Avec ce nou­v­el ouvrage qui regroupe trois recueils parus en français et pub­liés ici dans leur ver­sion unique­ment ital­i­enne, Mar­i­lyne Bertonci­ni – qui écrit aus­si bien en ital­ien qu’en français – nous offre l’immensité d’un univers de sable, d’eau et de vent tra­ver­sé de sen­teurs, de couleurs où tout est mou­vance, flu­id­ité et méta­mor­phoses, à l’image des dunes de sable qui illus­trent la cou­ver­ture. Le titre reprend celui-là même d’un livre – et d’une nou­velle – de Borges.

Ce livre entre­tient-il un lien avec Le livre de sable de l’auteur argentin ? À pri­ori, non. Cepen­dant, force est de con­stater d’évidentes affinités : y est présente la dimen­sion du mys­tère de même que celle du fan­tas­tique. En effet, chez Mar­i­lyne Bertonci­ni, les paysages d’une enfance fla­mande se trans­for­ment et le sable au « par­fum minéral intense » (c’est celui des sou­venirs) devient Sab­bia, prénom d’une créa­ture onirique et fan­tas­ma­tique, peut-être légendaire, le plus sou­vent désigné par Lei (Elle), femme-dune sans vis­age, âme errante aux yeux de fleurs, à la fois resplendis­sante et pâle, ceinte d’une couronne d’épine, privée de parole, suf­fo­cant, étouf­fée par le car­ac­tère même de sa pro­pre con­sti­tu­tion ! Car si la flu­id­ité du sable laisse imag­in­er une ressem­blance avec l’océan : « La duna mima l’oceano » (la dune mime l’océan), elle n’est pas l’océan : le sable est une « écume sèche » : il aspire, il étouffe, il tue !

La sab­bia nel­la sua boc­ca la sof­fo­ca come un bavaglio

Le sable dans sa bouche l’étouffe comme un bâillon

Mar­i­lyne Bertonci­ni, Il libro di sab­bia (Le livre de sable), Pré­face de Gian­car­lo Baroni, Bertoni edi­tore 2022, 63 pages, 15€.

et plus loin :

L’orco di sab­bia ocra divo­ra la sua parola

L’ogre de sable ocre dévore ses paroles

L’autrice, « fille des sables », et fille sym­bol­ique de Sab­bia, « Sono figlia di Sabbia/ma le parole/sono mie » (Je suis fille de Sable/mais les mots/m’appartiennent) se pro­jette dans ses sou­venirs et cette femme de sable qui ne peut par­ler mais qui vit en elle et s’exprime à tra­vers sa poésie – Io grido/ Io SCRIVO (Je crie/ J’ÉCRIS) – pour­rait être l’âme secrète de son passé, car nous allons voir que les temps s’entremêlent et c’est là une autre affinité avec Borges : la con­cep­tion du temps (ici aus­si au cœur de l’écriture), un temps sans début ni fin – n’oublions pas que le recueil com­mence par ce vers : « Non ho nes­sun ricor­do dell’avvenire, disse Lei (Je n’ai aucun sou­venir de l’avenir, dit-Elle). Un temps qui n’est pas linéaire mais labyrinthique faisant fi de toute chronolo­gie : les sou­venirs affleurent de manière improb­a­ble et désor­don­née, comme des frag­ments de vie reflétés dans des miroirs cassés rap­portés par les marées et dans lesquels tout se mélange et fusionne. « Si l’e­space est infi­ni, nous sommes dans n’im­porte quel point de l’e­space. Si le temps est infi­ni nous sommes dans n’im­porte quel point du temps1. »

Dans Le livre de sable de Mar­i­lyne Bertonci­ni, les ter­rains vagues et jardins ouvri­ers du Nord sur­gis­sent der­rière les bruisse­ments d’ombre, le chu­chote­ment des fontaines, se super­posent à la douceur envoû­tante de fra­grances qua­si ori­en­tales, et au silence qui dévore les stat­ues en ruines d’un jardin peu­plé d’âmes mortes au-dessus duquel le ciel entre en fusion et brûle les étoiles. Le par­adis jouxte l’enfer.

« Pas­so i con­fi­ni asseg­nati alle cose/dalle parole » (je fran­chis les lim­ites assignées aux choses/ par les mots) écrit-elle. Il n’y a plus de fron­tière entre le passé et le présent, l’ombre et la lumière, le réel et l’imag­i­naire, la vie et la mort, le français et l’italien « Nude nues denudate » lit-on dans le même vers page 19.

Autre fig­ure mythique du recueil : Leila, prénom intime­ment lié à la fleur de lilas. Les poèmes dédiés à l’une et à l’autre s’entremêlent créant l’effet sinon d’un dia­logue, tout du moins d’un écho, au cœur d’un long poème inti­t­ulé La notte di Lil­la (La nuit de lilas) Leila, au prénom couleur de nuit2, objet d’un amour impos­si­ble, absolu et éter­nel du poète bédouin Majnûn, appa­rait ici comme la « sœur de cœur » de l’autrice.

      Dolce           sorel­la
                nel­la mia lingua
                    seg­re­ta

         Douce        sœur
dans ma langue
    secrète

Un aveu ponc­tué de silences. La poète n’en dira pas plus, à nous de lire la douleur de l’absence dans le blanc de la page, car Le livre de sable est, par déf­i­ni­tion, un livre insai­siss­able. Un livre qui peut s’interpréter de dif­férentes manières, sur lequel le lecteur peut pro­jeter ses pro­pres images dans le « labyrinthe des nuits ».

Si, chez Borges, des signes, des illus­tra­tions dis­parais­sent mys­térieuse­ment des pages à peine lues, et de ce fait, ne sont vis­i­bles qu’une seule fois, ici c’est l’éternelle mou­vance du sable qui trans­forme tout, ne garde les traces que de manière éphémère nous rap­pelant ain­si que toute chose se vit une seule et unique fois.

Ain­si en est-il des sou­venirs qui sont à l’image des empreintes de pas dans le sable mou aus­sitôt recou­vertes par les vagues de l’océan. La mémoire elle-même est appelée à disparaître…

la sab­bia aspi­ra la mia caviglia
aspi­ra la mia memoria
l’impronta del mio piede si riem­pie di un minus­co­lo fram­men­to di specchio
l’onda suc­ces­si­va lo ingoia 

le sable aspire ma cheville
aspire ma mémoire
l’empreinte de mon pied s’emplit d’un minus­cule éclat de miroir
et la vague suiv­ante l’engloutit

Ce livre de l’impermanence nous par­le d’absence, d’infini et de rêve, de visions fugi­tives que seule la parole peut fix­er. Livre de sou­venirs où aucun événe­ment n’est dévoilé mais sug­géré à tra­vers la finesse des per­cep­tions (couleurs, sons, odeurs) révéla­tri­ces d’émotions intactes. Par­mi celles-ci, notons une prédilec­tion pour le vio­let, décliné dans toutes ses nuances (lilas, lavande, lie-de-vin, mauve…) et qui ne doit sans doute rien au hasard. Si la ville de Parme n’est jamais citée, elle est bien présente dans la sym­bol­ique des couleurs. Un livre con­tre l’oubli ? Sans doute.

L’autrice écrit avec justesse et déli­catesse une imper­ma­nence han­tée par la mytholo­gie et les légen­des et qui se ter­mine dans une danse macabre où la mort couron­née d’étoiles entraîne aus­si bien les rêves des morts que les sou­venirs des vivants. Mais où vont-ils ? … RECAPITO…. IMPOSSIBILE… est la réponse don­née dans le dernier vers du recueil, que l’on peut traduire par « incon­nus à cette adresse » ou « échec de la distribution ».

Notes

[1] Le livre de sable, Borges, Folio bilingue Gal­li­mard 1990, tra­duc­tion François Rosset.

[2] Leila (ليلى en arabe) sig­ni­fie la nuit. L’autrice fait allu­sion ici à une légende persane. 

Présentation de l’auteur

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com