Arriv­er aux Andelys, c’est d’abord être cap­té par un panora­ma auquel rien, au cours d’un calme voy­age, n’avait pré­paré. Avant de voir émerg­er les Andelys, rien n’indiquait que nous tombe­ri­ons nez à nez avec un paysage de failles, de falais­es, un méan­dre du fleuve dom­iné par un château de rocailles, une ruine isolée battue par le temps, où l’enfant con­duit par ses par­ents pour­rait enfin jouer au cheva­lier, mêler ses rêves à cette réal­ité de pierre, de vents et de terre.

Mais quel chemin avait amené là ? Par quels tours et détours depuis ces berges d’asphalte, étalées pour drain­er une cir­cu­la­tion auto­mo­bile le long d’un fleuve que l’on croy­ait depuis tou­jours domestique ?

Abor­der Ossa­t­ure du silence réac­tive ce choc de l’enfance : le lecteur aura d’abord été désori­en­té. La volon­té de ratio­nalis­er doit baiss­er les armes au prof­it d’une immer­sion com­plète dans l’émergence d’un paysage. Le lecteur doit accepter de recevoir cette présence, main­tenant main­tenue par les mots, au moins si peu que ce soit : des stro­phes non ponc­tuées, libres, ordon­nancées sur les pages intérieures, épou­sant les traces d’encre lais­sées par un père en ce même lieu, et d’autres pages encore, ponc­tuées cette fois, en vers mais aus­si en prose, corps mas­sifs ou dis­lo­qués, de chaque côté. Ces bor­ds promon­toires sont, pour l’ensemble,

Ce qui tient. La craie, l’encre.

Isabelle Lévesque, Ossature du silence, Les Deux-Siciles, 2012, 48 pages, 12 €

Isabelle Lévesque, Ossa­t­ure du silence, Les Deux-Siciles, 2012, 48 pages, 12 €

Les voilà donc, les falais­es, « l’altitude » des Andelys. Mais déjà ce haut domaine est fri­able. « En gouttes, chemin de notes », le minéral n’est que de l’eau qui la tra­verse et se déverse dans le cours de la Seine, à ses pieds. Aux Andelys (le pluriel le dit bien), entre les phas­es et les dis­po­si­tions de la matière, tout n’est que tran­si­tions, échanges, trans­for­ma­tions et pas­sages. Devenir. C’est parce que les eaux et les vents s’infiltrent et per­forent que l’invisible peut son­ner et s’offrir en présence sen­si­ble au vis­i­teur comme au lecteur. Le domaine des falais­es con­stitue en réal­ité la caisse de réson­nance de la « fibre musi­cale » qui en est le cœur, le « bâton de pluie » : une « Ossa­t­ure du silence ».

 C’est ain­si que le poème, tou­jours com­posé, per­cé de blancs, mod­elé d’arêtes paratax­iques, ne se surim­pose pas au site. Fidèle aux leçons de Pierre Dhain­aut mis­es en exer­gue 1Pierre Dhain­aut signe la pré­face : elle sera notre guide., il en sur­git, éma­na­tion nécessaire

des notes. La pluie dévale, je ne retiens pas

pré­cise Isabelle Lévesque. Au dis­cours qui voudrait s’emparer du paysage avec les armes de la rhé­torique, elle préfère le non-agir, la fusion dans l’universalité de l’écoute. Allez donc dire à la poétesse enfant que « l’écriture naît aux Andelys », alors elle vous dira :

la Seine aux Andelys
écrit.

Elle pro­posera de fonder les mots, au moins pour l’essentiel, à l’extérieur d’eux-mêmes, en l’occurrence dans « la nature épanchée de Seine ». Sa parole trou­ve sa source dans une altérité rad­i­cale (« racine ») autant que météorologique, sinon céleste 2Plutôt la phu­sis d’Héraclite, la parole mor­cel­lée et irrécupérable, que la cos­mogo­nie d’Hésiode, l’organisation dis­cur­sive con­cour­ant à la reli­gion et à l’État. (« le ciel »). Native : ain­si pour­rions nous qual­i­fi­er l’écriture con­signée dans Ossa­t­ure du silence.

Alors venir, naître aux Andelys : hérit­er des Andelys. Y revenir. « Je reviens », annonce Isabelle Lévesque : les oiseaux aperçus en lev­ant la tête migrent comme les âmes tra­versent le temps.

Quel tré­sor mag­nifique l’enfant un jour con­duit là n’a‑t-il pas reçu ! « Mon père m’accompagne, ses encres, har­monique essence (le temps). » Les dessins de Claude Lévesque, évo­quant eux aus­si Château Gail­lard, sont imprimés dans le corps du texte de sa fille. Que la main écrive ou des­sine, l’élan poé­tique laisse l’encre se ten­dre vers ce qui, ten­drement, peut l’ouvrir : paysage, voix, geste, fille, « père et mère (même) » com­mu­niquent récipro­que­ment. Héri­tant de ce qui l’engendre, le poème ne fait pas que recevoir ; il restitue de même3Ain­si le poème est-il dédié à ceux-là-même qui ont don­né, pour que, ayant don­né, ils aient aus­si reçu.. Écrire aux Andelys, c’est par­ticiper d’une har­monie chorale. Du fleuve et de son encaisse­ment de pierre érigé et érodé, l’encre ne saurait être que crayeuse : « ten­dre », c’est à la fois la force d’un désir inex­tin­guible et la douceur d’une pré­car­ité per­pétuelle – la voix ten­due et déli­cate d’Isabelle Lévesque. 

Plus haut main­tenant, en amont de son enfance, remon­tant le cours de sa généalo­gie, l’enfant devient aus­si l’héritier des temps his­toriques. Se ravivent par exem­ple les mots d’admiration de Richard Cœur de Lion abor­dant aux Andelys : ils sont « ren­dus / vivants ». Les par­ticipes passés, si présent autour des noms sus­cités par le poème, valent pour la vie per­sis­tante qu’ils n’ont de cesse de man­i­fester. Ils font enten­dre une  parole qui sem­ble plac­er les épo­ques his­toriques sous le signe d’un présent para­dox­al, étranger à notre gram­maire habituelle. Avare de verbes au passé ou au futur, la langue d’Isabelle Lévesque ne cherche pas tant à abolir le mou­ve­ment « des aigu­illes du temps » qu’à l’étaler entière­ment selon l’ordre syn­chronique d’une immense com­po­si­tion réc­i­ta­tion. Au con­tact des dessins du père et de l’harmonie du lieu, la chan­son apprend la simul­tanéité des gestes qui se relient à elle, le temps vif de la mémoire plutôt que le temps fic­tif de la chronologie.

Mais le moin­dre regard jeté sur la tapis­serie en révèle la fragilité. Des vers ou des dessins, des pans s’effacent, des mailles et des chaînes man­quent. Les ori­peaux de la mémoire tombent en lam­beaux. Il nous faut compter avec les trous de l’oubli :

les noms Gam­bon Grand Rang rejoignent
la Seine           l’enfance engorge       une miette
rompue
le temps le songe reculent

Cer­tains noms ne nous font plus qu’à peine écho, leur sens se perd dans le grand Léthé, ils ne son­nent plus que dans la cav­erne vide de la mort. Loin de s’en effray­er pour­tant, la poétesse con­duit son esquif plus loin encore, là où les évène­ments du temps devi­en­nent des mail­lons de légende. La rela­tion humaine au temps, Hugo l’avait bien vu, revêt bien un dou­ble aspect, his­torique et légendaire4Vic­tor Hugo, « Pré­face à la Pre­mière Série » de La Légende des siè­cles.. Le poème invite à explor­er cette part autrement vraie du monde, l’apparition soudaine d’un silence qui soudain devise et s’enlumine. Espérons qu’à l’ombre du « géant » les enfants songeurs joueront encore longtemps, généra­tion après génération…

Présentation de l’auteur

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Thomas Demoulin

Thomas Demoulin, né en 1980 près de Paris, vit et tra­vaille à Lille depuis 2007. L’écriture de poèmes est insé­para­ble d’amitiés pas­sion­nées et d’échanges avec des per­son­nal­ités intel­lectuelles et artis­tiques aux tra­jec­toires divers­es. L’autre : l’écriture n’en serait que la perpétuation…

Notes[+]