Chronique du veilleur (60) : Roger Munier

Par |2025-09-06T07:26:11+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Essais & Chroniques, Roger Munier|

Roger Munier (1923–2010) nous a lais­sé une œuvre d’une impor­tance et d’une ampleur con­sid­érables. Son Opus incer­tum est cer­taine­ment sa créa­tion la plus sin­gulière. Elle rassem­ble des car­nets, dont le pre­mier date de 1980. Car­nets et non jour­nal intime, mais suites de pen­sées, d’im­pres­sions et de visions, tou­jours à la fron­tière de la méta­physique et de la poésie. 

 

Il n’a pas arrêté cette écri­t­ure, jusque dans ses derniers jours. Cinq vol­umes ont été pub­liés de son vivant, un six­ième récem­ment, sous le titre Si peu que rien, aux édi­tions Les Hauts-Fonds. Beau­coup de pages restent inédites et les édi­tions Arfuyen vont réalis­er les édi­tions futures. Le sep­tième vol­ume vient de paraître, La Voix de l’érable, regroupant des notes de 1995–1997.

Une auto­bi­ogra­phie sans doute, « mais qui ne serait faite que des moments imper­son­nels où l’être s’est sen­ti tra­ver­sé. » Moments de con­tem­pla­tion, selon la couleur du ciel et de la saison :

         Le cerisi­er en fleur, aux pétales emportés par le vent, se défait sous sa neige.
         Forêt d’été sous la pluie, gon­flée de ver­dure som­bre, mou­ton­nante et ronde.

Roger Munier, La Voix de l’érable, Arfuyen, 22 euros.

Roger Munier saisit un instant « fur­tif », « lieu sans lieu du néant dans l’être. » Les grands thèmes de sa philoso­phie sou­ti­en­nent la mul­ti­tude des nota­tions, en par­ti­c­uli­er celui du vide, qui l’ob­sède au sens pre­mier du mot :

         Le vide nous entoure, nous presse de toutes parts, et nous ne cher­chons qu’à faire du plein, dans le faire inces­sant, si hum­ble soit-il. Ce n’est pas la nature qui a hor­reur du vide, qui est son liant, son milieu, jusqu’au sein de l’atome : c’est nous.

L’écrivain ne nous cache rien de cette ter­ri­ble con­tra­dic­tion, qui résonne sou­vent sur le mode trag­ique. « L’homme est un ani­mal qui promène dans le temps une âme égarée. »  Ce sont ces espèces d’é­gare­ments que nous suiv­ons, dans notre lec­ture. La vision de Dieu même se fait « dans le Néant ». Egare­ments et tâton­nements, les car­nets de Roger Munier sem­blent sou­vent des vari­a­tions, que l’e­sprit et l’âme n’ont de cesse de con­duire, tout en se lais­sant conduire.

On est proche de l’abîme. « L’abîme n’est pas loin. Il est au plus proche. Sim­ple comme le proche et ter­ri­ble comme lui. » Mais les allées et venues de Munier, au bord de cet abîme, nous attirent et même nous fasci­nent. Le lan­gage les traduit, musi­cale­ment, poé­tique­ment. Il faut laiss­er réson­ner chaque phrase, chaque syllabe.

         Une pen­sée. Et l’e­sprit immo­bile, pour la laiss­er reten­tir longue­ment. Elle n’est sou­vent elle-même que si elle retentit.

Dans cette mys­tique néga­tive, on se sent sous la puis­sance d’une poésie qui peut nous élever jusqu’aux plus hautes cimes, ou nous plonger dans les plus grandes profondeurs.

         La poésie est d’abord une légère extase, qui  par­fois ferme les yeux. Elle part du monde, mais n’en est plus. Si l’on allait jusqu’au bout d’elle, au lieu de se met­tre à écrire, on irait aus­si loin, je crois, que de grands mystiques.

Roger Munier a vécu toute sa vie dans ce roy­aume de poésie et de pen­sée, qui est avant tout roy­aume de soli­tude. « La mon­tée de poésie est dif­férente pour cha­cun. Son roy­aume est de solitude. »

Comme tout grand poète, il a prou­vé que le plus insai­siss­able, dans une écri­t­ure frag­men­taire d’une acuité et d’une sen­si­bil­ité extrêmes, pou­vait nous ouvrir « l’é­ter­nité dans le temps, l’é­vanes­cente éter­nité du temps. »

 

Présentation de l’auteur

Roger Munier

Roger Munier, né le à Nan­cy et mort le à Vesoul, est un écrivain, tra­duc­teur et cri­tique français. À par­tir de 1953, Munier a été l’un des pre­miers à traduire en français l’œu­vre de son maître et ami, le philosophe alle­mand Mar­tin Hei­deg­ger (1889–1976).

Bibliographie 

L’Opus incertum

  • 1995 : Opus incer­tum I, 1980 — 1981, édi­tions Deyrolle.
  • 2001 : La Chose et le Nom, Opus incer­tum II, 1982 — 1983, édi­tions Fata Morgana.
  • 2002 : Opus incer­tum III, 1984 — 1986, édi­tions Gallimard
  • 2004 : Le Su et l’In­su, Opus incer­tum IV, 1986 — 1989, édi­tions Gallimard.
  • 2005 : Les Eaux pro­fondes, Opus incer­tum V, 1990 — 1993, édi­tions Arfuyen. (ISBN 978 2 845 90110 0)
  • 2024 : Si peu que rien, Opus incer­tum VI, jan­vi­er 1994 — févri­er 1995, édi­tions Les Hauts-Fonds
  • 2025 : La Voix de l’érable, Opus incer­tum VII, Mars 1995 — sep­tem­bre 1997, édi­tion inté­grale établie par Jacques Munier et Gérard Pfis­ter, édi­tions Arfuyen. (ISBN 978 2 845 90387 6)

Autres œuvres

  • 1963 : Con­tre l’im­age, Gal­li­mard, coll. « Le Chemin » ; éd. revue 1989
  • 1970 : Le Seul (suivi de) D’un seul ten­ant, Tchou, ; rééd. Dey­rolle, 1993.
  • 1973 : L’In­stant, pré­face de Jean Suli­van, Gal­li­mard, coll. « Voix ouvertes »
  • 1974 : Gant­ner, Édi­tions Wal­ly Find­lay Gal­leries, Paris, 1974
  • 1977 : Le Con­tour, l’é­clat, La Dif­férence, coll. « Dif­féren­ci­a­tion ». Réédi­tion : Les Edi­tions des Com­pagnons d’Hu­man­ité, coll. « Bib­lio­thèque de l’ex­is­tence », Paris, 2023.
  • 1979 : Le Par­cours oblique, La Dif­férence, coll. « Dif­féren­ci­a­tion », no 5
  • 1979 : Passé sous silence, Parisod, coll. « Strates »,no 2
  • 1980 : Terre sainte, édi­tions Arfuyen.
  • 1982 : L’Or­dre du jour, Fata Morgana
  • 1982 : Le Moins du monde, Gal­li­mard
  • 1982 : Mélan­col­ie, Le Nyctalope
  • 1983 : Le Vis­i­teur qui jamais ne vient, Let­tres vives, coll. « La Nou­velle gnose », no 3
  • 1983 : Terre ardente, éd. Deyrolle
  • 1985 : Au demeu­rant, La Feu­graie, coll. « L’Al­lure du chemin »
  • 1986 : Eury­dice : élégie, Let­tres vives, coll. « Entre 4 yeux »
  • 1988 : Éden, édi­tions Arfuyen.
  • 1989 : Le Jardin, éd. La Pionnière
  • 1989 : Requiem, édi­tions Arfuyen.
  • 1991 : Le Chant sec­ond, Dey­rolle
  • 1991 : L’Ap­parence et l’ap­pari­tion, Dey­rolle
  • 1992 : Stèle pour Hei­deg­ger, édi­tions Arfuyen.
  • 1992 : Voir, Dey­rolle
  • 1992 : Psaume fur­tif, éd. Perpétuelles
  • 1992 : Tous feux éteints, Let­tres vives, coll. « Terre de poésie »
  • 1993 : Exode, édi­tions Arfuyen.
  • 1993 : L’Ar­dente patience d’Arthur Rim­baud, José Corti
  • 1993 : L’Être et son poème : essai sur la poé­tique d’An­dré Fré­naud, Encre marine
  • 1994 : Ici, éd. La Pionnière
  • 1994 : Orphée : can­tate, Let­tres vives
  • 1994 : Si j’habite, Fata Mor­gana, coll. « Hermès »
  • 1996 : Dieu d’om­bre, édi­tions Arfuyen.
  • 1996 : Éter­nité, Fata Mor­gana, coll. « Hermès »
  • 1998 : La Dimen­sion d’in­con­nu, José Cor­ti, coll. « En lisant en écrivant »
  • 1999 : Sauf-con­­duit, Let­tres vives, coll. « Terre de poésie »
  • 1999 : Con­tre jour (suivi de) Du frag­ment, La Feu­graie, coll. « L’Al­lure du chemin »
  • 2003 : L’Ex­tase nue, Gal­li­mard
  • 2004 : Adam, édi­tions Arfuyen.
  • 2004 : Nada, Fata Morgana
  • 2009 : Pour un psaume, édi­tions Arfuyen.
  • 2010 : L’Aube, Rehauts
  • 2010 : Esquisse du Par­adis per­du, édi­tions Arfuyen.
  • 2012 : Vision, édi­tions Arfuyen.

Traductions

de l’allemand

  • 1957 : Mar­tin Hei­deg­ger. Let­tre sur l’hu­man­isme, éd. Mon­taigne ; 2e éd.. Mon­taigne, 1964 ; 3e éd. Aubier Mon­taigne, 1983, coll. « Philoso­phie de l’esprit »
  • 1970 : Angelius Sile­sius. L’Er­rant chéru­binique [édi­tion abrégée], éd. Planète, coll. « L’Ex­péri­ence intérieurr”. Nou­velle édi­tion revue et aug­men­tée édi­tions Arfuyen, 1993. Réédi­tions 2014 et 2023, coll. « Ombre » (ISBN 978 2 845 90358 6)
  • 1982 : Hein­rich von Kleist. Sur le théâtre de mar­i­on­nettes, éd. Traversière
  • 1983 : Mar­tin Hei­deg­ger. Qu’est-ce que la méta­physique ?, Cahi­er de l’H­erne : Mar­tin Hei­deg­ger, 1983. 
  • 1998 : Rain­er Maria Rilke. La Huitième élégie de Duino, Fata Mor­gana, coll. « Les Immémoriaux »

de l’espagnol

  • 1965 : Octavio Paz, L’Arc et la Lyre, Gal­li­mard, coll. « Les Essais », no 119 ; rééd. 1993, coll. « NRF Essais »
  • 1972 : Octavio Paz, Courant alter­natif, Gal­li­mard, coll. « Les Essais », no 176 ; rééd. 1990, coll. « NRF Essais »
  • 1976 : Octavio Paz, Point de con­ver­gence : du roman­tisme à l’a­vant-garde, Gal­li­mard, coll. « Les Essais », no 193 ; 2èmé éd. 1987 ; rééd. 2013, coll. « NRF Essais »
  • 1978 : Anto­nio Porchia. Voix (suivi de) Autres voix, Fayard, coll. « Doc­u­ments spirituels »
  • 1980 : Rober­to Juar­roz. Poésie ver­ti­cale, Fayard, coll. « L’E­space intérieur » ; rééd. 1989, coll. « Poésie » ; rééd. 2006, éd. Points
  • 1984 : Rober­to Juar­roz. Nou­velle poésie ver­ti­cale, éd. Let­tres vives
  • 1986 : Rober­to Juar­roz. Quinze poèmes, éd. Unes
  • 1986 : Anto­nio Porchia. Voix inédites, éd. Unes
  • 1987 : Octavio Paz. Sor Jua­na Inès de la Cruz, Gal­li­mard, coll. « Bib­lio­thèque des idées »
  • 1990 : Rober­to Juar­roz. Poésie ver­ti­cale : 30 poèmes, éd. Unes
  • 1992 : Rober­to Juar­roz. Treiz­ième poésie ver­ti­cale, José Cor­ti, coll. « Ibériques »
  • 1998 : Octavio Paz. Fer­nan­do Pes­soa : l’in­con­nu per­son­nel, Fata Morgana

de l’anglais

  • 1978 : Haïku, préf. de Yves Bon­nefoy, Fayard ; rééd. 1990 ; rééd. 2006, Seuil, sous le titre Haïkus ; rééd. 2008, Points

du grec ancien

  • 1991 : Hér­a­clite. Les Frag­ments d’Hér­a­clite, Fata Mor­gana, coll. « Les Immémoriaux »

Préfaces

  • António Ramos Rosa (trad. Michel Chan­deigne, préf. Roger Munier), Le Dieu nu (I), Paris, Let­tres vives, coll. « Terre de poésie », (ISBN 978–2‑903721–38‑1).

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Chronique du veilleur (60) : Roger Munier

Roger Munier (1923–2010) nous a lais­sé une œuvre d’une impor­tance et d’une ampleur con­sid­érables. Son Opus incer­tum est cer­taine­ment sa créa­tion la plus sin­gulière. Elle rassem­ble des car­nets, dont le pre­mier date de […]

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Gérard Bocholier

Gérard Bocholi­er est né le 8 sep­tem­bre 1947 à Cler­mont-Fer­rand (France). Il a fait ses études sec­ondaires et supérieures dans cette ville, y a ensuite enseigné la lit­téra­ture française et les let­tres clas­siques en classe de let­tres supérieures. Orig­i­naire d’une famille de vignerons de la plaine de Limagne, il est franc-com­tois par sa famille mater­nelle, à la fron­tière du pays de Vaud en Suisse. Il a passé son enfance et sa jeunesse dans le vil­lage pater­nel de Mon­ton, au sud de Cler­mont-Fer­rand, que les poèmes en prose du Vil­lage et les ombresévo­quent avec ses habi­tants. La lec­ture de Pierre Reverdy, à qui il con­sacre un essai en 1984, Pierre Reverdy lephare obscur,déter­mine en grande par­tie sa voca­tion de poète. En 1971, Mar­cel Arland, directeur de la NRF, lui remet à Paris le prix Paul Valéry, réservé à un jeune poète étu­di­ant.  Son pre­mier grand livre, L’Ordre du silence, est pub­lié en 1975.  En 1976, il par­ticipe à la fon­da­tion de la revue de poésieArpa, avec d’autres poètes auvergnats et bour­bon­nais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis. D’autres ren­con­tres éclairent sa route : celle de Jean Gros­jean à la NRF, puis celle de Jacques Réda, qui lui con­fie une chronique régulière de poésie dans les pages de la célèbre revue à par­tir des années 90, mais aus­si l’amitié affectueuse du poète de Suisse romande, Anne Per­ri­er, dont il pré­face les œuvres com­plètes en 1996. Son activ­ité de cri­tique de poésie ne cesse de se dévelop­per au fil des années, il col­la­bore  au fil des années à de nom­breuses revues, notam­ment à la Revue de Belles Let­tresde Genève, au Nou­veau Recueil, et surtout à Arpa,dont il assure la direc­tion dès 1984. Il donne actuelle­ment des poèmes à Thau­ma,Nunc,Le Jour­naldes poètes. Cer­tains de ses arti­cles sont réu­nis dans le vol­ume Les ombrages fab­uleux,en 2003. A par­tir de 2009, un an avant sa retraite, il se con­sacre prin­ci­pale­ment à l’écriture de psaumes, pub­liés par Ad Solem. Le pre­mier vol­ume est pré­facé par Jean-Pierre Lemaire, son ami proche. Le deux­ième s’ouvre sur un envoi de Philippe Jac­cot­tet. Son essai Le poème exer­ci­ce spir­ituelexplique et illus­tre cette démarche. Il prend la respon­s­abil­ité d’une rubrique de poésie dans l’hebdomadaire La Vieet tient une chronique de lec­tures, « Chronique du veilleur »,  à par­tir de 2012 sur le site inter­net :Recours aupoème. De nom­breux prix lui ont été attribués : Voron­ca (1978), Louis Guil­laume (1987), le Grand Prix de poésie pour la jeunesse en 1991, le prix Paul Ver­laine  de la Mai­son de poésie en 1994, le prix Louise Labé en 2011. L’Académie Française lui a décerné le prix François Cop­pée pourPsaumes de l’espérance en 2013. Son jour­nal intime, Les nuages de l’âme, paraît en 2016, regroupant des frag­ments des années 1996 à 2016. Par­mi ses pub­li­ca­tions poé­tiques récentes : Abîmes cachés(2010) ; Psaumes du bel amour(2010) ; Belles saisons obscures(2012) ; Psaumes de l’espérance(2012) ; Le Vil­lageemporté (2013) ; Pas­sant (2014) ; Les Etreintes invis­i­bles (2016) ; Nuits (2016) ; Tisons(2018) ; Un chardon de bleu pur(2018) ; Depuis tou­jours le chant(2019) A paraître : Ain­si par­lait Georges Bernanos(Arfuyen) ; Psaumes de la Foi vive (Ad Solem) ; J’appelle depuis l’enfance (La Coopéra­tive). En 2019 parais­sent Ain­si par­lait G.Bernanos, Psaumes de la foi vive, Depuis tou­jours le chant ; en 2020 J’ap­pelle depuis l’en­fance (La Coopéra­tive) et Une brûlante usure (Le Silence qui roule), Vers le Vis­age (Le Silence qui roule, 2023) et Cette allée qui s’ef­face (Arfuyen, 2024)

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