Lais­sé tout seul 

Jeune homme chevelu, blanc comme un linceul
– sale cou­vert de grif­fures l’air hagard –
marche vite, crie, un couteau de cuisine
à la main, dis­ant Moi j’ai tout mon esprit !
insul­tant on ne sait qui, lui seul le voit.
Les gens s’écartent, pressent le pas, s’éloignent
et moi aus­si lâche­ment, je le regarde
à peine, je pense C’est pas mon problème…

 

          ∗∗∗

Il passe devant l’ancien garage – l’odeur 
avant d’avoir recon­nu. C’est l’autre trottoir
qu’il prend d’habitude – pas envie de revoir
ces lieux de soli­tude, le gar­di­en de leurs
voitures sacrées, la crainte pour ses poumons,
l’obscurité qui monte avec un ahan long…

 

Pour lui ce cadeau, un kit Oser Créer :
il peut décor­er des vas­es de couleur
une dînette un mobil­home une armée
con­tre les gens. Il regarde le ciel plein
d’autres couleurs et de nuées qui se cherchent
et se per­dent. Ses yeux cha­touil­lent, sa langue
est rouge. Il la ren­tre, la mord et ne sait
quoi en faire. Le ciel est rond de bonheur
quand des moineaux se chamail­lent dans son sein.
Rien ne cor­re­spond dans ce kit où se perche
l’oiseau de mal­heur d’une journée exsangue.

 

– Dans les rues désertes de l’été
tu ne ren­con­tres que des fantômes
de per­son­nes dis­parues, d’amis
jamais suff­isam­ment salués
alors qu’ils étaient là – attendant
peut-être un signe, à accompagner
leurs descentes vers les rives froides
qu’une eau vio­lette entartre et éteint –,
d’ombres famil­ières, commerçants,
employés hors ser­vice, logés
dans la Mai­son des Postes, repeinte
à présent sous autre enseigne, comme
un peu tout le quarti­er, nous aussi
mécon­naiss­ables, restés en rade…

 

 

 

 

 

 

Repos urbain

                        

Paris paresse réveil­lé, dimanche matin
Les rues s’animent peu à peu d’une foule oisive,
par­fois embrumée devant des boîtes de nuit borgnes
d’où sor­tent les derniers flots de musique agressive –
jusque dans les sous-sols du métro les tem­pes cognent
Dans le ciel de mou­ettes érin­nyes, rires de haine
Les four­mis ont repris leur indus­trieux chemin
L’eau du caniveau char­rie des cen­dres verte

 

          ∗∗∗

Le temps s’enfuyant fait par­fois ressurgir
l’amour dés­espoir du petit pour ses pères
– Un sort con­tre quoi il n’y a rien à faire
nous abat et craint de nous faire souffrir

 

 

À la radio sans comprendre :

“dam’ dame,
t’ondoie ton sac
bat le long oh
de ton flanc, l’ac
cident m’ô
te l’âme,
ho bolôo…”
(pro­gramme
musi­cal au
2e jour ac
cep­té de grève)

 

Enlevés

 

Alerte lancée pour Joris, 10 ans : est mince,
a les cheveux châ­tains et les yeux marrons.
Et Jad, 6 ans, cheveux châ­tains frisés, les yeux
mar­rons, tan­dis qu’Allia, fille de 5 ans,
a les cheveux bruns aus­si et les yeux marrons. 

Si vous localisez les enfants ou leur père,
ne pas inter­venir, il faut appeler
ce numéro Amber, ou envoy­er un mél
au com­mis­sari­at le plus proche, au préfet
de police, à la mairie du lieu afin qu’elle

prenne toutes les dis­po­si­tions nécessaires
à neu­tralis­er le par­ent, à sauver
autant que pos­si­ble les enfants. Sans trembler.

 Les gens lisent l’annonce, atten­dent l’addition. 

 

– C’est juste que vous man­quez de larmes
a dit l’ophtalmo. Nous les avons laissées
der­rière nous dans la réserve des songes
là où le temps se tord sur lui-même,
pense le vieil homme – où la peine s’efface

 

          ∗∗∗

Par­fois j’achète des fleurs au marché,
des fleurs sim­ples sans brins décoratifs.
Elles sup­por­t­ent mal le chaud, flétrissent
vite, comme sauvages encagés,
et nous lais­sent déçus d’amour naïf. 

 

Tram-Léviathan

La pluie comme un ser­pent sin­ueux sur la vitre
Offre des ron­deurs aux angles durs des cités

 

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Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras).