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Par | 14 septembre 2013|Catégories : Blog|

dans l’écorchure où tout repose
bouil­lonne l’œil qui expire
Jean-Claude Leroy

Ce vol­ume forme le dix­ième ensem­ble poé­tique pub­lié par Jean-Claude Leroy depuis 2001, et le tout pre­mier chez Rougerie, ce qui n’est pas anodin, après les vol­umes parus chez Wig­wam, Gros Textes, Céno­mane et au Pré Carré.
Ce qui n’est pas anodin ?

Ceci, par exem­ple (P. 36 et 37) :

 

choisir le piège à étouffement
loi sur­prise fer­mée en soi
 

tenir sa lib­erté, sa capsule
sa néga­tion, son retournement
 

se détenir périss­able à coup sûr
 

 

avec l’unique pro­jet par­fois d’en finir
sous les coups d‘une furie haineuse
 

être ce rien qui leste le temps
corps noyé sec sur l’étal de l’ennui
 

prêt à jouir d’une lame, devenir fragment
 

 

Frag­ment, devenir frag­ment, quel plus noble et réal­iste pro­jet ? Telle­ment éloigné des préoc­cu­pa­tions mas­sives con­tem­po­raines. Il n’y a pas de fausse humil­ité ici, con­traire­ment au fait de s’affirmer « frag­ment », « rien » ou « par­tic­ule » vague­ment élé­men­taire comme l’on entend par­fois, non, « devenir frag­ment », ou s’accepter devenir ce que l’on est tout en tra­vail­lant ce devenir. Ce n’est pas anodin, je le disais.

Il y a dans la poésie de Leroy un ton et un regard sur le monde et l’homme dif­fi­ciles à définir, ce qui est heureux en ter­res de poésie. Comme une espèce de recul mélan­col­ique, peut-être une forme dis­crète de désespérance :

 

mal­gré tout
hor­reur est sauve
 

bais­er au lépreux
achat du silence
 

gerçure des lèvres
ou vieil­lisse­ment des coïts
 

usant nuit pour nuit
la même entrave
 

Et cepen­dant sou­vent mât­inée d’espoir :
 

 

entre les rayons, les étages
sor­tir à perte, par le col
 

ne plus cul­min­er, reconnaître
 

dans la clarté de ce qui reste
paraît vivante la pous­sière qui échoit
 

 

Un entre deux qui appa­raît vision finale­ment lucide sur la com­plex­ité d’être au monde et d’être du monde :

 

com­bat vrai
entre fond et surface
 

ne dis rien
garde le sens
 

entre fond et surface
une lutte à mort :
présent-futur con­tre présent-passé
 

le pou­voir vrai
dans le cœur grave
 

quand tu n’as rien
quand ton projet
 

sans être dit
se déclare
 

 

Oui, c’est exacte­ment cela : il faudrait devenir « fragment ».
Le poète Jean-Claude Leroy est à lire et découvrir.

Jean-Claude Leroy, Aléa Sec­ond, suivi de Nuit Elas­tique,  Rougerie, 2013, 60 pages, 12 euros.

 

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Des extraits de À des années-lumière ont paru dans le numéro 8 de la très belle revue Fario, en un texte qui avait frap­pé la rédac­tion de Recours au Poème. La paru­tion de l’ensemble, sous forme de livre, est la bien­v­enue. Ce petit livre, par le for­mat et le nom­bre de pages, est à met­tre au nom­bre des livres qu’il faut, de notre point de vue, avoir lu cette année. Ce sont des notes rédigées d’abord pour une con­férence don­née en 1998 en réponse à cette ques­tion : « Un écrivain a‑t-il encore quelque chose à dire ? ». Dans ce texte, Cohen touche du doigt l’immensité du décalage (« à des années-lumière »…) entre nous et les hommes d’hier, nos grands pères, si proches de nous et pour­tant si éloignés, ceux qui ont vécu la nais­sance de la moder­nité puis son util­i­sa­tion pour le pire de l’homme – l’extermination. Il y a dans ces notes dev­enues texte d’importance quelque chose d’une dés­espérance devant la sorte de déshu­man­i­sa­tion dans laque­lle nous sem­blons être plongés :

« Nous savons que la réal­ité pro­fonde du 20e siè­cle est d’avoir inven­té l’abattage de masse, et que celui-ci s’industrialise jusqu’à attein­dre une per­fec­tion absolue avec la Shoah. Notons que, pour les Alle­mands aus­si, pen­dant la Sec­onde Guerre Mon­di­ale, les prob­lèmes d’intendance ont une impor­tance extrême, l’extermination des Juifs ne devant pas coûter un seul pfen­nig au Reich. C’est avec l’argent des vic­times elles-mêmes qu’on les trans­porte jusque dans les camps d’extermination. Le tarif dans les wag­ons à bes­ti­aux est celui du tarif voyageur, soit 4 pfen­nigs du kilo­mètre. Les enfants de moins de 10 ans paient demi-tarif. Ceux de moins de qua­tre ans voy­a­gent gra­tu­ite­ment. Les tar­ifs sont revus à la hausse tous les six mois et il y a des prix spé­ci­aux à 2 pfen­nigs pour les groupes de plus de 400 personnes.

L’historien améri­cain Raul Hilberg a mon­tré par exem­ple que, si l’extermination des Juifs grecs a tardé à se met­tre en œuvre, c’est parce que les chemins de fer alle­mands, qui louaient leurs wag­ons à la Wehrma­cht, voulaient être payés en marks, non en drachmes. Or les Juifs grecs ne pos­sé­daient que des drachmes. Et les drachmes n’étaient pas con­vert­ibles en marks ».

 

Cette sit­u­a­tion de l’homme, voilà la rai­son d’être de ces notes, du moins l’interrogation de Mar­cel Cohen devant le pos­si­ble d’un tel état de l’homme. C’est aus­si la rai­son d’être de la revue Fario, dont on ne peut que con­tin­uer à con­seiller la lec­ture. Car : « c’est l’humanité de l’homme qui a per­du l’essentiel de sa crédi­bil­ité ». Et d’une cer­taine manière, il y a dans les notes de Mar­cel Cohen ample­ment de quoi saisir la dépoéti­sa­tion appar­ente du monde con­tem­po­rain. Et à cet état appar­ent du monde la lit­téra­ture n’échappe pas :

 

« Encore nos bib­lio­thèques com­por­tent-elles de grands trous invis­i­bles. Sur les murs du Pan­théon à Paris, on trou­ve les noms de 560 écrivains français tués entre 1914 et 1918. Sous cette liste, une sec­onde men­tionne 197 auteurs tués pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale. On ne peut pas croire que ces écrivains auraient lais­sé la lit­téra­ture française dans l’état où nous l’avons trou­vée. À la lueur des textes qu’ils auraient écrits, nos pro­pres livres feraient sans doute pâle fig­ure. En ce sens, nous sommes tous des sur­vivants et cette con­di­tion ne va pas sans une part d’arriération. Si l’on ajoute les pertes subies par les lit­téra­tures alle­mande, améri­caine, russe, anglaise, japon­aise, ital­i­enne, nos bib­lio­thèques sont rem­plies de « fan­tômes », que nous en ayons ou non con­science : « fan­tôme » est le mot désig­nant la fiche placée dans les ray­on­nages en lieu et place d’un livre prêté ».

 

Mar­cel Cohen insiste sur le fait que les hommes / bour­reaux que furent les gar­di­ens des camps nazis affir­maient – et croy­aient sincère­ment – faire sim­ple­ment leur tra­vail, leur boulot quoi. Com­ment ne pas être impres­sion­né par une telle indif­férence ? La même finale­ment que celle dont nous faisons preuve aujourd’hui devant les crimes du cap­i­tal­isme con­tem­po­rain, quoi que nous disions pour essay­er de nous auto-pro­téger. Nous aus­si, d’une cer­taine manière, nous faisons sim­ple­ment notre « boulot ». C’est à ces réflex­ions que peut con­duire, que me con­duit en tout cas, une par­tie du texte de Cohen, l’auteur traçant une sorte de com­para­i­son fort juste entre les total­i­tarismes d’hier et celui de main­tenant, le cap­i­tal­isme. Non que le cap­i­tal­isme et le nazisme soient choses iden­tiques, ne faisons pas dire à l’auteur ce qu’il n’écrit pas, sim­ple­ment que dans les deux sys­tèmes on trou­ve la même indif­férence de cer­tains hommes devant la souf­france infligée à d’autres hommes. Incom­pa­ra­ble ? A voir… Qui se demande quelles souf­frances il y a fal­lu pour que cha­cun ici puisse utilis­er un télé­phone mobile, dont les com­posants sont extraits dans des con­di­tions inhu­maines par des enfants à la durée de vie lim­itée. La qual­ité matérielle de nos vies a un prix, et ce prix est la souf­france d’autres hommes. En sommes-nous con­scients ? Oui, bien sûr. Changeons-nous col­lec­tive­ment nos modes de vie ? Non, bien enten­du. Une fois dépassés quelques « actes » don­nant bonne con­science, nous prof­i­tons dans l’indifférence de la souf­france quo­ti­di­enne d’autres hommes, lesquels se comptent par mil­lions à l’échelle de cette planète. Voilà où nous en sommes, nous qui, par­fois, voulons don­ner des leçons de morale ou d’éthique aux humains d’hier. Tristes sires. Nous en sommes donc là, errants au milieu des ruines d’un humain dévelop­pant un total­i­tarisme, le cap­i­tal­isme, du reste « de gauche », con­traire­ment aux idées reçues, si l’on s’en tient à l’histoire des idées poli­tiques. Bien sûr, il y a quelque provo­ca­tion à écrire que notre monde a peu à envi­er à celui de 1939/45, et l’on dira… « Baliv­ernes ». Et pour­tant ? A bien regarder ce monde… Que de souf­frances et d’indifférence, mal­gré l’absence appar­ente d’uniformes noirs à tête de mort :

 

« Ain­si, seul existe vrai­ment ce à quoi nous par­venons à don­ner une forme. Et nous n’existons nous-mêmes que par la forme que nous par­venons à don­ner à notre exis­tence. C’est pourquoi, dire que l’on n’a rien à dire, c’est encore dire quelque chose. Et ce n’est pas néces­saire­ment un mes­sage vain. »

Un livre fort, et fort néces­saire.

Mar­cel Cohen, À des années-lumière, Fario, 2013, 70 pages, 12,5 euros.

 

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Né en 1947, enseignant, Alain Fab­re-Cata­lan a pub­lié divers textes de poésie et de prose, par­fois en micro édi­tion, en revues, sous forme de livres d’artistes. On le lira prochaine­ment aus­si dans les pages de Recours au Poème. Il est par ailleurs très act­if au sein de la Revue Alsa­ci­enne de Lit­téra­ture, revue dont la qual­ité n’est plus à démon­tr­er. Ses Ver­tiges parais­sent dans une « petite » col­lec­tion que nous aimons retrou­ver, col­lec­tion où l’on peut lire par exem­ple des poètes comme Jacques Goor­ma, Anne-Marie Souli­er, Patrick Dubost, Gérard Pfis­ter ou encore Clau­dine Bohi. Une belle col­lec­tion en somme. Ver­tiges ? Des textes placés sous la gou­verne de Man­del­stam et de Char, ce n’est pas rien :

 

Dans le jour déjà retourné,
le ciel creuse la route
et sa rumeur de basse terre.
 

A l’écart,
dans la pro­fondeur du champ,
les bruits un à un s’estompent,
emportés par la longue pal­pi­ta­tion du paysage
et son écho qui roule.
(…)
 

Ce sont les mots qui ouvrent le recueil.
Et plus loin :

 

l’écluse du silence
débor­de, tenue au plus près du vent

 

Com­ment ne seri­ons-nous pas sen­si­bles à de telles ful­gu­rances ? On com­prend mieux la référence faite d’emblée à Char, en ses mots sur la « nou­veauté » que représente toute poésie authen­tique, en cela qu’elle échappe immé­di­ate­ment à celui qui, la vivant, en trace les mots. Cet ensem­ble est d’une très grande beauté :

 

« Tenir dans la lumière, trem­bler avec le vent entre les branch­es jusqu’à l’effacement des feuilles, la fuite du regard dans l’étendue désertée à la pour­suite des signes du poème. »

 

Ou encore :

 

Incer­tain,
au-devant des mots qui se taisent,
je m’attarde au bord du noir,
à l’envers des choses où tout s’efface.
 

Une poésie à lire, et surtout à décou­vrir.

Alain Fab­re-Cata­lan, Ver­tiges, Les Lieux-Dits édi­tions, col­lec­tion Cahiers du Loup bleu, 2013, non pag­iné, prix non indiqué.

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Avec Ros­es imbrûlées, le poète belge Gas­pard Hons pour­suit sa quête en intéri­or­ité, celle de cette rose que l’on peut chercher, approcher, jamais entière­ment décou­vrir au plus pro­fond de soi. La poésie tient peut être de la lit­téra­ture en apparence mais si l’on en soulève con­crète­ment le voile c’est bien de mys­tique dont il s’agit. La rose… Cette part immo­bile de nous, cen­tre autour duquel tout sem­ble en mou­ve­ment et pour­tant ? Quel est le mou­ve­ment véri­ta­ble ? Ce qui s’agite dira-t-on par­fois ? On se per­me­t­tra d’en douter. Rien de plus dynamique au fond que le moteur immo­bile. D’une cer­taine manière, la sym­bol­ique de la rose dit cela. C’est pourquoi même brûlées pour don­ner nais­sance à une vie renais­sante les ros­es intérieures demeurent « imbrûlées ». D’ailleurs, Hons place sa poésie sous cette égide là, celle d’une forme de spir­i­tu­al­ité, de sacré ou de mys­tique, mais pas au sens de « reli­gion », surtout pas, rien de dog­ma­tique ici, au con­traire, quand le poète affirme « Je cherche la rose du temps », ain­si que Bre­ton autre­fois cher­chait l’or du temps. On com­pren­dra sans peine alors pourquoi le poète place des mots de Ray­mond Abel­lio en exer­gue de ce beau recueil de poèmes.

Et, à l’entrée du recueil :

 

Deman­der ce qu’est une rose
est deman­der ce qu’est la présence
 

Et plus loin :

 

le cen­tre du silence
est pareil au cen­tre de la joie
où des ros­es absentes
pren­nent appui sur des pensées
tombées
de quelques paroles tues

 

Nous con­nais­sons la force de la poésie de Gas­pard Hons, sa pro­fondeur, et c’est une joie que d’avoir de nou­veau la chance de pou­voir plonger dans ses mots, qui plus est en un vol­ume édité de très belle façon, repro­duisant de bout en bout les lignes man­u­scrites du poète.

On saisira, avec la présence des mots « vacuité », « absence », entre autres, le vécu intérieur des philoso­phies dites ori­en­tales, une manière pour le poète de s’approprier un réel du monde éloigné de l’image qui se veut ici monde, et l’on com­pren­dra mieux alors pourquoi le poète s’affirme tran­quille­ment jar­dinier. Le jardin d’orient, ce n’est pas rien.

 

Gas­pard Hons, Ros­es imbrûlées, édi­tions Estu­aires, col­lec­tion hors-série n°2, 2013, prix non indiqué.

 

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Né en 1986, Paul Labor­de pub­lie ici son pre­mier recueil de poèmes, chez Cheyne et avec une pré­face de Jean-Pierre Lemaire. On ne sera donc pas éton­né, sur ces saines bases, de décou­vrir une voix en train de naître, une voix dont on se dit que l’on pour­rait ou pour­ra atten­dre beau­coup. Ces lignes sont pleines de promesse et en même temps, par moments fréquents, pleines d’une cer­taine matu­rité poé­tique. Et l’enthousiasme de Lemaire en sa pré­face est jus­ti­fié : « Ce livre nous jette dès la pre­mière page dans une « tem­pête de sable ». Nous entraîne-t-il donc au désert ? Oui, si l’on veut, mais pour une aven­ture sans lieu ni temps, sans départ et sans arrivée ; une aven­ture qui se passe « dans le sable de [la] voix » car elle est une approche de la parole elle-même, qui enveloppe, assaille et égare comme un tour­bil­lon de sable où les traces à peine imprimées sem­blent s’effacer ». Et de fait, d’emblée, le poème se situe dans la tem­pête, et celui qui par­le ici, la bouche emplie de « sel », a la voix pleine de sable. Ce sel men­acé, une vie con­tem­po­raine elle-même men­acée, cela est cer­tain. C’est dire l’importance aujourd’hui du Poème. Et l’on a plaisir à lire cette prise de con­science sous une jeune plume de ce tal­ent en con­struc­tion. Labor­de nous par­le du réel quand il écrit sur l’état con­tem­po­rain de la Parole, per­due dans un désert de sable. Ce n’est que l’oubli, cet oubli de la Parole dont nous tirons sem­ble-t-il quelque fierté. Pour peu de temps encore, cela ne fait aucun doute. Ain­si la poésie de Paul Labor­de offre-t-elle des pro­fondeurs de toute beauté :

 

Il a par­lé dans ce nom.
 

         dans ce nom – il a décou­vert une parole.
 

il a décou­vert le nom.

 

C’est d’une plongée dans les pro­fondeurs de l’être poé­tique dont il s’agit ici, si bien que l’apparition de la fig­ure de l’ange et de let­tres hébraïques vient comme naturelle­ment s’inscrire dans les pages du recueil approchant de son terme. Les let­tres, du côté de Jérusalem, ne sont pas que des let­tres, elles sont, à l’instar des nom­bres, des qual­ités, des sym­bol­es aus­si faisant réson­ner des réal­ités masquées. Paul Labor­de vient de loin, cela ne fait guère de doute. Et le chemin qui s’ouvre en son appel poé­tique ne peut que ren­dre atten­tif son lecteur à la poésie qui approche, celle qu’il écrit cer­taine­ment déjà.

Le livre se ferme sur ces mots :

 

dans la langue que l’on tisse l’espace n’a plus cours

 

Un poète à lire, aucun doute à ce propos.

.Paul Labor­de, Sables, pré­face de Jean-Pierre Lemaire, Cheyne, 2013, 58 pages, 16 euros.

 

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Tout amoureux con­tem­po­rain de la poésie, s’il est un tan­ti­net atten­tif à ce qui se fait au-delà de lui, con­naît Michel Baglin, le poète peut-être – sou­vent –, l’amoureux de la poésie, défenseur des poèmes des autres depuis les créneaux de sa revue Texture :

http://revue-texture.fr/

Ce qui était mod­este­ment un blog et se présen­tait comme tel est devenu, au fil du temps, une véri­ta­ble revue de poésie en ligne, et l’une des pre­mières tant sur le plan de la chronolo­gie que de la qual­ité. Cepen­dant Michel Baglin est avant tout un poète qui a pub­lié une ving­taine de livres, dont nom­bre de recueils de poésie chez divers édi­teurs, en antholo­gie ou en revues, y com­pris cer­tains des textes de ce nou­veau recueil dans Recours au Poème :

Ce dont nous nous honorons.

Ain­si que son édi­teur l’écrit, Baglin trace de poème en poème la carte d’une géo­gra­phie poé­tique, et donc de vie, per­son­nelle, une géo­gra­phie ancrée dans le réel de la vie, des paysages, des gares, des ports, des routes, des hommes. Car Baglin est de ces poètes human­istes, réelle­ment human­istes, devenus assez rares dès que l’on grat­te un peu la facil­ité des mots employés par les uns et les autres. On ne sera pas for­cé­ment d’accord avec la vision du monde que sa poésie exprime, on pour­ra même pourquoi pas la trou­ver naïve, et alors ? Toute vision du monde est légitime et audi­ble. Pour une sim­ple et bonne rai­son que toute vision du monde pen­sée par l’homme est vision humaine du monde, et que tout homme est par nature libre de voir le monde selon ce qu’il est lui-même, intérieure­ment. Légitime, la vision de Baglin, tout comme celle de ceux qui trou­veraient naïve cette vision. Peu importe. Ce qui compte, c’est le poids de la poésie. Et la poésie de ce poète engagé en human­isme vaut son pesant de vers. Dans son Chant des migrants par exem­ple, ensem­ble de dix poèmes inspirés par un tra­vail mené en com­pag­nie de per­son­nes en apprentissage/réapprentissage de la langue. Avec Baglin, la poésie n’est pas détachée du réel du monde et donc de la souf­france / vie / joie con­crète des humains, ses con­tem­po­rains. Il est là, main­tenant, le poète Baglin. Il n’est pas seule­ment ce poète-là pour­tant. Michel Baglin est aus­si le poète des mots et des sons mis en musique, en har­monie poé­tique. Ce Chant des migrants, comme l’ensemble des textes de ce recueil, chante aus­si parce que Baglin trace son pro­pre chant intérieur à la sur­face de la page, celle des beaux objets livres édités par un autre poète, Bruno Doucey. Cet ensem­ble de choses en apparence divers­es, unies en réal­ité, se con­dense dans le poème hom­mage que le poète a écrit pour son ami dis­paru Bernard Mazo. Un texte qui ne peut que touch­er au plus pro­fond tous ceux, poètes ou non, qui ont partagé l’amitié de Mazo. C’est que, et tout lecteur ne peut que sen­tir cela, Baglin vit le poème qui vit en lui et cela pro­duit une sorte de ten­dresse que cha­cune des pages de ce livre respire. On l’imagine alors fort énervé par les mots des pré­ten­dus hommes de gauche, si bavards et nom­breux en ter­res de poésie, hommes pré­ten­du­ment de « gauche », dans les mots du moins, et qui à chaque occa­sion retour­nent vivre le con­traire des mots qu’ils pronon­cent dans leur « vie publique ». L’humaniste poète Baglin doit regarder ces com­porte­ments avec tristesse, lui qui aime l’homme, l’autre homme en lui et devant lui. Sa poésie, sans le dire, dit aus­si cela : le ras le bol des faquins. Tout lecteur atten­tif de son Chant des migrants sen­ti­ra cela. On l’espère du moins.

Michel Baglin, Un présent qui s’absente, édi­tions Bruno Doucey, col­lec­tion « Soleil noir », 2013, 112 pages, 15 euros.

 

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J’ai lu qu’un poète avait changé le monde

Isabelle Lévesque

 

Poète, Isabelle Lévesque con­tribue aus­si active­ment à l’existence et à la force de la revue Diérèse 

Elle est cepen­dant avant tout poète, et une poète traçant dis­crète­ment un véri­ta­ble et cohérent chemin poé­tique, elle dont les recueils parais­sent ou ont paru chez divers édi­teurs de grande qual­ité : Encres Vives, Rafael de Sur­tis, Les Van­neaux, pour n’en citer qu’une par­tie. Un peu de ciel ou de matin est le sec­ond recueil qu’elle fait paraître aux édi­tions des Deux-Siciles, et pour la sec­onde fois avec une pré­face ou une post­face de Pierre Dhain­aut. Ce n’est pas anodin quand Dhain­aut appa­raît pro­gres­sive­ment pour ce qu’il est : un de nos prin­ci­paux poètes con­tem­po­rains. Ce qu’il dit de la poésie d’Isabelle Lévesque est à la fois fort et juste :

« Les mots aux­quels se dévoue isabelle Lévesque doivent leur inten­sité à ce qu’ils ren­dent présent, à ce qui à la fois les rend présents : les « voix tra­ver­sières » sont furtives comme les sonorités de la flûte, elles accueil­lent avec d’autant plus de fougue le « chant éter­nel » qui les aimante et les tran­scende. Leur silence, une plénitude ».

