proces­sus d’ontogénèse à deux temps, le deux­ième temps sup­pose que le pre­mier soit néces­saire­ment com­pro­mis, « re-nié » dans une cat­a­stro­phe[30]. Cette cat­a­stro­phe, en l’occurrence, c’est l’éradication de la pen­sée endogène par la coloni­sa­tion, l’externalisation for­cée des modes de pen­sée, que dénon­cent aus­si bien Juan Car­los de San­cho pour les Canaries, que Sub­ra­mani pour les îles du Paci­fique. Ce con­stat d’une exter­nal­i­sa­tion des sché­mas de pen­sée est val­able pour Mau­rice égale­ment, même si les Mas­careignes n’ont pas con­nu de peu­ple­ment pré­colo­nial, con­traire­ment aux archipels des Canaries ou du Pacifique.

Aux Canaries, comme dans toutes les autres îles ou archipels où la coloni­sa­tion a éradiqué les traces du peu­ple­ment aborigène et où « l’effort cacique a con­sisté à repro­duire les mod­èles économiques, soci­aux et urbains du con­ti­nent »  les poètes ont dû « inven­ter leur île »[31]. La recherche d’identité s’est réal­isée en réac­tion à l’emprise colo­niale, par des artistes qui ont dû « se charg­er de con­stru­ire l’imaginaire insu­laire en par­tant de zéro »[32].

Pour l’heure, il sem­ble que le proces­sus de re-créa­tion insu­laire chez les auteurs mauriciens con­tem­po­rains s’effectue prin­ci­pale­ment, selon Mag­a­li Niri­na Mar­son, par un recours obses­sion­nel à l’Histoire, qui les pousse à « re-présen­ter » leur terre natale sur le mode du « ressasse­ment » dans une sorte de sup­plice de Sisyphe indocéanien, la répéti­tion d’une « His­toire-blessure »[33]. Mag­a­li Niri­na Mar­son relève chez des auteurs tels qu’Ananda Devi une dimen­sion créa­tive de cette poé­tique con­sti­tuée de « traces génériques métis­sées »[34]. Ce « brico­lage » de textes d’archives et de résur­gences mythologiques donne lieu à un « tis­sage mul­ti­forme des références » alliant l’oralité tra­di­tion­nelle à l’Histoire et aux textes sacrés du Mahâb­hâra­ta ou du Coran[35].

La poé­tique du ressasse­ment qui sat­ure le dis­cours lit­téraire mauricien con­duit, non à l’élaboration de nou­velles formes de pen­sée, mais à la pro­duc­tion d’une poé­tique « déréal­isante », car­ac­térisée par une éva­sion fic­tion­nelle, « la poé­tique l’emportant sur le poli­tique, l’illusion lit­téraire sur le réel »[36] observe Valérie Magde­laine. Le ressasse­ment d’histoire vic­ti­maire peut se don­ner à lire comme un out­il de restau­ra­tion iden­ti­taire chez les auteurs, comme le souligne Mag­a­li Niri­na Mar­son[37]. Toute­fois, cette langue lit­téraire  se borne à dénon­cer les vio­lences sociales liées à la cohab­i­ta­tion des cul­tures, sans décrire les mécan­ismes de leur pro­duc­tion ou de leur repro­duc­tion. Evi­tant surtout de prob­lé­ma­tis­er leur rap­port à l’ethno-politique, – sig­nalant les symp­tômes sans énon­cer la cause –, elle se con­tente d’euphémiser et n’engage pas de ques­tion­nement ontologique, de démarche de fon­da­tion[38]. Cette poé­tique déréal­isante, qui fonc­tionne sur le mode du ressasse­ment, freine le proces­sus ontologique dans la créa­tion lit­téraire, mar­quant à l’inverse « une phase sup­plé­men­taire de l’évidement de l’être insu­laire » [39].

Dans cette sit­u­a­tion d’« obscur­cisse­ment de la per­spec­tive ontologique »[40], et dans la per­spec­tive de créer de nou­velles archi­tec­tures men­tales en dépas­sant le piège d’un ressasse­ment de l’Histoire, Mircea Eli­ade four­nit la piste d’une « her­méneu­tique créa­trice » [41], intéres­sante pour un con­texte mul­ti religieux comme celui de Mau­rice. L’exégèse des textes sacrés anciens ou étrangers donne à explor­er des univers spir­ituels « sub­mergés » et des sit­u­a­tions exis­ten­tielles « incon­nues ou dif­fi­cile­ment imag­in­ables pour un lecteur mod­erne »[42]. Elle représente « un effort pour com­pren­dre des modes d’être et des sig­ni­fi­ca­tions attachées à des reli­gions incon­nues ou autrement inac­ces­si­bles ». Elle per­met aus­si de dévoil­er des sig­ni­fi­ca­tions qu’on ne sai­sis­sait pas aupar­a­vant, ou de les met­tre en relief de telle sorte « qu’après avoir assim­ilé cette nou­velle inter­pré­ta­tion la con­science n’est plus la même »[43]. A ce titre, l’herméneutique devient « créa­trice » dans la mesure où, pro­pose Mircea Eli­ade, l’exégèse des textes sacrés per­met de « nour­rir, stim­uler ou renou­vel­er la pen­sée » et d’aboutir « à la créa­tion de nou­velles valeurs cul­turelles » [44].

L’herméneutique créa­trice, ain­si érigée en « tech­nique spir­ituelle sus­cep­ti­ble de mod­i­fi­er la qual­ité même de l’ex­is­tence »[45] dans la lignée de la con­cep­tion soufie du ta’wîl, con­forterait la pro­duc­tion d’« archi­tec­tures men­tales alter­na­tives ». Démarche cru­ciale pour pro­cur­er à la poésie son plein poten­tiel d’acte inter­ven­tion­niste dans l’espace pub­lic, capa­ble d’enclencher une recon­nais­sance, en amont au sens cog­ni­tif du terme, en étab­lis­sant des caté­gories nou­velles de pen­sée sus­cep­ti­bles d’accroître la lis­i­bil­ité des textes devenus iden­ti­fi­ables, et en aval au sens poli­tique du terme, en per­me­t­tant la dif­fu­sion de ces formes nou­velles dans l’espace pub­lic[46].

Ardent défenseur d’une pen­sée archipélique comme nou­veau mode de rap­port à l’horizon du monde, Juan Car­los de San­cho anticipe « le bon­heur que pro­duiront les nou­velles idées »[47]. Ses Unités Fugaces nous pro­jet­tent dans un espace-temps ultérieur où le poète, ce « sculp­teur onirique », cet « archi­tecte des mots »[48], sera le garant d’une (re)fondation des grands idéaux human­istes : «  sur une table désor­don­née et plané­taire, l’architecte des mots des­sine, sur les plans fasci­nants de la poésie silen­cieuse, un nou­v­el Univers spec­tac­u­laire »[49]. Enrichi de cette per­spec­tive noé­tique, l’âge d’or est non plus passé mais à venir, lorsque d’« Immenses Cos­mogo­nies et Théories ren­dront à la terre son imag­i­na­tion et sa fécon­dité »[50].

 

Qua­tre-Bornes, île Mau­rice, le 12 févri­er 2015.

 

(*) C’est au poète mauricien soufi Sadek Ruh­maly que nous devons cette expres­sion des « archi­tec­tures men­tales alternatives ».

 

 

 

 

 


[1] Jean Marie Gus­tave Le Clezio, « Dans la forêt des para­dox­es », Con­férence pronon­cée à l’occasion de la remise du Prix Nobel de lit­téra­ture, le 7 décem­bre 2008 à Oslo.

[2] Ibid.

[3] André Bre­ton, Man­i­feste du sur­réal­isme, Édi­tions du Sagit­taire, Paris, 1924, p. 4.

[4] Michel Beni­amino, L’imaginaire réu­nion­nais, Edi­tions du Tra­mail, Saint-Denis de La Réu­nion, 1992, p. 12.

[5] Con­ver­sa­tions face­book avec le poète.

[6] Hen­ry Corbin, Corps spir­ituel et Terre céleste : de l’I­ran Mazdéen à l’I­ran Shî’ite, Buchet-Chas­tel, Paris, 1960, p. 8.

[7] Mircea Eli­ade, La Nos­tal­gie des orig­ines. Méthodolo­gie et his­toire des reli­gions, Gal­li­mard, Paris (pour la ver­sion française), 1971, p. 113.

[8] Etude et développe­ment de toutes les formes de con­nais­sance et de créa­tion qui engen­drent les con­nais­sances de la Terre (déf­i­ni­tion du Littré).

[9] Hen­ry Corbin, op. cit., p. 8.

[10] Hen­ry Corbin, op. cit., p. 106. 

[11] C’est dans ce mundus imag­i­nalis que se pro­duisent les expéri­ences vision­naires et les révéla­tions divines, où ont lieu les gestes des épopées mys­tiques. Hen­ry Corbin, op. cit., pp. 12, 151.

[12] Hen­ry Corbin, op. cit., p. 38.

[13] Hen­ry Corbin, En islam iranien, tome IV, Aspects spir­ituels et philosophiques, Gal­li­mard, Paris, 1991, p. 98.

[14] Gas­ton Bachelard, cité dans Michel Beni­amino, op. cit., p. 13.

[15] Ibid.

[16] Michel Beni­amino, op. cit., p. 12.

[17] Sub­ra­mani, « Emerg­ing Epis­te­molo­gies », in Actes du col­loque « South Pacif­ic lit­ter­a­tures, emerg­ing lit­ter­a­tures, local inter­est and glob­al sig­nif­i­cance, the­o­ry pol­i­tics, soci­ety, Noumea, Nou­velle-Calé­donie », Nouméa, Nou­velle-Calé­donie, 20–24 octo­bre 2003. URL : http://www.usp.ac.fj/fileadmin/files/others/vakavuku/subramani.doc

[18] Flo­rent Coste, « Poésie et espace pub­lic », recen­sion de Christophe Han­na, Nos dis­posi­tifs poé­tiques, Ques­tions théoriques, Paris, 2010, pub­lié en ligne le 25 mai 2011. URL : http://www.laviedesidees.fr/Poesie-et-espace-public.html

[19] Christophe Han­na, Nos dis­posi­tifs poé­tiques, Ques­tions théoriques, Paris, 2010, p. 37.

[20] Sub­ra­mani, « The Ocean­ic Imag­i­nary », The Con­tem­po­rary Pacif­ic. vol. 13(1), 2001, p. 152.

[21] Cather­ine Boudet, « La respon­s­abil­ité sociale de l’au­teur », Le Mauricien du 29 jan­vi­er 2013. URL : http://www.lemauricien.com/article/la-responsabilite-sociale‑l%E2%80%99auteur

[22] Herib­er­to Yépez, « Domes­ti­cación de la escrit­u­ra », UIC Foro Mul­ti­dis­ci­pli­nario de la Uni­ver­si­dad Inter­con­ti­nen­tal, no. 22, octo­bre-décem­bre 2011, p. 7.

[23] Ibid. Ain­si, « créer des livres dont la struc­ture soit claire­ment diver­gente des struc­tures de la télévi­sion, par exem­ple, est un grand suc­cès », explique Herib­er­to Yépez.

[24] Christophe Corp, « Edi­to­r­i­al », Souf­fles n°70(236–237) « Le chant infi­ni des méta­mor­phoses », 2012, p. 10.

[25] Michel Col­lot, La poésie mod­erne et la struc­ture d’horizon, Press­es Uni­ver­si­taires de France, Paris, 1989, nou­velle édi­tion 2005, p. 5–6.

[26] Ibid.

[27] Juan Car­los de San­cho, cité dans Cather­ine Boudet, « Antholo­gie de poésie canari­enne : ontolo­gie vis­i­ble pour archipel inven­té », Recours au poème n°51, 22 mai 2013. URL : https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/anthologie-de-po%C3%A9sie-canarienne-ontologie-visible-pour-archipel-invent%C3%A9/catherine-boudet#_ftn10

[28] Gilles Deleuze, « Caus­es et raisons des îles désertes », in L’Île déserte et autres textes, Textes et entre­tiens 1953–1974, Edi­tions de Minu­it, Paris, p. 12.

[29] Ibid., page 16.

[30] Ibid., page 16.

[31] Juan Car­los de San­cho, « La isla inven­ta­da », La Máquina del tiem­po, 2007. URL : http://www.lamaquinadeltiempo.com/algode/canarias.htm.

[32] Ibid.

[33] Mag­a­li Niri­na Mar­son, « Le ressasse­ment ou la poé­tique de l’essai répété dans les lit­téra­tures indocéanes », Lox­i­as n°37, 2012, p. 7. URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7214.

[34] Mag­a­li Niri­na Mar­son, « Les lit­téra­tures ‘indocéanes’ : lab­o­ra­toire et par­a­digme du brico­lage générique et de la créa­tion lit­téraire », Lox­i­as-Col­lo­ques, 2013. URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=430.

[35] Ibid.

[36] Valérie Magde­laine, « Une mise en scène de la diver­sité lin­guis­tique : com­ment la lit­téra­ture fran­coph­o­ne maurici­enne se dis­so­cie-t-elle des nou­velles normes antil­lais­es ? », Glot­topol n°3, jan­vi­er 2004, pp. 149, 162.

[37] Mag­a­li Niri­na Mar­son, « Le ressasse­ment ou la poé­tique de l’essai répété dans les lit­téra­tures indocéanes », op. cit., p. 11.

[38] Cather­ine Boudet, « Ecrire en sit­u­a­tion maurici­enne : l’obscurcissement de la per­spec­tive ontologique », Recours au poème n°51, 22 mai 2013. URL : https://www.recoursaupoeme.fr/essais/ecrire-en-situation-mauricienne/catherine-boudet#_edn19

[39] Mag­a­li Niri­na Mar­son, « Le ressasse­ment ou la poé­tique de l’essai répété dans les lit­téra­tures indocéanes », op. cit., p. 12.

[40] Cather­ine Boudet, « Ecrire en sit­u­a­tion maurici­enne : l’obscurcissement de la per­spec­tive ontologique », op. cit.

[41] Mircea Eli­ade, op. cit., p. 108.

[42] Mircea Eli­ade, op. cit., p. 109 et 111.

[43] Mircea Eli­ade, op. cit., p. 108.

[44] Mircea Eli­ade, op. cit., pp. 108, 112–113.

[45] Mircea Eli­ade, op. cit., p. 108.

[46] Flo­rent Coste, op. cit.

[47] Juan Car­los de San­cho, Las Unidades Fugaces, Anroart Edi­ciones, Madrid, 2008, p. 21.

[48] Ibid., pp. 16 et 39.

[49] « En una mesa des­or­de­na­da e plan­e­taria, el arqui­tec­to de pal­abras dibu­ja, sobre los fasci­nantes planos de la poe­sia silen­ciosa, un nue­vo y espec­tac­u­lar Uni­ver­so » (notre tra­duc­tion). Juan Car­los de San­cho, Las Unidades Fugaces, op. cit., p. 39.

[50] Ibid., p. 21.

 

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Catherine Boudet

Jour­nal­iste, chercheur en Sci­ence poli­tique et poète, Cather­ine Boudet est née à l’île de La Réu­nion et réside à l’île Mau­rice depuis une dizaine d’années, où elle est con­nue pour ses analy­ses de l’actualité poli­tique et son engage­ment en faveur des droits humains et civiques. Elle a con­sacré toute sa car­rière à la recherche en Sci­ence poli­tique sur la démoc­ra­tie maurici­enne. Grand Prix de poésie Joseph Del­teil 2012 pour Les laves bleues [Cal­ligra­phie des silences] et Prix Fetkann de poésie 2013 pour Bour­bon Holo­gramme, elle est l’auteur d’une dizaine de recueils poé­tiques et fig­ure dans plusieurs antholo­gies de l’océan Indi­en et d’Afrique. A tra­vers ses écrits jour­nal­is­tiques, poli­tiques et lit­téraires, Cather­ine Boudet s’attache à pro­mou­voir des « archi­tec­tures men­tales alter­na­tives ». Il s’agit là non seule­ment de pro­pos­er un con­tre­poids aux dis­cours dom­i­nants ou une décon­struc­tion de ces derniers, mais aus­si de pro­duire de nou­veaux modes d’approche du monde insu­laire et de favoris­er l’émergence d’une pen­sée endogène. De ce fait, l’écriture de Cather­ine Boudet entend se démar­quer des thèmes désor­mais clichés du métis­sage, de la créolité et de l’interculturel, pour aller vers de nou­velles descrip­tions poé­tiques du vivre-ensem­ble insu­laire, notam­ment celle de l’incommensurabilité des expéri­ences en con­texte multiculturel.