Une poésie d’ajour et d’amour

Ellipses et trous d’air tis­sent la langue d’Isabelle Lévesque ; volon­té d’épuration de la part de la poète ? Prob­a­ble­ment pas, car il s’agit d’une langue très matérielle dans ses choix syn­tax­iques et lex­i­caux. De fac­ture cabossée, dis­lo­quée, ou dis­jointe, cette langue éton­nante, qui tis­sait aus­si Va-tout (Les Van­neaux, 2013), révèle son human­ité et sa poésie dans des vers qui sem­blent procéder d’un tâton­nement dans le silence, de doutes, pour aboutir à un corps dansant une danse qui lui est pro­pre, suiv­ant sa pro­pre gram­maire et ses références intimes. La langue de Nous le temps l’oubli a la nature d’un corps, elle n’a rien d’abstrait, elle est char­nelle, et bien physiques sont ses déhanche­ments. Ain­si elle touche.

Mes mains sont de sei­gle si.

 Pain pour.
A faim se dit « cri ».
Endors et corps où terre
Sèche des étoiles.
Nous pein­drons, doigts serrés.
Tu pren­dras mon corps (ta toile) et je.
Lais­serai devin­er mes soupirs, je veux tu.
Courant dément la saveur du pain.

Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, Editions L’herbe qui tremble, 2015, 16 euros

Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, Edi­tions L’herbe qui trem­ble, 2015, 16 euros

Les a‑grammaticalités voulues instal­lent une dimen­sion par­al­lèle, et court-cir­cuitent le temps, l’annulent, menant à l’émotion, puis à la réflex­ion. Retenir les instants. « L’ici s’en va / dans l’oubli », « Le temps l’oubli // obstiné­ment », « Présent / l’oubli », « Tu mur­mures – ou cries, tu es / la survie ». La poète nous pousse aus­si à nous recueil­lir, en détachant cer­taines unités lex­i­cales (avec l’emploi de tirets, par exem­ple), et nous sommes invités à nous pencher sur la mul­ti­plic­ité de sens des ter­mes isolés. Ain­si, se créent des paus­es, une attente, des effets de sur­prise, du silence. 

Tu veux recom­mencer. Diriger la faille vers
                 la lumière.

Néol­o­gismes poé­tiques sec­ouent langue et lecteurs, en douceur pour­tant : les mots sur la page s’entourent de beau­coup de silence, mais il s’agit d’un silence crayeux, tan­gi­ble, poreux, ten­dre, lais­sant fil­tr­er la lumière qui met à l’avant la force et la richesse de cette poésie. Les vers de Nous le temps l’oubli déroutent par­fois leurs lecteurs, et cela est sûre­ment dû aux ram­i­fi­ca­tions sig­nifi­antes qui les sous-tendent. 

Les oiseaux. Posés. Leur vol
                rap­pelé : signes.
                Tu démem­bres le temps
                à force. Tu espaces le jour,
                au char­bon­nier sa foi de lune
                et vois !

J’avais déjà évo­qué le tra­vail de mineur de fond d’Isabelle Lévesque, dans une note sur Va-tout, son écri­t­ure tra­vail­lée dans l’obscurité (qui est abstrac­tion), mais tou­jours avec joie, avec amour, pour la con­duire à la lumière : poésie d’ajour et d’amour, langue effron­tée qui émerge et s’écrie « Oh ! » et « Ah ! », aus­si vivace qu’une sax­ifrage. Les vers sont « fleur[s] de roche[s] », recom­mence­ment, « eaux souter­raines », et le « rire [qui] érode l’oubli ». La pein­ture de Chris­t­ian Gar­dair, pein­tre dont Isabelle Lévesque dit qu’il « a fait vœu de lumière », est en adéqua­tion avec les poèmes, et Jean-Michel Maulpoix, dans un petit essai dédié à Gar­dair qu’il a écrit sur Van Gogh, par­le de pein­ture qui « pousse vers le soleil ». Isabelle Lévesque écrit « à ciel ou fleur », « à vif assène », « je respire les bour­geons », et avec elle nous tombons les ombres, et nous nous relevons des années de « cage sans ailes » et de « silence traversé ».

 Glis­sant sonde.
 Terre. La boue

à vau‑l’eau dévale
à peu près
même temps.

Accroche et piolet :
arrache un bout de roche couvert
de boue. Debout.

Je compte rebours.

« Oh ! », réalis­er que « nous pour­rions / écrire. Noir­cir. », créer, inven­ter, s’opposer, pro­test­er, résis­ter, vol­er, « ten­tac­uler ». Con­tre l’immobilité, le silence. Faire « forêt du mur­mure, / une feuille un son », que tout soit émo­tion neuve. Car il s’agit du ressen­tir dans Nous le temps l’oubli. Ressen­tir pour se sen­tir vivant et « démem­br­er le temps » par nos soubre­sauts. Nous, « nous seuls », c’est peut-être l’écriture et nous, con­tre le temps et l’oubli. « Inven­ter nous nomme » ; et renaître grâce au verbe.

Au désert, sol natal, sous la terre, la fraîcheur garde
les phras­es. Voca­ble, désordre
et fier opère des livrées brunes.
Je veux des sons de feuilles, sève aveugle,
Je veux plus que
som­br­er, les souch­es font socles.
Sur tes genoux, je garde soif ou
Souf­fle. Fraîcheur (tes baisers).
Bruisse le ciel de soleil. Tout cesse.

Il y a quelque chose de superbe­ment vivant dans la poésie d’Isabelle Lévesque, cela rejoint à mon avis une foi inébran­lable dans le pou­voir de la langue. Ain­si, pour cette rai­son, mais aus­si au vu de ce que j’ai dit plus haut, je pense sou­vent en la lisant à Emi­ly Dick­in­son. Isabelle Lévesque me sem­ble être une poète alchimiste, une poète de la trans­fig­u­ra­tion : créa­teur, lecteur et langue tout à la fois sont remués. Elle offre une poésie mod­erne, très mod­erne, digne héri­tière de celle d’Emily Dick­in­son donc. D’ailleurs, les vers qui closent cet arti­cle ont été choi­sis parce qu’ils me rap­pel­lent ceux de la poète d’Amherst : « My riv­er runs to thee: / Blue sea, wilt wel­come me ?// My riv­er waits reply. » (Emi­ly Dick­in­son, Com­plete Poems, Part Three: Love, XI).

Menu se fait. Précipice et songe.
Ride, pli vivant, creuse.
Suite ardente où l’eau,
sa semence. Tu sinues
insensiblement.

Tel Aviv, novem­bre 2015

Sabine Huynh a pub­lié chez Recours au poème édi­teurs : Avec vous ce jour-là. Let­tre au poète Allen Ginsberg

Présentation de l’auteur

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire