Chronique du veilleur (37) : Béatrice Douvre

Par |2019-11-05T23:31:34+01:00 6 novembre 2019|Catégories : Béatrice Douvre, Essais & Chroniques|

Béa­trice Dou­vre a tra­ver­sé le ciel de la poésie comme une comète de feu et nous en sommes tou­jours éblouis. En 2000, les édi­tions Voix d’encre avaient pub­lié la qua­si-total­ité de ses poèmes, avec une pré­face de Philippe Jaccottet. 

Mais il restait un nom­bre con­sid­érable de pages inédites, et notam­ment le Jour­nal de Belfort où Béa­trice Dou­vre par­le de ses 6 derniers mois d’existence, brusque­ment inter­rom­pus le 19 juil­let 1994, à l’âge de 27 ans. Il faut donc se féliciter que cette édi­tion, réal­isée par Jean-Yves Mas­son et Philippe Giraudon, pour leurs excel­lentes édi­tions La Coopéra­tive, nous fasse décou­vrir le monde le plus intime de ce poète, un univers intérieur ver­tig­ineux. 

Com­ment en par­ler ici, sinon avec ces phras­es ful­gu­rantes, tran­chantes comme des épées, que Béa­trice jette sur la page : 

 Je suis per­due, les chemins croisés meurent autour de moi, je n’ai plus qu’un amour, blessé, mélan­col­ique. Je veux le mer­veilleux dans des bras de velours, l’attente brève, l’affolement limpi­de, et le bais­er des lèvres pures.

 

Béa­trice Dou­vre, Jour­nal de Belfort, Edi­tions La Coopéra­tive, 20 euros.

Une  extra­or­di­naire cru­ci­fix­ion s’impose d’emblée : pureté et sen­su­al­ité, « folie » et lucid­ité aiguë, affec­tions et sex­u­al­ité trou­bles…  Mais surtout, sur ce vis­age dont la pho­togra­phie ouvre le vol­ume, on voit la braise le con­sumant, le regard déjà par­ti vers un autre ciel, la mal­adie opérant ses ravages :

Je suis l’anorexique aux lèvres refusées, dans le miroir et la bal­ance, l’enfer glacé des sables. Je me suis retournée sur mon désir, j’y ai vu un désert épineux, un dieu mort par­mi les ronces. Rien n’éclairait, que la noire lune sur une enfance immatérielle. Mais les chevaux trébuchaient dans les neiges ros­es de l’aurore, le corps se don­nait aux équili­bres ful­gu­rants, aux dans­es, aux rythmes désenchantés. 

L’enfance est tou­jours là, où tout s’est semé, creusé déjà en abîmes, au con­tact des chevaux, dont « le pas noir » martèle le désir. 

     Je me rap­pelle mon enfance auprès des chevaux bruns qu’on entraî­nait debout sur les sell­es humides.

Et déjà, la men­ace avançait ses griffes, la « pas­sante du péril », comme elle se nomme, fai­sait face au plus trag­ique, à la mort prochaine, enfer­mée à la fin dans un amour impos­si­ble pour un homme se dérobant sans cesse, la refu­sant pour courir auprès des garçons :

J’ai adoré ma sépul­ture, je l’ai creusée dans la terre meu­ble et ver­beuse. J’ai sui­cidé ma spir­i­tu­al­ité en m’alitant sur des lits blancs frois­sés, j’ai foré mon enfance, y dégageant une mémoire perdue.

Quelles plaintes amoureuses peu­vent-elles être plus splen­dides et plus déchi­rantes que les siennes ? 

Je pars aux pays de neige, fendre le froid qui me main­tient. Mes seins de glace que rien ne réchauffe, mes cuiss­es fer­mées aux dents de l’amour, je me vêts pour le séduire, il me regarde comme une stat­ue pure du péché de chair, pure de non-vouloir.

Et quand le sac­ri­fice se fait total, alors les phras­es se bous­cu­lent et nous boule­versent par leur poids de chair, de souf­fle et de sang :

Il m’embrasse, sa chaude langue me fait jail­lir de mon néant, je suis à la vraie vie, vraie vivante. Mon écri­t­ure se desserre, exalte les matin­aux et pour­suit l’invisible à ses côtés. Ahmed, ton ami te préfère, il dort sur ton torse froid, il a ta langue et ton sexe, moi j’ai la ten­dresse amoureuse. Socle splen­dide où dépos­er sa vir­ginité, dieux assis qui tournoient dans l’air print­anier, ten­ant des saphirs dans leurs mains pour tout regard.

Les 37 poèmes en prose qui suiv­ent ce jour­nal dis­ent la même soif, le même ennui de vivre, le même « vide exténué » de l’âme. Les phras­es sont seule­ment plus vibrantes encore, d’une dureté de dia­mant, coupante et scin­til­lante, ani­mées de souf­fles d’une fraîcheur inouïe, entre visions d’extase et râles d’agonie.

