1

Amont dévers 8

                                                                                         Amont dévers

(Voir “Recours au Poème” 182, mars 2018)

 

 

 

Huitième livraison :

 

Il n’y a pas d’échappatoire hors de la masse diffuse de textes plus ou moins solide, plus ou moins gazeuse, dont nous avons été nourri(e)s et au sein de laquelle nous respirons pour vivre. Oui, circulant dans notre univers, un vaste architexte vibre diffusément comme « un tissu nouveau de citations révolues » (Barthes), bien au delà de ce que tout étudiant sait analyser désormais sous le “protocole” commun de la dite intertextualité. En font partie bien entendu les allusions et références explicites (pour ne pas parler de la parodie, au sens aussi du citationnisme, si fréquent aujourd’hui), mais également les échos lointains de transmissions inconscientes, nichées par exemple dans une cadence particulière, une tendance à la répétition, une musicalité privilégiée, un rythme surtout, avec sa traduction métrique dont l’origine parfois orale échappe le plus souvent aux études universitaires traditionnelles. Ainsi, il est probable qu’une tendance ancienne au vers double et pair, dans une poésie italienne majoritairement dominée par l’impair (avec une pause qui n’est nommée “césure” que par approximation facile), en particulier chez des auteurs siciliens, trouve ses lointaines racines dans la métrique arabe – et en l’occurrence arabo-andalouse, comme chez Cielo d’Alcamo ou Salvatore Quasimodo. Je l’ai montré, du moins ai-je essayé, ailleurs*. Il existe un échange constant, capable de modifier après coup notre lecture d’auteurs du passé (selon une souple rétrochronologie chère à Weinrich), au sein de la – finalement petite – Compagnie des poètes, unis entre eux par cette sorte de communion laïque permettant de surmonter les différences les plus âcres et rendant possible, au bout du compte, toute traduction. Mais, du côté de l’auteur aussi, le discours poétique s’adresse autant aux « destinataires futurs » qu’à ceux « passés » (F. Fortini). C’est alors le lecteur de destination qui est visé, bien sûr, ou espéré.

* Voir SMI XVI, 2016

 

 Les uns les autres

 

                 (Réponse d’Arnaut Daniel à Dante)

Il commença bien volontiers à dire :

Tant m’agrée votre courtoise demande
que je ne puis ni ne veux m’esquiver.
Je suis Arnaut, qui pleure et vais chantant ;
en peine vois-je mon ancien délire
et vois éjoui la joie qui m’attend.
Or je vous prie, au nom de la valeur
qui vers le haut de ces marches vous guide,
souvenez-vous à temps de ma douleur !
Puis dans le feu s’enfouit, qui les affine.

(La Comédie, Purgatoire XXVI, 139-48 – discours  écrit en provençal, par respect pour le maître)

 

                       (Sonnet)

 

D’en haut venu, mais avec son corps mortel,
ayant vu l’enfer de justice et le pieux,
il put de nouveau vivant contempler Dieu
pour nous apporter sur tout la vraie lumière,

lui brillante étoile qui de ses rayons
illustra à tort le nid où je suis né,
ce monde mauvais ne saurait le payer :
toi seul, qui l’as créé, peux être ce don.

Je parle de Dante, car mal reconnues
furent ses œuvres par ce peuple oublieux
qui seul aux justes refuse son salut.

Que ne puis-je être lui ! né à tel destin,
pour son cruel exil, aussi valeureux,
je donnerais mon meilleur état au monde.

          Michel-Ange, Rime, 248    

 

 

               Vittorio Alfieri

 

– Ô d'italique lice ardent athlète
et arpenteur : de cette foule lâche,
qui, sotte, ton laurier sacré t'arrache,
que cherche donc la fichue bile inquiète ?

Tu sais, toi, quel but splendide tu vises
et à quelle fin dévoient les étoiles
cet âge qui de bruits et de nouvelles
plus on le gave et plus sa soif attise ? –

Siècle ingrat, fils ; et va à vilenie,
Si on le voit sans amour ni colère,
chaque pas qu'il fait en suivant sa route :

et, quand au mal penser honte s'ajoute,
nul cœur ne sent, nul esprit n'accélère
jusqu'où monta la grandeur de ma vie.

  1. Carducci, Juvenilia (1850)

 

 

           Les courses d’autrefois

 

Tu parles, d’un’ brocante, tu parl’s d’aïo !
Don Diego, qu’a étudié les banales
de Muratore, et qu’a lu d’ses deux yeux
au musée les bouquins des plus vieill’s salles,

dit que si le Ghetto offre les prix
c’est parc’ qu’aux anciens temps c’était le juif
qui faisait l’barbe pour les mardi-gras
des places et des rues, dans ces manif’s.

Pour les fair’ cavaler, les bons Romains
leur secouaient la poussièr’, du justaucorps,
avec un nerf ou un’ baguette en main.

Et cette course, agrémentée d’baston,
un Pape l’inventa, à la mémoire
de Jésus-Christ, en sa flagellation.

          (10 janvier 1833)    

  Giuseppe Gioachino Belli, Sonetti romaneschi (éd. posthume)
  Version légèrement différente sur http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf      

 

 

                 L’autre

Le Dieu qui à tout pourvoit
pouvait me faire poète
de foi : mon âme quiète
aurait célébré la Foi.

Bizarre est l’odeur d’encens,
pourtant je pardonne l’aide
non accordée si je pense
que tu aurais bien pu même,

non me faisant gozzano
juste ébauché dans sa cire,
me faire dannunziano :
ce qui aurait été pire !

toujours pur alimente
ce style mien qui paraît
le style d’un écolier
revu par une servante !

Je n’ai rien d’autre sur terre
de beau, entre maux et ahan !
Est comme mon petit frère
un autre gozzano, trois ans.

Je lui dois la joie qui rit
douce ! Je lui reste proche ;
je ne donnerais pour Les Laudes
cet autre gozzano petit !

Je prends ses doigts tout petits,
je lui fais voir par le monde
la chose qu’on appelle Monde,
la chose qu’on appelle Vie…

    Guido Gozzano (Vers épars, 1907-08)  

 

 

* * *

étendu sur le lit des monts
il reste à l’air libre et regarde
les campagnes ouvertes qui lui font
un horizon illimité de toutes parts
– il n’a pas de paix dans sa veille douloureuse
toujours il repense à celle
à qui il espérait lier son destin
un jour – heureux amant
se promettait-il d’être sur la terre
comme ne l’avait jamais été
avant aucun mortel – Il se sentait
promis à la félicité de toute chose.
Dans la félicité il savait rêver
son destin : toute chose croyait-il
était créée pour maintenir celle-là seule
immortelle – Ainsi aimait-il
à figurer en sa pensée –
Aucune force adverse, contraire
ne savait-il imaginer.
Il chassait toute idée morose
qui se présentât à son esprit.

    Lorenzo Calogero, Inédit [une version proche dans
    l’anthologie L. C. Poesie, CIRCE 2015 – “l’autre
    serait ici bien sûr Leopardi]

 

 

     * * *

     Je ne sais pas si entre le sourire du vert été
et ta verte différence il existe une différence
je ne sais pas si je rime par charme ou tourmenteuse
peine. Je ne sais si je rime par charme ou par raison
et je ne sais si tu le sais que je rime entièrement
pour toi. Trop de soleil a imbibé la mer dans son
tranquille emprisonnement, où le fleurage de la
mer ne veut pas mettre la main aux bâtiments coulés.
L’aube lointaine se meut à des grisailles. Je ne sais
si parmi les pâles roches je rencontrais le regard,
je ne sais si parmi les monotones cris je rencontrais
ton regard, je ne sais si entre la montagne et la
mer, il existe quand même un fleuve. Je ne sais
si entre côte et désert revient à soi un fleuve accosté,
je ne sais si parmi la brume tu accostes. Je ne
sais si tu tombes ou trembles, tu ne sais si je pleure
ou désespère. Désespérer, désespérer, désespérer,
c’est toujours un fabriquer. Tu ne sais si je pleure
ou désespère, tu ne sais si je ris ou désespère. Je
ne sais si parmi les pâles roches ton sourire.

[…]

Amelia Rosselli, La libellule (1958) – Ce passage, évoquant les Chants Orphiques de
Dino Campana, a déjà paru sur ‘Recours au Poème’ en 2012 :      
https://www.recoursaupoeme.fr/la-libellule-panegyrique-de-la-liberte-suite/ .

 

 

                 Contre-chant

                                                           au jeune S. C.    

   Non pas à la moitié, mais au bout
du chemin.

                     La sylve

   (la peur)

                     … dure…

                                       … obscure…

   La voie

                   (la vie)

                                   marrie.

   Aucune eau stellaire
sur l’obstacle noir.

   Aucun souffle d’ailes.

   Qu’est-ce qui pourrait bien trouver
sa cadence, parmi les simulacres
d’arbres (de cathédrales ?),
si même l’homme-ombre est fumée
de fumée – asparition ?

   La mort de la distinction.

   Du faux.

                     Du vrai.

   C’est un terrain sauvage.

   Le pied trébuche.

                                   Le voyage
jamais commencé (le langage
lacéré) a atteint
le point de son couronnement.

   La naissance.

                             (La démolition.)

    Caproni, Il conte di Kevenhüller, 1986

 

 

* * *

 

Ce que tu m’énervais avec ton exemple des paysans frioulans
qui étaient mieux avant, dans les années Trente/Quarante
                                                                                                         quelle angoisse ta voix
fêlée cassée par un vent glacial de mort qui me semblait à effet, et je pensai
« pourquoi tu me parles de l’Inde avec un ton si dramatique et agité, alors qu’il n’y a
pas de public » – piazza del Popolo semi-déserte, quand tu me racontais ton
(premier ?) voyage en Inde, sur un ton dramatique et agité

je pourrai te pardonner d’avoir dit la vérité, que ce bien-être est un désastre
que tu avais prévu, que l’homme est d’autant plus égoïste qu’il vit mieux
                                                                                                                                   pourrai-je me
                                                                                                                                       _pardonner jamais
que ce cri ce vent tout sauf à effet, tout sauf artificiel
                                                                                             étaient tes stigmates
était dans tes viscères
                                        t’était consubstantiel.

 

(Seulement après avoir transcrit des épigrammes de Savonarole
                                   La chair est un abîme qui attire de mille façons.
                                  Ainsi l’entends-tu de la luxure de l’État
                                                                         je me rendis compte que je dialoguais
                                                                                                                          _encore avec toi.  
Elio Pagliarani, Poesie disperse, 1995 [2006]

 

 

 

                       Saba

Ce matin de juillet
et au vol l’eau du tuyau d’arrosage
va sur gradins et feuilles
et là, c’est sûr, ma femme contente
agite joyeusement le jet…

Va la mémoire à un vers de Saba.
Mais il manque une syllabe. Combien
d’années l’ai-je mal aimé,
agacé par son délire
marmotté, par ce ressassement
d’existence…

Et à présent que reposent
son livre et mon corps
indifférents
comme un galet ou une plante
ou une ombre invincible dans le bois
(dans le vide le soleil s’élance
et un iris en crie), je reconnais
avec l’étonnement de qui voit le vrai

Tu semblais lasse, tu semblais malade
mais je t’ai reconnue, moi qui t’ai aimée.

    Franco Fortini, Composita solvantur, 1994  

 

 

           L’hiver d’après

                                                    (à Fortini)

Décembre sans grâce sans
la neige aimée chère à Boris Pasternak.
Des câbles une voix qui se cabre
en s’étranglant, et naïvement, dans l’effort pour briser
le sifflement laborieux
avant de pour toujours se faire silence.
Comptant, ah, recomptant combien d’hivers
dans une rue de Florence
(le pardessus le béret)
emmitouflé dans la rose d’une
poésie monacale
à la marge
(à la marge ?) de ton « communisme spécial ».
Non interrompu le dialogue les
(mais chenues altières) provocations
– d’un dernier hiver
aphone,
ne s’arrête pas ici – te dis-je – et
flétri jeune enfant rauque, « adieu » :
ta façon de prendre congé.

     Benzoni, Sguardo dalla finestra d’inverno, 1998

 

 

reading Magrelli on the way in

 

Je trouve que cette façon de tendre à
la chasteté de l’intellect prend
aux tripes alors que reste
inexpressif le visage reflété
et qu’à la surface rien ne change
si la plateforme continentale
tout à coup a bougé :

                      vertes ombres glissent sur les murs,
                      le léger grondement du train,
                     un pigeon bèque entre les voies

glissent aussi les vers impassibles
presque, et moi donc pourquoi dois-je sentir
derrière la respiration mince le cri ?
et lui écrivant et moi lisant
tous deux nous savons
que le tout ne peut se révéler
parce que l’éblouissement ensuite
serait définitif.

Et plus tard quand je descends
les coquelicots rivalisent
avec les autos dans le parking.

     Brenda Porster [Premiers poèmes italiens,
    site http://www.compagniadellepoete.com/ ]  

 

 

 

Traces III

 

                                                         à Rosa Luxembourg

 

Quelqu’un plus tard la verra sur le pont.

Socialisme ou barbarie, avait répété
avec un léger accent étranger une femme
pendant qu’elle allait parmi les gens du peuple
violet, celui qui a rempli aujourd’hui la place.
Et les jeunes n’ont pas compris sa langue,
qui pouvait discerner a feint de ne pas entendre.

Du pont, maintenant, un instant ultime
sur l’hécatombe des eaux
jusqu’à qui regarde, loin.

        Cristina Alziati, Come non piangenti, 2011

 

 

           Qu'est-ce, le monde ?

Qu'est-ce, le monde ?
Comment se l'enrouler autour d'un doigt*  ((F. Pessoa "Enrouler le monde entre nos doigts…" Livro do Desassossego))?
Est-ce un fil, un ruban ?
Une bande de tissu
d'une trame
aux fibres infinies et disparates.
Ne l'arrache pas rageusement,
ne la découpe pas avec application
mais doucement détache-la,
emporte-la dans la bouffée de vent
qui l'a traduite en flamme.

   Jean Soldini, Tenere il passo, 2014

 

 

 

* * *

 

                                             pour Mario

 

Pour ton poème. Entré là
et étendu sur le lit de camp; les pieds qui dépassent immobiles
les ongles qui continuent de pousser. Dans l'euphorie
de minimes reflets; la tête, l'œil 
les cils fragiles. Tu articules
avec les lèvres tu désarticules
des mots nouveaux.

Pour ton poème
intubé et sans aucun son
ici tu trouves enfin
les mots possibles.

Di Dio, Il quarto uomo, sous presse

 

 

           Les autres arts, aussi

 

               (Sculpture)

Elle enchante tout goût intègre et sûr
l’œuvre du premier art, qui reproduit
les traits, les actes, et en plus vifs membres
de cire ou terre ou marbre un corps humain.

Puis si le temps mauvais, âpre et vilain
la brise et tord, ou toute désassemble,
la beauté qu’elle fut, nul ne l’oublie,
et pour un lieu meilleur plaisir épure.

   Michel-Ange, Rime 237

 

 

               Note sur Poussin 

 

Voici l’eau toute close, la roche, la courbe
où une bourbe d’argiles s’assèche. 
Qu’est-ce qui se retourne, se tord, volume 
liquéfié, assène des facettes de lumière, 
les offusque et s’enfonce, silure dans les bruns ? 
Un très-lent démon qui englobe 
victime et mucus, boit l’abdomen, enserre 
les cuisses et les opprime 
pour que les crabes diaphanes s’y fixent  
et aux vestibules les scarabées. 
De rocher en rocher le scorpion, 
de chaume en chaume l’alarme de la sauvagine 
avant que le klaxon des cars 
se fasse entendre, ou bien par tours et antres 
les premiers tirs. Les trophées célestes 
immobiles à ta lueur là-haut, 
octobre impur. Et sans bruit le tonnerre annonce 
la fougère la ronce le serpent 
où Narcisse est entré 
où Écho s’est perdue. 

Franco Fortini, Paesaggio con serpente, 1984.
- version légèrement différente sur :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2013/03/anthologie-permanente-franco-fortini.html

 

 

* * *

 

                                                                en l’intérieur violent secoué par les Circlesongs de Bobby Mc Ferrin

 

loin du cercle sombre,
hors du corps et des états d’âme,
déguisé en giclée de salive
ou jet de sperme, cachet
avalé et à demi vomi, opération
d’urgence conséquente pour racler
une imprévue aspérité du conduit,
évanescente
stase de formaldéhyde,
fente dans une tablette de formica
translucide aveuglée par le néon, rejet
azuré de rapide flash,
nuit noire qui ne dit pas « tombera
condescendant de ton regard le voile,
tu verras la douce lune illuminée » et
monotone gémir, égal
de l’agonie superbe
qui respire rauque, patiente à mon côté.

       Andrea Raos, Lettere nere – Una danza, 2013

 

 

* * *

 

Les rêves dans les volets poussés
c’était nous pour toi. Après la vie des grands-parents
il y avait la vôtre, la mienne, Roberto
et le terrain, la maison, l’argent à mettre de côté.
Et ce film, Le comte de Montecristo, les magazines,
la radio de quelques opéras lyriques,
des chansons napolitaines. Sainte Marie Majeure
à Rome, où tu es restée jusqu’à la guerre.
Moi j’ai habité çà et là, un troisième étage, un quatrième,
de maisons où tes yeux ont appuyé.
Je voulais devenir maîtresse d’école,
tu demandais : est-ce qu’Alessandra est maîtresse ?
Maintenant c’est moi qui vide tes rêves, au-dedans de moi
j’ai toujours Les amies de Michelangelo
Antonioni, après l’inscription qui dit Fin.

Mario Benedetti, Tersa morte, 2013 (déjà publié sur
http://www.recoursaupoeme.fr/essais/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante )