Chronique du veilleur (29) – Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles

Par |2018-01-07T02:03:00+01:00 1 mai 2017|Catégories : Essais & Chroniques, Jean-Marie Corbusier|Mots-clés : |

« La parole qui fait halte / veille sur le mur », écrit Jean-Marie Cor­busier dans un poème de ce livre qui inter­roge sans cesse le sol, le mur et l’écriture dans des con­fronta­tions nues, exigeantes, sans aucune con­ces­sion. La parole poé­tique « fait halte » : elle ne saurait jamais être en repos défini­tive­ment, elle qui doit sans fin se repren­dre, se relever, comme dans une marche fran­chissant un à un les obsta­cles et les retrou­vant devant elle comme autant de ques­tions et de mis­es à l’épreuve.

 Sur une pierre fixe
l’air autour de moi
                    le souf­fle est court

au bout du mur
la parole tombe

parole
comme un bagage dispersé

       le mur remue
       au coin du jour

Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles, Ed. Le taillis Pré

Jean-Marie Cor­busier, Le Livre des oub­lis et des veilles, Ed. Le tail­lis Pré

C’est bien la con­di­tion humaine qui est en jeu ici, dans une tonal­ité trag­ique qui n’est pas sans rap­pel­er celle des grands livres de Pierre Reverdy. L’horizontale de l’homme, sou­vent au ras du sol qu’il faut pour­tant ne pas per­dre (« je par­le pour touch­er terre »), regarde la ver­ti­cale du mur qui sem­ble nar­guer ses efforts pour aller  vers le bleu. C’est aus­si l’horizontale des vers brefs, ajourés et comme en goutte à goutte, que le silence aus­sitôt vient combler.

Sitôt levé
le silence des mots
pro­lifère

Chaque poème appa­raît comme un « sur­sis », un peu de temps vain­cu, un peu d’espace con­quis. Dans un univers mat, la « parole de l’oubli / sans visage/ oubliée » se dis­sipe, s’efface à mesure qu’elle s’écrit. Un mot « comme à crédit » jette un peu d’éclat avant de sombrer.

Le poète se devine sous la lampe, tâchant de recueil­lir quelques brais­es pour se réchauf­fer : « je reste sous la lampe / comme un amas glacé. », il  s’appuie sur le vent, pour un instant, avec quelques bribes de mots qui lui sem­blent encore pou­voir agir. Faible et éphémère victoire !

un instant
ce mur
je l’aurai brisé
d’un mot à froid

tiré du mur

Le bilan est amer : « rien n’aura eu lieu », « j’aurai marché  / en pure perte. »  Mais ces ressasse­ments au long des veilles nous auront fait enten­dre la res­pi­ra­tion pro­fonde d’un poète témoin du plus âpre des désirs, celui de l’absolu. Nous sen­tons cette res­pi­ra­tion intérieure bien proche de la nôtre, bien proche de l’essentiel indi­ci­ble, et nous en sommes intime­ment touchés :

à plat je respire
épais­seur ou buée

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Gérard Bocholier

Gérard Bocholi­er est né le 8 sep­tem­bre 1947 à Cler­mont-Fer­rand (France). Il a fait ses études sec­ondaires et supérieures dans cette ville, y a ensuite enseigné la lit­téra­ture française et les let­tres clas­siques en classe de let­tres supérieures. Orig­i­naire d’une famille de vignerons de la plaine de Limagne, il est franc-com­tois par sa famille mater­nelle, à la fron­tière du pays de Vaud en Suisse. Il a passé son enfance et sa jeunesse dans le vil­lage pater­nel de Mon­ton, au sud de Cler­mont-Fer­rand, que les poèmes en prose du Vil­lage et les ombresévo­quent avec ses habi­tants. La lec­ture de Pierre Reverdy, à qui il con­sacre un essai en 1984, Pierre Reverdy lephare obscur,déter­mine en grande par­tie sa voca­tion de poète. En 1971, Mar­cel Arland, directeur de la NRF, lui remet à Paris le prix Paul Valéry, réservé à un jeune poète étu­di­ant.  Son pre­mier grand livre, L’Ordre du silence, est pub­lié en 1975.  En 1976, il par­ticipe à la fon­da­tion de la revue de poésieArpa, avec d’autres poètes auvergnats et bour­bon­nais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis. D’autres ren­con­tres éclairent sa route : celle de Jean Gros­jean à la NRF, puis celle de Jacques Réda, qui lui con­fie une chronique régulière de poésie dans les pages de la célèbre revue à par­tir des années 90, mais aus­si l’amitié affectueuse du poète de Suisse romande, Anne Per­ri­er, dont il pré­face les œuvres com­plètes en 1996. Son activ­ité de cri­tique de poésie ne cesse de se dévelop­per au fil des années, il col­la­bore  au fil des années à de nom­breuses revues, notam­ment à la Revue de Belles Let­tresde Genève, au Nou­veau Recueil, et surtout à Arpa,dont il assure la direc­tion dès 1984. Il donne actuelle­ment des poèmes à Thau­ma,Nunc,Le Jour­naldes poètes. Cer­tains de ses arti­cles sont réu­nis dans le vol­ume Les ombrages fab­uleux,en 2003. A par­tir de 2009, un an avant sa retraite, il se con­sacre prin­ci­pale­ment à l’écriture de psaumes, pub­liés par Ad Solem. Le pre­mier vol­ume est pré­facé par Jean-Pierre Lemaire, son ami proche. Le deux­ième s’ouvre sur un envoi de Philippe Jac­cot­tet. Son essai Le poème exer­ci­ce spir­ituelexplique et illus­tre cette démarche. Il prend la respon­s­abil­ité d’une rubrique de poésie dans l’hebdomadaire La Vieet tient une chronique de lec­tures, « Chronique du veilleur »,  à par­tir de 2012 sur le site inter­net :Recours aupoème. De nom­breux prix lui ont été attribués : Voron­ca (1978), Louis Guil­laume (1987), le Grand Prix de poésie pour la jeunesse en 1991, le prix Paul Ver­laine  de la Mai­son de poésie en 1994, le prix Louise Labé en 2011. L’Académie Française lui a décerné le prix François Cop­pée pourPsaumes de l’espérance en 2013. Son jour­nal intime, Les nuages de l’âme, paraît en 2016, regroupant des frag­ments des années 1996 à 2016. Par­mi ses pub­li­ca­tions poé­tiques récentes : Abîmes cachés(2010) ; Psaumes du bel amour(2010) ; Belles saisons obscures(2012) ; Psaumes de l’espérance(2012) ; Le Vil­lageemporté (2013) ; Pas­sant (2014) ; Les Etreintes invis­i­bles (2016) ; Nuits (2016) ; Tisons(2018) ; Un chardon de bleu pur(2018) ; Depuis tou­jours le chant(2019) A paraître : Ain­si par­lait Georges Bernanos(Arfuyen) ; Psaumes de la Foi vive (Ad Solem) ; J’appelle depuis l’enfance (La Coopéra­tive). En 2019 parais­sent Ain­si par­lait G.Bernanos, Psaumes de la foi vive, Depuis tou­jours le chant ; en 2020 J’ap­pelle depuis l’en­fance (La Coopéra­tive) et Une brûlante usure (Le Silence qui roule).
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