Chronique du veilleur (19) – Une anthologie de la poésie chinoise en pléiade

Par |2018-01-07T00:13:27+01:00 1 mars 2015|Catégories : Essais & Chroniques|Mots-clés : |

Il est impos­si­ble de vis­iter com­plète­ment un mon­u­ment de la lit­téra­ture uni­verselle. Celui de la poésie chi­noise est un immense palais, vieux de 3000 ans. Il y a des salles riche­ment ornées, rhap­sodies, bal­lades, lamen­ta­tions… Il y a aus­si de minus­cules couloirs qui débouchent sur l’infini, d’une fragilité de fleur de lotus. Au VIIIe siè­cle, Li Bai écrivait que la poésie doit être « une fleur de lotus sor­tant de l’eau pure / Naturelle, dépourvue de toute décoration. »

 D’où vient cette impres­sion de naturel et de pureté ? L’écriture poé­tique chi­noise, dès les com­mence­ments (le pre­mier flo­rilège, le Shi­jing, date du Xème siè­cle avant notre ère et est attribué à Con­fu­cius lui-même), est une écri­t­ure d’allusions. Quand la musique lui est asso­ciée dans les pre­miers temps, quand la pein­ture et la cal­ligra­phie s’y mêlent, comme chez Wang Wei au VIIIe siè­cle, on ressent forte­ment une ouver­ture aux présences vivantes, un dia­logue inces­sant entre la per­son­ne du poète et l’univers. Rien ne se fige, le paysage par­le une langue de silence et d’eau, le poème lui répond, « poème de mon­tagne et d’eau », comme le mon­tre bien Rémi Math­ieu, le directeur de cette antholo­gie. La sim­ple affir­ma­tion des exis­tences végé­tales, des signes annon­ci­a­teurs d’une sai­son, suf­fit à faire vibr­er et mou­voir le paysage écrit et peint :

Anthologie de la poésie chinoise, publiée sous la direction de Rémi Mathieu, collection de la Pléiade, Gallimard, 1600 pages, 65 euros

Antholo­gie de la poésie chi­noise, pub­liée sous la direc­tion de Rémi Math­ieu, col­lec­tion de la Pléi­ade, Gal­li­mard, 1600 pages, 65 euros 

Il reste un peu de neige aux mon­tagnes du nord,
Mais déjà des fleurs rouges bril­lent aux bois du sud.
Un tor­rent caill­ou­teux rince des jades purs
Et de gra­cieux pois­sons nagent au fond de l’eau. (Zuo Si)

L’apparente naïveté ne doit pas nous tromper. Dès le IIIe siè­cle de notre ère, le poète s’interroge sur l’art lit­téraire, sur la fonc­tion et les effets de la poésie. Ain­si Lu Ji peut-il être con­sid­éré comme le pre­mier cri­tique lit­téraire quand il par­le du poète :

Il met en cage le ciel et la terre
Dans une forme perceptible,
Il enferme toutes les créatures
Dans la pointe de son pinceau(…)
Grande est l’utilité de la littérature (…)
Il n’est de lieu si loin­tain qu’elle n’y atteigne,
De principe si sub­til qu’elle ne l’éclaire.
Par sa fécon­dité, elle égale nuages et pluie…

Le con­tem­pla­teur con­naît l’usage de l’immobilité, du silence, de l’attention. Sa récep­tiv­ité lui per­met d’entrer en dia­logue avec le vis­i­ble et l’invisible qui ne for­ment qu’une seule et unique trame, jusqu’à l’infini. Ain­si, Meng Hoaran, au VII­Ième siècle :

Je pense à Yangzhou, à mes vieux amis.
Je con­fie mes deux coulées de larmes,
Et les envoie, à l’ouest de la mer, à l’infini.

Li Bai songe à sa ren­con­tre avec le Garçon Vert, « aux cheveux juvéniles noués en dou­ble chignon ». Elle s’est pro­duite alors qu’au bord d’une falaise il con­tem­plait « l’univers » :

A l’aube, je fais du pic Riguan l’ascension,
Je lève la main et ouvre la porte des nuages.
Mon esprit s’envole dans les qua­tre directions ;
Comme si je me trou­vais hors du monde…

Le Garçon Vert a dis­paru brusque­ment, le poète achève alors son poème et sa prom­e­nade : Dans l’infini, je veux le rat­trap­er, mais comment ?

François Cheng a écrit : « L’âme est quelque chose qui devient. » La poésie chi­noise, à tra­vers les âges, est tout entière aspi­ra­tion, elle sort du temps mesurable et périss­able pour faire pass­er l’âme dans l’éternité des instants, sans jamais pour autant bris­er le lien qui l’attache à la terre et à la chair. En ce sens, elle fait devenir l’âme , lui per­met d’accéder un peu plus à l’être.

Arrê­tons-nous avec Quiao Ji, un des 400 poètes présents dans cette antholo­gie (1280–1345). Il nous entraîne d’une cas­cade de mon­tagne jusqu’à la Voie Lac­tée. Cette écri­t­ure du XIVe siè­cle nous paraît extra­or­di­naire­ment d’aujourd’hui. N’est-ce pas la plus belle preuve de la puis­sance et de la pro­fondeur de cette littérature ?