Les 12 derniers poèmes, de juil­let 1994, font entr­er plus de vides, font enten­dre une voix plus défail­lante, apercevoir d’ultimes blessures. On les lira comme un adieu, où le poète sem­ble déjà détaché de cette argile humaine où ses larmes ont tant coulé, déjà ren­tré dans le ciel d’où cet ange étrange, « un char­bon sur la bouche », était descen­du, un jour d’avril, par­mi nous : 

 

                                Tu gis sur le chemin trempé

                                Et de pleurs tu défailles

 

                                Main­tenant brille d’obscures larmes

                               Tu acceptes la peur immac­ulée de vivre

 

Présentation de l’auteur

Béatrice Douvre

Béa­trice Dou­vre est une poétesse, artiste et femme de let­tres française née le 22 avril 1967 en région parisi­enne et décédée le 19 juil­let 1994.

© Crédits pho­tos Béa­trive Dou­vre, Oeu­vre poé­tique, pein­tures & dessins, pré­face de Philippe Jac­cot­tet, VOIX D’ENCRE, 2000. 

 

 

 

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Gérard Bocholier

Gérard Bocholi­er est né le 8 sep­tem­bre 1947 à Cler­mont-Fer­rand (France). Il a fait ses études sec­ondaires et supérieures dans cette ville, y a ensuite enseigné la lit­téra­ture française et les let­tres clas­siques en classe de let­tres supérieures. Orig­i­naire d’une famille de vignerons de la plaine de Limagne, il est franc-com­tois par sa famille mater­nelle, à la fron­tière du pays de Vaud en Suisse. Il a passé son enfance et sa jeunesse dans le vil­lage pater­nel de Mon­ton, au sud de Cler­mont-Fer­rand, que les poèmes en prose du Vil­lage et les ombresévo­quent avec ses habi­tants. La lec­ture de Pierre Reverdy, à qui il con­sacre un essai en 1984, Pierre Reverdy lephare obscur,déter­mine en grande par­tie sa voca­tion de poète. En 1971, Mar­cel Arland, directeur de la NRF, lui remet à Paris le prix Paul Valéry, réservé à un jeune poète étu­di­ant.  Son pre­mier grand livre, L’Ordre du silence, est pub­lié en 1975.  En 1976, il par­ticipe à la fon­da­tion de la revue de poésieArpa, avec d’autres poètes auvergnats et bour­bon­nais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis. D’autres ren­con­tres éclairent sa route : celle de Jean Gros­jean à la NRF, puis celle de Jacques Réda, qui lui con­fie une chronique régulière de poésie dans les pages de la célèbre revue à par­tir des années 90, mais aus­si l’amitié affectueuse du poète de Suisse romande, Anne Per­ri­er, dont il pré­face les œuvres com­plètes en 1996. Son activ­ité de cri­tique de poésie ne cesse de se dévelop­per au fil des années, il col­la­bore  au fil des années à de nom­breuses revues, notam­ment à la Revue de Belles Let­tresde Genève, au Nou­veau Recueil, et surtout à Arpa,dont il assure la direc­tion dès 1984. Il donne actuelle­ment des poèmes à Thau­ma,Nunc,Le Jour­naldes poètes. Cer­tains de ses arti­cles sont réu­nis dans le vol­ume Les ombrages fab­uleux,en 2003. A par­tir de 2009, un an avant sa retraite, il se con­sacre prin­ci­pale­ment à l’écriture de psaumes, pub­liés par Ad Solem. Le pre­mier vol­ume est pré­facé par Jean-Pierre Lemaire, son ami proche. Le deux­ième s’ouvre sur un envoi de Philippe Jac­cot­tet. Son essai Le poème exer­ci­ce spir­ituelexplique et illus­tre cette démarche. Il prend la respon­s­abil­ité d’une rubrique de poésie dans l’hebdomadaire La Vieet tient une chronique de lec­tures, « Chronique du veilleur »,  à par­tir de 2012 sur le site inter­net :Recours aupoème. De nom­breux prix lui ont été attribués : Voron­ca (1978), Louis Guil­laume (1987), le Grand Prix de poésie pour la jeunesse en 1991, le prix Paul Ver­laine  de la Mai­son de poésie en 1994, le prix Louise Labé en 2011. L’Académie Française lui a décerné le prix François Cop­pée pourPsaumes de l’espérance en 2013. Son jour­nal intime, Les nuages de l’âme, paraît en 2016, regroupant des frag­ments des années 1996 à 2016. Par­mi ses pub­li­ca­tions poé­tiques récentes : Abîmes cachés(2010) ; Psaumes du bel amour(2010) ; Belles saisons obscures(2012) ; Psaumes de l’espérance(2012) ; Le Vil­lageemporté (2013) ; Pas­sant (2014) ; Les Etreintes invis­i­bles (2016) ; Nuits (2016) ; Tisons(2018) ; Un chardon de bleu pur(2018) ; Depuis tou­jours le chant(2019) A paraître : Ain­si par­lait Georges Bernanos(Arfuyen) ; Psaumes de la Foi vive (Ad Solem) ; J’appelle depuis l’enfance (La Coopéra­tive). En 2019 parais­sent Ain­si par­lait G.Bernanos, Psaumes de la foi vive, Depuis tou­jours le chant ; en 2020 J’ap­pelle depuis l’en­fance (La Coopéra­tive) et Une brûlante usure (Le Silence qui roule), Vers le Vis­age (Le Silence qui roule, 2023) et Cette allée qui s’ef­face (Arfuyen, 2024)

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