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Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir

Cet ouvrage d’Angèle Paoli se consacre au peintre flamand Joachim Patinir (1483-1524) et à six de ses tableaux, conservés dans différents musées d’Europe. Paysage avec Saint Jérôme au Prado, Saint Jérôme dans le désert au Louvre, Le Passage du Styx au Prado, Paysage avec Saint Christophe à l’Escurial, au Paysage avec Saint Christophe portant l’Enfant Jésus peint avec son ami Quentin Metsys au musée de Flandres de Cassel, Paysage avec incendie de Sodome et Gomorrhe au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Le repos pendant la fuite en Égypte, au Prado. Il faut entrer lentement dans le livre à la fois simple et ardu. Le livre écrit tantôt en vers, tantôt dans une prose libre, étonne par l’originalité de son approche.

Il ne s’agit pas ici de mener des analyses savantes ou des commentaires spéculatifs mais bien de se situer au cœur de l’intériorité des personnages. L’ermite Jérôme, le saint porteur de l’Enfant, le peintre Patinir, Joseph parlent et rêvent – la dimension onirique, comme souvent chez Angèle Paoli, traverse tout le livre. Les personnages sont dotés d’une voix propre qui n’est pas sans entrer en profonde osmose avec celle de la poète elle-même. Et, plus que jamais le terme de recueil prend ici son double sens de recueillement sur fond de silence propice à la méditation, à la poésie.

La composition en dix chapitres est extrêmement travaillée. Nous partons dans le premier chapitre vers un lointain appelé « Chalchis », magie du « nom de désert ancien » où s’exile Jérôme pour « méditer ». Répété à plusieurs reprises, le mot pourrait concerner tous les personnages du recueil qui sont de vrais solitaires et qui, chacun à leur façon, pratiquent une forme d’exercice spirituel.

Chalchis ad belum
ainsi la nomme Pline
l’historien

Quelque part
avant de filer plein Sud
vers Palmyre
la majestueuse
ses oasis
légendaires.

Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir, éditions Henry, 120 pages, 10€.

Puis nous voici devant la hutte de Jérôme, au sein du paysage dans l’art duquel Patinir est passé maître. Rochers, falaises, ânes et chèvres sont là, imaginés par le peintre qui a peu voyagé et les peint d’après sa Flandre natale et la Meuse. « le désert rêvé / se fond en des paysages visionnaires/nimbés de bleu ».

Dans « Diptyque I », c’est la poète qui parle et évoque le paysage, le lion soigné par l’ermite Jérôme et sa vocation. Dépouillement, simplicité voulue et « dialogue avec le silence ». Ce silence est une dimension dans laquelle baigne tout le recueil. Jérôme, Christophe, Joseph, Patinir, la poète se parlent à eux-mêmes, non à autrui, et sur fond de silence. Dans une tessiture entre solitude et silence.

Puis, dans « Diptyque II », le peintre Patinir se livre à un monologue intérieur en prose autour de son œuvre Saint Jérôme dans le désert. Par-delà le paysage de montagne, c’est la tension entre la vie mondaine, dans le siècle, et la vie monastique qu’il livre ici : « Quel diable de dialogue se joue ici, sur les devants de la scène entre la dépouille cardinalice, évidée du corps auquel elle est destinée, et le modeste brun de bure qu’a revêtu l’ermite ? ». Patinir ne manque pas de mentionner la gamme chromatique de ses bleus qui est la marque originale de ses toiles.

Le chapitre « Styx » se consacre au thème de la traversée de l’âme, qui transite, emmenée par « Charon le nautonier de légende ». Est-ce la petite âme anonyme, la nôtre ou celle de la poète ? Ce chapitre en vers tient de l’examen de conscience sur la vie passée, ses illusions, ses amours, ses regrets. À l’heure de la mort la voix du poème se tourne vers la profondeur de l’être :

Longtemps tu t’es cru immortel
au-dessus de tout soupçon
indifférent au temps qui passe
à la maladie qui arrache des pleurs

Le Styx et l’Eden, la mythologie antique et l’Histoire sainte se fondent en des réseaux possibles d’images qui dessinent la quête spirituelle. Le chapitre « Christophe, Diptyque I » donne à entendre la voix du saint qui, en un flux de conscience en prose, fait retour sur lui-même. Sur sa laideur d’homme cynocéphale et sa stature de géant. Sur sa métamorphose qui le fait passer du Réprouvé au Christophore de la Légende dorée. L’évocation de son bâton et d’autres symboles projette la lueur sacrée du tableau conservé à l’Escurial. Dans le chapitre « Christophe, Diptyque II », consacré cette fois à une œuvre commune de Patinir avec Quentin Metsys, le saint poursuit son questionnement mystique à propos de ce Jésus enfant qu’il transporte :

« Suis-je son berger ou est-ce lui qui me conduit       jusqu’où ? ».

Avec le chapitre « Incendie », Angèle Paoli noue en une superbe surimpression l’incendie de Sodome et Gomorrhe et celui de la ville de Patinir, Dinant incendiée par Charles Le Téméraire. Vers et prose se mêlent dans ce poignant monologue de Patinir qui revient en pensée à sa ville, son enfance, à son père :

En huit jours le Téméraire
avait eu raison de la ville […] la ville fut rasée
mon père disparut
pour ne réapparaître
que bien des années
plus tard
plus muet qu’une tombe

Vient ensuite le chapitre « Intermède », Jérôme médite, rêve, explore, déchiffre, son lion paisible à ses côtés. Son rêve l’emporte vers la guerre et la folie meurtrière des hommes. Il est clair que l’on reconnaît ici, comme dans tout le recueil, l’aspiration au questionnement intérieur d’Angèle Paoli. Chez elle, également, les résonances s’orientent vers la spiritualité. Et son regard ne cesse de se mêler à celui du peintre dans le sentiment d’une proximité hors du temps. 

Le chapitre « Le rêve de Joseph », autour du tableau Le repos pendant la fuite en Égypte, ainsi que le dernier chapitre « Le dernier rêve de Patinir » laissent place au peintre qui rêve. Défilent ainsi l’exil en Égypte, le meurtre des enfants innocents sur ordre d’Hérode, la Vierge qui allaite « perdue dans ses songes », elle aussi. Un magnifique mouvement emporte ensemble le paysage de Bethléem et celui de « la Meuse originelle » cher à Patinir. Le recueil se clôt sur le songe de Patinir à l’agonie : « Où suis-je ? en Judée à Dinant à Anvers ? ». En ce puissant moment d’onirisme, Patinir convoque son portrait réalisé par Metsys, la Vierge, le désert de Syrie, la Meuse, les soldats romains, les bois des Flandres, « saint Jérôme quelque part sous les branchages », le géant Christophe. C’est la dimension de ce « paysage-monde à portée de pinceau » que requièrent les ultimes moments de la mort du peintre. Patinir entouré de ses créations, de ses créatures s’éteint dans un dernier souffle, se rappelant ce vers d’un poème latin, tiré de l’Histoire Auguste, écrit par l’empereur Hadrien au moment de mourir. « anima vagula blandula ». Le destin de cette « pauvre petite âme perdue », évoqué par Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien et qui nous renvoie à notre lot à tous, à « la forme entière de l’humaine condition ».

Au bout du compte de ce récit-poème, Angèle Paoli, contemplatrice passionnée, épouse au plus près les paysages et le « je » des personnages du maître flamand. Elle pénètre leurs pensées, leurs questionnements. Elle glisse de l’une à l’autre de ces incarnations avec qui elle est en grande connivence. Au point qu’à certains moments ne sachant plus qui parle, d’elle ou de l’un d’eux, nous retrouvons le merveilleux repère qu’est l’inoubliable bleu du peintre qui ponctue tout le recueil. Avec Le dernier rêve de Patinir, Angèle Paoli, gagnée par le chant intérieur que ses toiles font monter en elle, se laisse remarquablement habiter par le peintre.

Présentation de l’auteur

Angèle Paoli

Angèle Paoli est née à Bastia. Elle a enseigné pendant de nombreuses années la littérature française et l’italien. Elle vit actuellement dans un village du Cap Corse, d’où elle anime la revue numérique de poésie & de critique Terres de femmes, créée en décembre 2004 avec l’éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca.

Elle a publié de nombreux ouvrages, mais aussi des poèmes et/ou des articles dans les revues Pas, Faire-Part, Poezibao, Francopolis, Europe, Siècle 21, La Revue des Archers, NU(e), Semicerchio, Thauma, Les Carnets d’Eucharis, DiptYque nos 1, 2 et 3, Le Quai des Lettres, Décharge, Mouvances, PLS (Place de la Sorbonne), Recours au poème, Diérèse, Terre à ciel, Paysages écrits, Secousse, Sarrazine, Mange Monde, Bacchanales, Le Pan poétique des Muses, Souffles, Ce Qui Reste, ... 

Lauréate du Prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013, attribué par le Cénacle européen francophone de Poésie, Art et Littérature. Membre du jury du Prix de poésie Léon-Gabriel Gros (revue Phœnix) pour l'année 2013. Invitée en tant que poète au 17e Festival de poésie «Voix de la Méditerranée» de Lodève (juillet 2014). Membre du comité de rédaction des revues Sarrazine et Les Carnets d'Eucharis. Poète invitée de «Ritratti di Poesia - Fondazione Roma» (février 2016). 

Bibliographie : 

▪ Noir écrin, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
Manfarinu, l'âne de Noël, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
A l'aplomb du mur blanc, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, 2008
▪ 
Lalla ou le chant des sables, récit-poème, éditions Terres de femmes, Canari (Haute-Corse), 2008. Préface de Cécile Oumhani 
▪ 
Corps y es-tu ?, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, mai 2009 
▪ 
Le Lion des Abruzzes, récit-poème, éditions Cousu Main, Avignon, décembre 2009. Photographies de Guidu Antonietti di Cinarca 
▪ 
Carnets de marche, éditions du Petit Pois, Béziers, juillet 2010 
▪ 
Camaïeux, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, septembre 2010 
▪ 
Solitude des seuils, livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éditions Le Verbe et L'Empreinte [Marc Pessin], Saint-Laurent-du-Pont, octobre 2011 
▪ 
La Figue, livre d’artiste illustré et réalisé par Dom et Jean Paul Ruiz, avril 2012. Préface de Denise Le Dantec 
▪ 
Solitude des seuils, Colonna Édition, 20167 Alata, juin 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni 
▪ 
De l’autre côté, éditions du Petit Pois, Béziers, novembre 2013 
▪ 
La Montagne couronnée, éditions La Porte, Laon, mai 2014 
▪ 
Une fenêtre sur la mer/Anthologie de la poésie corse actuelle coordonnée par Angèle Paoli (anthologie bilingue corse/français), Recours au poème éditeurs, décembre 2014 
▪ 
Les Feuillets de la Minotaure, Revue Terres de femmes | éditions de Corlevour, collection Poésie, avril 2015 
▪ 
l’autre côté, livre de verre et papier, réalisé par Lô (Laurence Bourgeois) en 4 exemplaires au pays de Pézenas, juin 2015 
▪ 
Tramonti, éditions Henry, Collection La main aux poètes, septembre 2015 
▪ 
L’Isula, éditions Imprévues, Collection Accordéons, édition numérotée, novembre 2015
* Figure de l'eau, Al Manar, juin 2017
* La Maison sans vitre, La Passe du vent, mars 2018

Ouvrages en collaboration : 

▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Aux portes de l'île, Editions Galéa, juillet 2011 
▪ Angèle Paoli et Paul-François Paoli, 
Les Romans de la Corse,éditions du Rocher, juin 2012 
▪ Anthologie 
Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines)(poèmes réunis par Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire - en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, juillet 2012. 
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), 
Fontaines de Corse, Editions Galéa, juin 2014. 

Collectif : 

▪ Calendrier de la poésie francophone 2008, 2009, 2010, 2011, Alhambra Publishing, Bertem, Belgique 
▪ 
Portrait de groupe en poésie, Le Scriptorium, Marseille, BoD, février 2010 
▪ 
Visages de poésie, Portraits crayons et poèmes dédicacés, Anthologie, tome 3 (dessins de Jacques Basse), éditions Rafael de Surtis, février 2010 
▪ 
Côté femmes, d'un poème l'autre. Anthologie voyageuse. Poèmes réunis par Zineb Laouedj et Cécile Oumhani. Editions Espace Libre, Alger-Paris, mars 2010 
▪ 
La poésie est grammairienne. Mélanges en l’honneur de Joëlle Gardes (responsables de publication : Claude Ber, Françoise Rullier), Éditions de l’Amandier, juin 2012 
▪ « 20 pages de poèmes », in 
Jokari, Nu(e) 52, enfances, 2012 
▪ Anthologie 
Instants de vertige Québec/France, coordonnée par Claudine Bertrand, Éditions Points de fuite, Montréal, 2012 
▪ Anthologie poétique 
Liberté de créer, liberté de crier,coordonnée par Françoise Coulmin pour le PEN Club français, Les Écrits du Nord, éditions Henry, 2014 
▪ 
Voix de la Méditerranée - Anthologie poétique 2014, éditions La passe du vent 
▪ 
Il n’y a pas de meilleur ami qu'un livre, éditions Voix d'encre, septembre 2015 
▪ (anthologie de voix poétiques françaises) Þór Stefánsson 
Frumdrög að draumi. Ljóð franskra skáldkvenna, Oddur, Reykjavik, 2016 
▪ “Rouge-forge, l’Éros de la création” in Rocio Durán-Barba, 
Regards croisés, peintres équatoriens et poètes français | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas franceses,Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba, 2016 
▪ « Éloge de la langue » 
in Pablo Poblète et Claudine Bertrand, Éloge et défense de la langue française, 137 poètes planétaires, 10 Lettres ouvertes, 5 peintres, Éditions Unicité, 2016 

Traductions : 

▪ Luigia Sorrentino, Olimpia/Olympia, Interlinea edizioni, Novara, 2013 | Recours au poème éditions, 2015 
▪ Luigia Sorrentino, 
Figura d’acqua/Figure de l’eau, aquarelles de Caroline François-Rubino (à paraître en juin 2017 aux éditions Al Manar) 

Préfaces/postfaces : 

▪ Préface de : Stéphane Guiraud, Le Cap Corse, Ghiro édition, février 2015 
▪ Préface de : Martine-Gabrielle Konorski, 
Une lumière s’accorde, éditions Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016
▪ « Dans la ruche ouverte du poème, la parole traversière », postface de : Sylvie Fabre G., 
La Maison sans vitres, La Passe du vent éd. (à paraître au printemps 2017) 

Photo © Ph. Lisa Dest

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