Le méti­er à tiss­er du ciel s’est arrêté, et la lune sa navette se repose un moment.
Depuis son som­met la falaise est drapée d’un tis­su de soie blanche de neige, froide !
Des fils de glace ruis­se­lant en pluie sont sus­pendus au Fleuve du firmament.
Depuis des mil­lé­naires, ils n’ont jamais séché ;
Leurs fleurs de rosée sont par trop fraîch­es pour qui ne porte qu’un mince vêtement.
On dirait un arc-en-ciel s’abreuvant d’un torrent,
 Un drag­on de jade qui descend la montagne,
Une neige de lumière envolée depuis la grève.

 

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Gérard Bocholier

Gérard Bocholi­er est né le 8 sep­tem­bre 1947 à Cler­mont-Fer­rand (France). Il a fait ses études sec­ondaires et supérieures dans cette ville, y a ensuite enseigné la lit­téra­ture française et les let­tres clas­siques en classe de let­tres supérieures. Orig­i­naire d’une famille de vignerons de la plaine de Limagne, il est franc-com­tois par sa famille mater­nelle, à la fron­tière du pays de Vaud en Suisse. Il a passé son enfance et sa jeunesse dans le vil­lage pater­nel de Mon­ton, au sud de Cler­mont-Fer­rand, que les poèmes en prose du Vil­lage et les ombresévo­quent avec ses habi­tants. La lec­ture de Pierre Reverdy, à qui il con­sacre un essai en 1984, Pierre Reverdy lephare obscur,déter­mine en grande par­tie sa voca­tion de poète. En 1971, Mar­cel Arland, directeur de la NRF, lui remet à Paris le prix Paul Valéry, réservé à un jeune poète étu­di­ant.  Son pre­mier grand livre, L’Ordre du silence, est pub­lié en 1975.  En 1976, il par­ticipe à la fon­da­tion de la revue de poésieArpa, avec d’autres poètes auvergnats et bour­bon­nais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis. D’autres ren­con­tres éclairent sa route : celle de Jean Gros­jean à la NRF, puis celle de Jacques Réda, qui lui con­fie une chronique régulière de poésie dans les pages de la célèbre revue à par­tir des années 90, mais aus­si l’amitié affectueuse du poète de Suisse romande, Anne Per­ri­er, dont il pré­face les œuvres com­plètes en 1996. Son activ­ité de cri­tique de poésie ne cesse de se dévelop­per au fil des années, il col­la­bore  au fil des années à de nom­breuses revues, notam­ment à la Revue de Belles Let­tresde Genève, au Nou­veau Recueil, et surtout à Arpa,dont il assure la direc­tion dès 1984. Il donne actuelle­ment des poèmes à Thau­ma,Nunc,Le Jour­naldes poètes. Cer­tains de ses arti­cles sont réu­nis dans le vol­ume Les ombrages fab­uleux,en 2003. A par­tir de 2009, un an avant sa retraite, il se con­sacre prin­ci­pale­ment à l’écriture de psaumes, pub­liés par Ad Solem. Le pre­mier vol­ume est pré­facé par Jean-Pierre Lemaire, son ami proche. Le deux­ième s’ouvre sur un envoi de Philippe Jac­cot­tet. Son essai Le poème exer­ci­ce spir­ituelexplique et illus­tre cette démarche. Il prend la respon­s­abil­ité d’une rubrique de poésie dans l’hebdomadaire La Vieet tient une chronique de lec­tures, « Chronique du veilleur »,  à par­tir de 2012 sur le site inter­net :Recours aupoème. De nom­breux prix lui ont été attribués : Voron­ca (1978), Louis Guil­laume (1987), le Grand Prix de poésie pour la jeunesse en 1991, le prix Paul Ver­laine  de la Mai­son de poésie en 1994, le prix Louise Labé en 2011. L’Académie Française lui a décerné le prix François Cop­pée pourPsaumes de l’espérance en 2013. Son jour­nal intime, Les nuages de l’âme, paraît en 2016, regroupant des frag­ments des années 1996 à 2016. Par­mi ses pub­li­ca­tions poé­tiques récentes : Abîmes cachés(2010) ; Psaumes du bel amour(2010) ; Belles saisons obscures(2012) ; Psaumes de l’espérance(2012) ; Le Vil­lageemporté (2013) ; Pas­sant (2014) ; Les Etreintes invis­i­bles (2016) ; Nuits (2016) ; Tisons(2018) ; Un chardon de bleu pur(2018) ; Depuis tou­jours le chant(2019) A paraître : Ain­si par­lait Georges Bernanos(Arfuyen) ; Psaumes de la Foi vive (Ad Solem) ; J’appelle depuis l’enfance (La Coopéra­tive). En 2019 parais­sent Ain­si par­lait G.Bernanos, Psaumes de la foi vive, Depuis tou­jours le chant ; en 2020 J’ap­pelle depuis l’en­fance (La Coopéra­tive) et Une brûlante usure (Le Silence qui roule).
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