Ces mots, extraits de la post­face, sont repro­duits en 4e de cou­ver­ture et dis­ent con­crète­ment ce qui se trame en ce recueil : une musique. La poésie d’Isabelle Lévesque est une musique de toute beauté. Elle est aus­si et en même temps, cela n’est en rien con­tra­dic­toire, une poésie de la nuit, du et des pas­sages (s), des morts et des renais­sances, de cette vie qui est trans­for­ma­tion et trans­mu­ta­tion per­ma­nente. Et c’est exacte­ment sur ce point pré­cis que se tient le réel de l’Amour, auquel Dhain­aut fait d’ailleurs référence, un mot à saisir au sens que lui don­nait Jean de La Croix, celui de l’Amour/rencontre, avec soi, avec l’autre, de soi avec l’autre, le tout autre, aus­si bien cet homme que l’arbre qui se pro­file dans sa sil­hou­ette. Oui, sans doute est-ce cela, cette heure du « retour des nom­bres » dont par­le Isabelle Lévesque, un retour/recours au réel de la vie, laque­lle est mir­a­cle per­ma­nent. Il en faut de l’Amour au creux de la vie, prise en son ensem­ble, pour vivre et naître/renaître, mir­a­cle per­ma­nent juste­ment. On ne saurait donc être sur­pris de voir, en ces pages, la lune sauver un nuage, auprès de la « nais­sance des feuilles ». Un recueil de toute beauté.

Isabelle Lévesque, Un peu de ciel ou de matin, post­face de Pierre Dhain­aut, pein­tures et dessins de Jean-Gilles Badaire, Les Deux-Siciles, col­lec­tion Poésie, 2013, 74 pages, 16 euros. 

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Lecture (s)

Par | 17 mai 2013|Catégories : Chroniques|

L’année passée, les édi­tions de La Lune bleue, emmenées par Lydia Padel­lec, archi­tecte de très beaux petits objets livres de poésie, don­naient à lire Cloi­son à coulisse, long poème pub­lié en français et alle­mand et signé Eva-Maria Berg. Nous appré­cions la poésie de Berg depuis les débuts de Recours au poème. On lira ain­si des poèmes de la poète alle­mande ici :

https://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/eva-maria-berg

Mais aus­si une note sur un autre de ses ouvrages :

https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/eva-maria-berg‑l%E2%80%99absence-quotidienne/matthieu-baumier

Le poème est ici servi par la beauté du papi­er et de l’objet, ain­si que par les superbes por­traits d’Eva Largo, le tout étant tiré à 50 exem­plaires. Cela arrive entre vos mains signé du poète, de l’artiste et de l’éditeur. La Lune bleue a le sens du don. Et ce sens est en soi un acte poé­tique. Le texte est un superbe poème / chant, ten­du, à décou­vrir et à lire. Ainsi :

 

la porte bat
encore avant
de se fermer
et d’enclore
le vent
 

Beau, je vous le dis­ais. A lire en écoutant Philipp Glass, la bande orig­i­nale de The Hours par exemple.

 

Eva-Maria Berg, Cloi­son à coulisse, avec des por­traits d’Eva Largo, bilingue, édi­tions de la Lune bleue, 2012.

http://editionslunebleue.com/

 

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Nous avons décou­vert la poésie spir­ituelle­ment très ancrée/encrée dans les pro­fondeurs de l’être de Jig­mé Thrin­lé Gyat­so, homme/poème/bouddhiste, par les pages fortes de son recueil précé­dent, L’oiseau rouge, paru chez le même édi­teur. On lira des extraits dans nos pages :

https://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/jigm%C3%A9-thrinl%C3%A9-gyatso

Cette poésie s’écrit dans la vision et la pra­tique du monde d’un poète lui-même inscrit dans une longue tra­di­tion de poètes yogi. Une beauté épous­tou­flante, liée aux vibra­tions du son spir­ituel qui irrigue chaque vers. Le poète vient à nous après un long chemin, lequel n’est encore que le début de march­es à gravir sans fin. D’ailleurs, en sa pré­face, Françoise Bonardel, évoque l’importance du lien entre poésie et musique, du moins dans cette voie ini­ti­a­tique. On le dit sou­vent mais le tout n’est pas de le dire, le tout est que la poésie qui se donne à lire soit musique. Sans quoi mots et vers sont bien creux. Ici, le son devient image. Cela par­le en direc­tion, et simul­tané­ment depuis, le cœur de la matrice uni­verselle dont nous sommes tous con­sti­tués et à laque­lle nous appartenons tous, fous qui pen­sons avoir les pieds accrochés sur un sol / matière quand nous vivons en dedans de ce qui est. Lisant ce recueil, comme le précé­dent, on pense à la rela­tion poésie / musique évi­dente dans l’œuvre de Tagore ; on pense aus­si, ain­si que le sig­nale F. Bonardel, à l’art du Haïku. Art sur lequel Recours au Poème se penchera bien­tôt de façon régulière. Ce livre se lit aus­si comme un long chant, con­duisant son lecteur sur le chemin d’une poésie éveil­lée, de ce que nous nom­mons sou­vent en ces pages : « Poème ». Et ce n’est pas rien, mal­gré les apparences trompeuses d’un monde illu­soire­ment divisé, ce qui se dit dia­bo­los en latin. On médit­era sur ce réel en ressen­tant la musique des poèmes de Jig­mé Thrin­lé Gyat­so. Com­ment pour­rait-il en être autrement ?

 

Jig­mé Thrin­lé Gyat­so, Silen­cieux arpèges, pré­face de Françoise Bonardel, édi­tions de l’Astronome, 2013, 80 pages, 9 euros

http://www.editions-astronome.com/f/index.php

 

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Lire Danièle Faugeras dans Recours au Poème :

Ses pro­pres textes poétiques :

https://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/dani%C3%A8le-faugeras

Mais aus­si les tra­duc­tions qu’elle nous donne sou­vent en tant qu’éditrice et direc­trice, en com­pag­nie de Pas­cale Jan­ot, de la belle col­lec­tion Po&Psy des édi­tions Eres : Pao­lo Uni­ver­so, Porchia, Rit­sos… Danièle Faugeras est une poète / passeur, ce qui, de notre point de vue, vaut déf­i­ni­tion, en par­tie, de la poésie, laque­lle ne nous sem­ble ni sérieuse ni pos­si­ble sans générosité, ce fonde­ment de l’amitié. La générosité de Danièle Faugeras est chose plus rare qu’on ne le pense en ter­res de poésie, ce qui con­duit tout de même à se deman­der si cer­taines de ces ter­res sont réelle­ment « de poésie ». La poésie, c’est un état vivant en l’être. Cela n’admet pas les petites médi­ocrités humaines.

On pour­suiv­ra la lec­ture avec ces Murs, accom­pa­g­nés de dessins de Mag­a­li Latil. Les murs de Danièle Faugeras sont des poèmes / ful­gu­rances,  archi­tec­turés en sim­plic­ité, comme les pier­res d’angle d’une bâtisse.

 

à toute épreuve
ancrée
par voie d’informe
                         la pierre

 

et cela forme la « face cachée » du « vent » comme de ce qui appa­raît au-delà du « change­ment de plan ». C’est un silence qui se dresse, nous dit la poète, et ce silence est juste­ment ce qui offre le chant. Un chant qui prend/donne forme. Un recueil à découvrir. 

 

Danièle Faugeras, Murs, dessins de Mag­a­li Latil, pro­pos 2 édi­tions, 2010 40 pages.

http://www.propos2editions.net/

 

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La col­lec­tion Poésie des édi­tions La passe du vent, coor­don­née par le poète/éditeur Thier­ry Renard, s’installe tran­quille­ment dans le paysage poé­tique con­tem­po­rain, avec son for­mat, ses choix et sa manière per­son­nelle (chaque recueil est ponc­tué d’un éclairant entre­tien avec le poète édité). Par­mi les récentes paru­tions, cet ensem­ble du poète roumain Dinu Fla­mand, pré­facé par Jean-Pierre Siméon. Né en 1947 en Tran­syl­vanie, le poète a par­ticipé à l’une des impor­tantes aven­tures lit­téraires roumaines de la fin du siè­cle passé, la revue Equinoxe. Edi­teur, cri­tique, poète, il a con­stru­it une œuvre par­fois con­sid­érée comme polémique par le pou­voir des lende­mains qui chan­taient, celui de Ceauces­cu. Ses poèmes ont alors sou­vent été cen­surés et amputés. Et le poète a dû s’exiler. Fla­mand con­nait bien la France. Il a vécu ici, après avoir demandé l’asile poli­tique, et a longtemps tra­vail­lé pour Radio France inter­na­tionale, avant de retourn­er vivre en Roumanie en 2011. Dans sa pré­face, Siméon évoque à juste titre la poésie/cri de Dinu Fla­mand, un cri qui est aus­si celui de Munch, cri « d’effroi méta­physique et d’effarement devant la sourde et impi­toy­able vio­lence des faits, ceux d’une exis­tence, ceux de l’histoire ». Une poésie qui vit dans ce fait : « nous sommes des êtres impos­si­bles ». Les mots sont ceux de Siméon. Une poésie lucide, née en un homme poète ayant vécu, vrai­ment vécu, et dont les mots provi­en­nent des ressen­tis de la chair. Pas d’élucubrations vagues ou de bar­ri­cades imag­i­naires. On sent tout de suite cela dans la poésie de Fla­mand, comme dans celles d’autres poètes de l’Est de l’Europe aujourd’hui (ain­si Damir Sodan ou Tom­i­ca Bajsic, dont on peut lire des poèmes dans Recours au Poème). Dinu Fla­mand vient d’un monde total­i­taire en par­tie inimag­in­able pour des yeux occi­den­taux tant il fut ubuesque, un monde où la folie de quelques hommes était dev­enue la norme quo­ti­di­enne. On lira les car­nets per­son­nels d’Eléna Ceauces­cu pour s’en con­va­in­cre, une lec­ture qui mar­que une existence.

Dinu Fla­mand :

 

tôt le matin le silence de la nuit
les cen­dres du temps à la fenêtre   

Dinu Fla­mand, Inat­ten­tion de l’attention, traduit du roumain par Ana Alexan­dra Fla­mind, pré­face de Jean-Pierre Siméon, La passe du vent, col­lec­tion Poésie, 2013, 130 pages, 10 euros

http://www.lapasseduvent.com/

 

 

 

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Lecture (s)

Par | 4 janvier 2013|Catégories : Chroniques|

Au moment où l’automne se fait flam­boy­ant , Marie Huot ( Prix Jean Fol­lain 2002 et Prix Max Jacob 2007) , revient nous par­ler d’amour, dans un bruisse­ment de feuilles mortes.

 

J’aime ton odeur de sous-bois après l’ondée
que je garde sous les ongles
ta terre mouil­lée qui fraîchit 
autour de mon pied ma pliure
j’aime ton automne 
à l’intérieur de moi.

 

Nous sont ain­si offerts Trente-six vari­a­tions sur l’amour , comme une prom­e­nade dans les sous-bois. Ne nous éton­nons pas d’y crois­er un petit chap­er­on rouge 

 

Quand l’amour se promène dans les bois
Il n’a qu’un petit chaperon 
et rien dessous.
Il est vite nu
si le loup y était.

 

quelques bich­es, des ogres,  des oiseaux qui se nichent …

Marie Huot a rassem­blé dans ces pages tous les mots d’humus et de sève, les images d’une forêt enchan­tée, pour nous attir­er dans la clair­ière des sens et du sens. Elle joue, jon­gle avec les métaphores, les allé­gories, les sym­bol­es avec grâce , légéreté, déli­catesse, faisant tour à tour de cet amour un ani­mal qui court la garenne / sur ses pattes veloutés, ayant beau pelage et frémis­sant muse­au et la forêt elle-même : l’amour est une forêt de trem­bles / Dès que tu pos­es ton doigt sur moi / Mes feuilles frémis­sent et frisonnent …

Marie Huot a retrou­vé son regard d’enfance, nour­rie de con­tes et de légen­des, une enfance de cours­es dans les sous-bois et cha­cun de ses poèmes fait de nous un « petit poucet » revenant à la source de l’innocence :

 

Cachée sous les arbres noirs
je regarde les braconniers 
pos­er leurs pièges.
pourvu que l’amour ne s’égare
et perde d’un seul coup ses deux pattes 
ma cabane mon abri de joie.

C’est au coin d’un feu, en dégus­tant des châ­taignes que  l’on a envie de partager avec elle son enchante­ment obstiné dans la clair­ière de l’être .

 

Marie Huot, Une his­toire avec la bouche, Illus­tra­tions de Diane de Bour­nazel, Al Man­ar Poésie/ Edi­tions Alain Gorius, 2012, 15 euros.

 

.….….……

 

Dia­logue ininterrompu

Voilà soix­ante et un an qu’a dis­paru René-Guy Cadou, ce poète aux mots incan­des­cents. On sait, ne serait-ce qu’à la lec­ture d’ Hélène et le règne végé­tal quelle place cen­trale Hélène Cadou occupe dans l’œuvre de René-Guy et dans sa vie. Ce bon­heur, cette joie mille fois glo­ri­fiés s’interrompirent au print­emps 1951, lais­sant Hélène seule. On sait moins qu’Hélène, ayant com­mencé à écrire au temps du bon­heur ne se con­tenta pas de garder vivante la mémoire de René-Guy, mais qu’elle con­tin­ua , par-delà la mort, le dia­logue avec l’homme de sa vie.

 

Je m’applique à te redonner 
Dans le nid trem­blant de mes mains 
Une part de jour assez douce
Pour t’obliger à vivre encore.

 

Loin d’être un long lamen­to nos­tal­gique, ces poèmes sont d’abord une ode à la joie tran­quille des jours. Parce que tu chan­tais le monde et sa souffrance

 

                                        Et le chien bohémien que je n’oublierai pas
                                        Reviens 
                                       Il y aura cortège pour t’aimer

 

Certes, les pages sont empreintes d’une douce nostalgie

 

Tu m’es revenu ce matin
Le soleil est sur la maison
Si je savais le retenir 
Dans le cor­beille d’un beau jour 
Peut-être viendrais-tu parfois
Faire halte au milieu de ta nuit
Et dormir encore avec moi 
Dans la paille de ses rayons .

 

Mais c’est d’amour vivant que par­le Hélène. D’un amour ray­on­nant, solaire qui vibre à chaque vers. Une lec­ture nég­li­gente de ces pages pour­rait laiss­er croire à une écri­t­ure d’imitation tant l’univers de René-Guy imprègne les mots d’Hélène. Il n’en est rien : Hélène a une voix qui lui est pro­pre, elle est l’écho féminin de René-Guy. L’œuvre d’Hèlène est la part fémi­nine de celle de Cadou. On pense ici au pro­jet d’œuvres croisées qu’ont mené Elsa Tri­o­let et Aragon. Car c’est bien d’un dia­logue qu’il s’agit, comme les con­ver­sa­tions que l’on imag­ine qu’Hélène et René-Guy avaient , les longues soirées d’hiver, dans l’école de Louisfert .

 

Les arbres saig­nent dans la nuit
Et les étoiles vont trop vite 
Mais l’hiver hésite à ma porte
Pourquoi veux-tu que je m’étonne ?
La lampe cueille le silence
Et fait parure au souvenir.

 

Dia­logue avec un dis­paru, donc, mais dia­logue de vie avec un vivant, car Les épis nou­veaux ont des raisons de croire répond-elle à celui qui avait écrit Sym­phonie du Print­emps et puisque «  l’existence est tou­jours sauve », Hélène Cadou referme ce recueil en nous indiquant :

 

Il reste à décou­vrir un mes­sage plus clair
Que les sources ou les étoiles
Plus évi­dent que le jour.

 

La poésie d’Hélène Cadou est évidente.

Hélène Cadou, Le bon­heur du jour suivi de Can­tate des nuits intérieurs, Edi­tions Bruno Doucey, 2012, 13 euros.

.….….……

 

Sous les mots pudiques et sim­ples de Jean Le Boel affleure la vie de gens de peu, tra­vailleurs , ouvri­ers ou paysans à qui , le plus sou­vent, man­quent les mots pour dire .

 

Les mots lui manquent
oisives ses mains ses gross­es mains 
l’’embarrassent elles ignorent rugueuses 
la caresse la couleur agile
il ne sait que travailler…

 

Et Jean Le Boël de s’interroger sur son pro­pre rôle : qui es-tu, toi qui portes les mots des autres .Il dit avec force leur colère plan­tée dans l’hiver, il dit avec vigueur la fatigue des corps/ et le fra­cas des machines, il dit sans résig­na­tion tous ceux et celles, résignés ,

 

Débrail­lés, déplacés, déclassés 
oui, ils furent
cas­quette à la main
n’en pen­sant pas moins.

 

Il dit pour aider les autres à renaître 

à la parole.

Il DIT ! Et, c’est la voix de tout un peu­ple, bafoué, ignoré qui tout à coup monte des pages. Ce sont des mil­lions de vies anonymes qui ressur­gis­sent, et une émo­tion venue du plus pro­fond se met à couler là où leur chair s’est usée.  Ils sont remon­tés de la mine et descen­dus des collines avec leurs mains calleuses et leurs pau­vres mots mal­adroits, c’est le peu­ple des travailleurs.

Il n’y a nulle emphase dans les mots de Jean Le Boël , nul effet de style . La poésie de Jean Le Boël n’a pas les bonnes manières de l’éducation bour­geoise et n’est pas faite pour être lue à des jeunes filles évanes­centes au fond d’un parc…. Et l’on sent bien que cette poésie-là n’est pas « sa tasse de thé ».

 

Je ne suis pas berg­er des bêlantes étoiles 
Je chante l’homme

 

Voilà, c’est dit, c’est même écrit, avec cette force tran­quille que donne à l’artisan, au paysan ou à l’ouvrier le sen­ti­ment de fierté du tra­vail accom­pli. Si ce mot n’était pas devenu une injure, j’oserais dire que Jean Le Boël est un vrai et grand poète « pop­uliste ». S’il lit ces lignes, il saura, lui, que sous ma plume, c’est un compliment.

Jean Le Boel, Là où leur chair s’est usée, Les écrits du Nord/ Edi­tions Hen­ry, 2012, 9,50 euros.

 

.….….……

 

«  Ain­si chevil­lée au corps, la poésie est un acte de résis­tance, une vie dans la vie, un geste de lib­erté qui s’oppose à toutes les formes d’aliénation subies par le poète. « Sainte quo­ti­di­en­neté » que celle de l’écriture qui sauve un homme de l’effondrement » écrit, dans sa pré­face Bruno Doucey qui vient , oppor­tuné­ment, de rééditer ces textes. Acte de résis­tance, bien sûr, il en est ain­si de toute poésie, mais surtout acte de prophétie, si l’on songe que ces vers ont été écrit en 1968, telle­ment ils font écho à une douloureuse actualité :

 

Ne pleure pas sur la grèce, ‑quand elle est près de fléchir
Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,
La voici qui défer­le à nou­veau, s’affermit et se déchaîne
Pour ter­rass­er la bête avec la lance du soleil. 

 

D’une oppres­sion à une autre, cir­con­stances changeantes, ce sont les mêmes mots pour dire la lib­erté .Lib­erté dans le choix même de cette forme par­ti­c­ulière­ment con­traig­nante qu’est le vers réguli­er de quinze syl­labes, si l’on veut bien com­pren­dre que la lib­erté n’est pas l’ignorance de la règle mais son dépasse­ment. Lib­erté par le recours à cette forme de chan­son pop­u­laire, issue du plus pro­fond des entrailles d’un peu­ple opprimé , manière de faire enten­dre que la lib­erté est d’essence pop­u­laire . Lib­erté enfin pour l’espérance qu’elle donne :

 

Un petit peu­ple qui lutte sans les sabres ni les balles
pour le pain du monde entier, pour la lumière et la chanson.

 

De chant en chant, Rit­sos con­voque , non pas les héros mythiques de la Grèce antique, mais ceux , anonymes , des guer­res d’indépendance à moins que ce ne soit quelques « ban­dits d’honneur » . Il y a   dans ces vers- là un  écho à la com­plainte de Mandrin …

Et Bruno Doucey de s’interroger : «  Poésie de con­tre­bande ? Bien enten­du.” Répond-il .

Mais toute poésie, juste et vraie, n’est-elle pas par nature, de con­tre­bande ? De con­tre­bande, oui, la poésie qui ne cesse de franchir la fron­tière du sens com­mun, qui court  à la lisière des sig­ni­fi­ca­tions , qui échappe à toutes les pris­ons du lan­gage, qui se rebelle con­tre les « oukas­es » des « sachants ». Je pense, ici, à cette phrase de Jean Giono : «  Je suis rebelle et si la société a anni­hilé en toi tes fac­ultés de révolte, je suis rebelle pour t’obliger à l’être ». En dix-huit « petites chan­sons », c’est à ce devoir d’insoumission et de rébel­lion par la poésie, la poésie comme dernier recours en somme , que Yan­nis Rit­sos nous invite .

Yan­nis Rit­sos, Dix-huit petites chan­sons de la patrie amère, Edi­tions Bruno Doucey, 2012.

 

 

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Lecture (s)

Par | 22 décembre 2012|Catégories : Chroniques|

 

Fes­ti­val esti­val, en sa 15e édi­tion, Voix de la Méditer­ranée (Lodève) est aus­si un recueil annuel de poèmes réu­nis­sant les poètes méditer­ranéens con­tem­po­rains invités, et actuelle­ment pub­lié par les édi­tions La Passe du Vent. L’anthologie réu­nit ain­si une cinquan­taine de poètes venus d’Albanie, d’Algérie, de Bosnie, de Chypre, de Croat­ie, d’Egypte, d’Espagne, de France, de Grèce, d’Israël, d’Italie, du Koso­vo, du Liban, de Libye, de Macé­doine, de Malte, du Maroc, du Mon­téné­gro, de Pales­tine, du Por­tu­gal, de Roumanie, de Syrie, de Tunisie et de Turquie. Une petite biogra­phie de chaque poète ponctue le vol­ume. Etant don­née la diver­sité des voix, une telle antholo­gie présente for­cé­ment une absence d’unité qui ne saurait être com­pen­sée par une vision iden­ti­taire des alen­tours de la Méditer­ranée. Cha­cun y lira donc ce qui plaît à son âme. Pour ma part, les voix de Boud­jera, Sto­jic, Gihan Omar, Evadi­nos, Etel Adnan ou Haji sont celles que je retiens. Mais c’est très sub­jec­tif. On a une pen­sée émue, à la lec­ture de ce livre, en direc­tion du poète de langue albanaise Ali Podrim­ja, poète qui ouvre le recueil et qui nous a quit­tés, à Lodève, durant le fes­ti­val. Ce fut un choc. Out­re les poèmes ici pub­liés, un beau recueil de ce poète est disponible chez Cheyne.

Voix de la Méditer­ranée, Antholo­gie poé­tique, La Passe du Vent, 2012, 118 pages, 12 euros.

 

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Franck Doyen, poète menant aus­si un tra­vail dépas­sant les fron­tières habituelle­ment imposées aux divers­es facettes de l’art au sein de Col­lec­tif ET, fait paraître à l’Atelier de l’agneau une 2e édi­tion de éc rire au moment où. Le livre est orchestré en trois moments et un « défini­tif moment », qua­tre par­ties donc. Ou plutôt qua­tre moments de la voix. Le ton du (ou des) poème (s) varie au son des vari­a­tions de la taille de la police de car­ac­tère ou de sa tex­ture, reflet écrit du tra­vail mené par le poète sur la voix. Cris. Silences. Chu­chote­ments. Voix qui s’élève et s’abaisse. C’est pour­tant bien d’écriture dont il s’agit, le poète le dit avec force, et même de péné­tra­tion de l’entier du corps dans l’écriture. En-dedans. Ce tra­vail ne s’inscrit évidem­ment pas dans les sen­tiers bat­tus de la poésie même s’il s’apparente à des courants fort vivants de la poésie con­tem­po­raine, courants aux­quels tout un cha­cun est main­tenant habitué. Reste qu’il s’agit d’expérimentation, une poésie expéri­men­tale (il faut bien utilis­er ce mot détestable, il est entré dans les mœurs, même si l’on con­sid­ère que toute poésie est d’une cer­taine manière expéri­men­tale), poésie expéri­men­tale donc, qui se tra­vaille aus­si du côté de l’œuvre de Blaine, Pen­nequin ou de cer­taines pub­li­ca­tions de POL ou d’Al Dante, par­mi bien d’autres. Fer­mant le livre, son lecteur peut penser (c’est mon cas) qu’entendre le texte serait chose fort intéressante.

 

Franck Doyen, éc rire, Ate­lier de l’agneau, 2012, 100 pages, 15 euros.

 

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Patrick Joquel donne à lire, avec ses Ephémères d’un pas­sant, les pros­es poé­tiques d’un voyageur incor­poré dans les paysages qu’il tra­verse en les vivant. Le recueil s’ouvre sur un rap­port char­nel, qua­si éro­tique, au paysage et à la nature, cette nature que Joquel célèbre tout au long de ses poèmes. Il s’adresse à une per­son­ne en par­ti­c­uli­er, à cha­cun de nous peut-être. Ils ont en tout cas à chaque fois été envoyés à une per­son­ne pré­cise, dont nom­bre de poètes. Les pros­es sont ryth­mées par les vari­a­tions de la lumière et de la mer. Elles com­men­cent toutes par le regard. Et se lais­sent pénétr­er par l’extérieur.

Je tourne alors en rond. En spi­rale. En coquille. Par­fois en belle ascen­dance. Par­fois en jolie dégringo­lade. Ques­tion de marées. De regards. Les vents demeurent insta­bles. Les pres­sions vari­ables. Je les suis au baromètre. Je m’accroche aux gra­da­tions. Je saute des lignes. Je passe en marge. Je pars. Je m’échappe. Pour sur­vivre. Hors sen­tier. Bra­con­ner un peu d’air. Libre.

Patrick Joquel, Éphémères d’un pas­sant, édi­tions de L’Atlantique, col­lec­tion Phoi­bos, 2012, 52 pages, 16 euros.

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Robert Pic­camiglio, out­re une vie comme « agent de pro­duc­tion », a der­rière lui une cinquan­taine de livres pub­liés chez dif­férents édi­teurs, dont Le Rocher, Alphée, Albin Michel ou Jacques Bré­mond. Poèmes, romans, théâtre… Mille plaines, mille bateaux, paraît dans la « Nou­velle Col­lec­tion de Poésie » des édi­tions La Passe du Vent, col­lec­tion dont la par­tic­u­lar­ité est de don­ner à lire chaque année et simul­tané­ment trois voix de la poésie con­tem­po­raine. Cha­cun des vol­umes est suivi d’un entre­tien avec l’auteur, mené ici par Thier­ry Renard.

Le livre s’ouvre sur ces vers :

 

J’ai marché une sec­onde une minute
une heure un jour une sai­son une vie de trop
trop tard main­tenant pour m’arrêter
j’ai per­du en chemin l’illusion d’être encore
le Petit Poucet de la fable
je suis trop grand maintenant
plus assez inno­cent pour avoir la moin­dre chance
d’entrer me blot­tir entre les pages serrées
du livre et de la fable.

 

Des poèmes courts qui entremê­lent des morceaux de réel et une plongée dans les pro­fondeurs de l’humain.

Robert Pic­camiglio, Mille plaines, mille bateaux, La Passe du Vent, col­lec­tion Poésie, 2012, 10 euros.

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Danielle Fournier et Luce Guil­baud pub­lient avec Iris un ensem­ble de poèmes qui est autant un dia­logue entre elles qu’un recueil de poésie. Les deux. A deux voix. Mais non à qua­tre mains. Quoique… C’est un livre éton­nant et par bien des aspects pas­sion­nant. En ces recueils ou dia­logues asso­ciés, par delà l’océan, les deux poètes se par­lent, évo­quent des choses et per­son­nes com­munes, Iris, En deux ensem­bles por­tant le même titre.

 

Il y a une autre absence der­rière l’absence, et un autre silence der­rière le silence. Depuis de manque orig­inel, l’Oratorio de l’âme et du corps.

Je trans­mets à celle qui me pour­suit, ce qui la précède ; les formes de la mémoire échevelée, posi­tion funam­bule de faire de la beauté mal­gré l’horreur, qui part de la révéla­tion vers l’élévation, du mys­tère à l’apparition et à la réc­on­cil­i­a­tion enfin venue. Pen­dant qu’elle est devant la mer, je chu­chote une parole inédite, pleine de man­sué­tude et mis­éri­cordieuse dans laque­lle la Voix de Dieu est Verbe et Épiphanie.

Tout mot est un nom pro­pre. Et le souf­fle habite tout.

 

Ce sont les mots de Danielle Fournier.

Danielle Fournier et Luce Guil­baud, Iris, édi­tions de l’Hexagone, Québec, 2012, 115 pages, sans prix.

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Avec Le Chant de toi, Jean-Yves Clé­ment donne une ode, un chant d’amour. Cela s’inscrit dans une cer­taine tra­di­tion poé­tique. Le chant est offert à la femme aimée dont le prénom en d’autres con­trées sig­ni­fie « Marie ». Et le livre s’ouvre sur une cita­tion de Saint-Augustin. C’est d’Amour incar­né en l’amour dont par­le ici le poète. Le mot et le verbe peinent à trou­ver dif­férentes accep­ta­tions aujourd’hui. Pour­tant, les Grecs anciens util­i­saient trois voca­bles dif­férents pour exprimer divers­es façons d’aimer, divers­es hau­teurs de l’amour. Le chant du poète est aus­si mou­ve­ment, à la fois musique et déplace­ment au fil des pages ; depuis la ren­con­tre jusqu’aux absences et instants com­muns. Ce long poème tient du cantique.

Jean-Yves Clé­ment, Le Chant de toi, Cherche Midi, col­lec­tion Points fixes/Poésie, 2012, 80 pages, 11 euros.

 

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Par | 15 décembre 2012|Catégories : Chroniques|

 Il est étrange de lire le mot « roman » sur ce livre de poète. Jul­liard aurait-il peur de la poésie ? À moins que Jean-Luc Mar­ty ne le sache pas encore, ou bien qu’il soit en voie (on est ten­té d’écrire « voix ») de le décou­vrir : l’état de son esprit n’est pas ici état de l’esprit d’écrivain enchaîné à la lit­téra­ture mais bel et bien état de l’esprit de poète. Du reste, Gilles Lapouge, dans sa pré­face, le dit. On n’échappe pas à Gilles Lapouge. L’écriture de ce vol­ume naît d’une image, ce qui forme – si l’on veut en croire Octavio Paz – la fon­da­tion même d’une poésie, « fon­da­tion » étant enten­du ici au sens de ce qui sacre le tem­ple. L’image est un des axes du poème, en effet. L’autre sup­porte la langue, celle qui ne se trans­forme pas mais fait pas­sage selon Jean Gros­jean. Un long poème donc, où « l’histoire » importe peu. Ce qui compte c’est l’image asso­ciée à la langue. Et cela dit bien plus qu’une des nom­breuses his­toires parais­sant péri­odique­ment, à coup de cen­taines de vol­umes entassés. La poésie est un tem­ple rare. Ici, elle part de la prose, s’interroge, se cherche et con­duit jusqu’aux poèmes de la fin du livre, annon­cés comme des dans­es, et en effet il y a de la danse en trans­es dans l’acte même de la poésie, cette transe reliant l’être s’assumant poète au monde de la poésie, le Poème. Et au fil des pages, la prose s’évanouit. Pour laiss­er la place à une sorte d’auto-initiation poé­tique de l’écrivain Jean-Luc Mar­ty, au poète qu’il est dans le réel. C’est pourquoi Dada sur­git. Tout passe par la langue. Un beau livre en soi, d’autant plus beau qu’ici, au sein de Recours au Poème, rien ne nous plaît plus que d’assister à la nais­sance d’une poésie.

Jean-Luc Mar­ty, Un cœur por­tu­aire, Jul­liard, 2012, 120 pages, 16 euros.

 

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Et rien de sûr si ce n’est la ville
chien fidèle. La ville compagne
la ville sou­tien. Elle te pardonne
chaque trahi­son, t’accueille à nouveau
dans ses bras. Te délivrant
du corps que tu désires

et que tu n’as pas.

[M. Pieris, Ville chien fidèle]

 

Cette antholo­gie choisie des poèmes de Pieris est traduite, com­posée et présen­tée par le meilleur con­nais­seur fran­coph­o­ne de la poésie grecque con­tem­po­raine, Michel Volkovitch. Pieris est né sur l’île de Chypre. Son enfance s’est déroulée sur les hau­teurs de Limas­sol. Etu­di­ant en Grèce, il assiste à l’invasion de l’île par l’armée turque en 1974, puis à la par­ti­tion de Chypre. Une par­ti­tion tou­jours d’actualité sur une île dont la par­tie grecque est mem­bre de l’Union Européenne, ce qui atténue un peu la pro­pa­gande paci­fiste « européenne » dont on nous ser­ine les oreilles depuis des années. Sans que la sauce du virtuel ne prenne aus­si bien que le souhait­eraient nos com­mu­ni­cants européens. Tout cela dit beau­coup sur la manière dont l’Union Européenne se regarde. Cette his­toire col­lec­tive est source de l’histoire per­son­nelle du poète. Car Pieris est par­ti en exil, en Aus­tralie d’abord durant 20 ans, puis dans dif­férentes villes du monde, avant de revenir à Chypre et de vivre aujourd’hui à Nicosie. Ses Méta­mor­phoses d’une ville sont nées de l’errance. Les poèmes ici représen­tés provi­en­nent de divers recueils, ils tour­nent tous autour de la ville, des villes, et de l’apparition/disparition con­tin­uelle d’une femme pour nous incon­nue. Le recueil com­porte de très beaux poèmes, dont ceux con­sacrés à des villes français­es – ain­si, Paris. Pieris par­le des villes comme l’on par­le par­fois des femmes en poésie, sans cess­er d’être un poète du voy­age. Il y a beau­coup d’émotion dans cet ensem­ble où la femme qui passe se fond dans le décor de villes qui nais­sent et dis­parais­sent de mots en mots.

Ceci par exemple :

 

Je veux une ville qui me cache

 

Une ville qui tolère une ville qui vient en aide
une ville qui com­prend une ville qui coopère
une ville qui accepte une ville qui approuve
une ville qui incite une ville qui compatit
une ville plus prop­ice à la vie cachée.

Une ville qui stim­ule une ville qui excite
une ville qui con­spire une ville qui participe
une ville qui se déchaîne qui se laisse aller
avec remords aux plaisirs illicites…

Qui se donne chaude comme deux bras ouverts
en des heures et des cir­con­stances précises
et cou­vre nos péchés de sa bonne allure.

Je veux, je cherche une ville qui me cache.

Une ville aux fig­ures inconnues
aux lieux nou­veaux chaque soir
pro­posant une foule de rapprochements
de coïn­ci­dences inat­ten­dues et d’occasions fortuites.

Je veux une ville hardie une ville qui réchauffe
une ville qui se pas­sionne une ville qui inspire
une ville aux douces paroles une ville qui console
une ville récon­fort qui apaise mon esprit
une ville qui m’enferme dans sa chaude poitrine.
je veux, je cherche une ville qui me cache.

Et non du vil­lage indis­cret le cœur
froid et dur, le vis­age glacial
et les nom­breux miroirs, les maisons
trans­par­entes, les micros dans les rues.

Mihàlis Pieris, Méta­mor­phose des villes, Cir­cé, 2012, 175 pages, 19,5 euros.

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Sur le plan chronologique de l’écriture, les textes de Un tan­go pour Amalia (2007) précè­dent ceux de Sinon dans la chair (2009). Entre les deux, il y a la souf­france source de la vio­lence sub­lime qui ani­me ces poèmes de Deschizeaux. Vio­lence de la perte, celle de l’être proche.

 

(…) j’entends quelqu’un chanter le christ, et dans le mar­bre de mes ténèbres, il n’y a plus que mar­i­on­nettes et prose en berne.

 

Ces mots tirés du tout pre­mier texte du recueil don­nent le ton. Où est Dieu absent quand la vie rend l’être souf­frant ? Cette colère pose une vraie et fréquente ques­tion : celle de l’origine de ce que nous nom­mons le Mal. Pourquoi Dieu créa­teur du Bien provo­querait-il ce Mal qui nous entoure ? Bien des répons­es ont été ten­tées, tant en poésie qu’en philoso­phie. En une telle matière, il n’est évidem­ment pas de réponse unique et aucune réponse pos­si­ble devant la souf­france vécue intérieure­ment et intime­ment. Le Mal absence de Bien plutôt que pro­duit de Dieu étant ce Bien est pour­tant un ailleurs de Dieu. Il naît, pour le chris­tian­isme, de la chute liée aux agisse­ments humains. Ain­si, il n’est pas de Mal en ce que les chré­tiens nom­ment Dieu. Sim­ple­ment le principe de vie,  vie et vies qui ensuite se dévelop­pent en lib­erté. Le principe n’est pas l’origine du Mal, il n’est que l’origine de lui-même. Le miroir que nous lui ten­dons est nôtre. Reste que la poésie de Deschizeaux con­fronte la douleur de la mort à cette présence / absence de Dieu. Mais aus­si aux belles valeurs dont nous sommes imprégnés, la démoc­ra­tie, la république (des mots peu fréquents en ter­res de poésie contemporaine).

 

Je suis étranger au prêtre qui bénit mon poème, au reflux sur­réal­iste qui rougit ma voix, au sac­ri­fice de l’ange sur le mont d’ébène, mon corps est un don de vieil­lesse, un mys­tère sur la pri­mauté du ven­tre, je veux ignor­er le goût de ton sang, celui qui dégouline comme l’azur sur mes lèvres de cendre.

 

Sinon dans la chair est le cinquième recueil pub­lié par le poète.

Olivi­er Deschizeaux, Sinon dans la chair suivi de Un tan­go pour Amalia, Rougerie, 2011, 70 pages, 12 euros.

On peut écouter une lec­ture de ce recueil ici :

http://www.youtube.com/watch?v=PKzkyNvCIpg

 

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« Gre­nier d’étoiles », un titre choisi par Danièle Faugeras dans le poème Rêves, ici repro­duit de superbe façon au cœur du vol­ume. Les poèmes de cet ensem­ble provi­en­nent de Can­ciones (1921–1924) et de Suites (poèmes pub­liés en revues entre 1920 et 1928). Je n’aurais pas ici l’outrecuidance d’écrire au sujet de Gar­cia Lor­ca, poète et poésie qui ont sans doute aucun entraîné le plus de com­men­taires jamais écrits sur une œuvre. Lais­sons la parole à Lorca.

 

Ini­tium

Adam et Ève.
Le serpent
brisa le miroir
en mille morceaux,
et la pomme
fut la pierre.

Salu­ons la beauté de cette tra­duc­tion amoureuse réal­isée par Danièle Faugeras.

L’univers
est en attente de quelque chose
qui encore n’a pas éclos.
La flo­re infinie
des étoiles
et les faunes de l’âme
reti­en­nent leur souffle
et regar­dent vers un point
qui est loin
atten­dant la clé
du mystère,
point qu’attaque la mort
avec un marteau fantastique.
Car si le point lointain
venait à s’effacer du ciel
il y aurait une catastrophe
d’étoiles
un énorme amas
d’étoiles
couron­nées de fantastiques
squelettes.

On ne choisit pas de traduire de tels poèmes par hasard, de les citer non plus. 

 

Fed­eri­co Gar­cia Lor­ca, Gre­nier d’étoiles, traduit par Danièle Faugeras, érès, col­lec­tion Po&Psy, 2012, 10,5 euros.

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