Pour voix et flûte s’impose dès le titre comme une par­ti­tion musi­cale, un duo qui prend vie dans le souf­fle (celui du poète et celui de l’instrumentiste) et qui se com­pose de trois « mouvements » :

le pre­mier, qui s’intitule D’abord et tou­jours nous fait entr­er dans une dou­ble tem­po­ral­ité. Il y a ce qui vient en pre­mier lieu (le son) et puis l’infini (les ondes sonores).  Revenant ici sur cet état par­ti­c­uli­er vécu au moment d’une grave inter­ven­tion chirur­gi­cale à l’issue incer­taine, Pierre Dhain­aut, dans la con­ti­nu­ité de ses précé­dents ouvrages, atteste de la supré­matie du lan­gage. Pour lui, le mot sera tou­jours pre­mier, antic­i­pant, voire créant l’image.

Dans le pre­mier poème, il écrit :

[…] quel mot nous défendra de dire adieu

 et servi­ra de via­tique ? De lui-même 
il s’impose. Ain­si « message »

 enten­du bien des fois sur un portable
sans que nous pre­nions garde »

Car le poète est celui qui délivre un mes­sage. Un mes­sage sur la mort mais, comme le dirait François Cheng, « par­ler de la mort c’est aus­si par­ler de la vie »1. La mort perçue comme un pas­sage, un seuil où l’on ne dit pas com­plète­ment adieu aux vivants et où l’on dit, aux morts « à demain », la mort comme un « trans­fert de souf­fles » de lèvre à lèvre, d’âme à âme, d’un être à l’autre, d’un poète à un autre, et l’ensemble de ces souf­fles con­stitue la pul­sa­tion du monde.

Pierre Dhain­aut, Pour voix et flûte, Édi­tions Æncrages & Co, Col­lec­tion Voix de chants 2020, illus­tra­tions de Car­o­line François-Rubi­no 40 pages, 18 euros.

Plus que jamais, la forme poé­tique de ce recueil épouse le mes­sage : les mots enjam­bent les vers, les vers enjam­bent les stro­phes, les poèmes eux-mêmes enjam­bent la pli­ure des pages et courent de l’une à l’autre. L’absence de pag­i­na­tion ren­force la flu­id­ité en n’imposant aucun repère. Tout n’est que mou­vance, con­ti­nu­ité, onde per­pétuelle se propageant à l’infini, à l’image de l’âme « inlass­able­ment fugi­tive ».

Si le poète est ten­té d’imag­in­er les lieux où survien­dra la ren­con­tre avec la mort, il sait que tant qu’il perçoit des sons et des lueurs il appar­tient tou­jours à ce monde où l’ombre des dis­parus et les sou­venirs d’en­fance qui hantent les paupières clos­es se mélan­gent au présent.

 

Écrire, c’est esquiss­er un poème et le dédi­er à tous les enfants, ceux du présent et ceux qui l’ont été.

Ecrire, c’est comme jouer de la flûte : c’est fer­mer les yeux pour percevoir le devenir du pre­mier souf­fle qui une fois émis, de même que l’écoute, ne peut revenir en arrière.

 

Et l’on com­prend pourquoi le son est plus impor­tant que l’im­age : à la sta­tique de celle-ci il oppose la flu­id­ité du mou­ve­ment, les sons éphémères qui se fécon­dent les uns les autres, les souf­flent qui tra­versent l’e­space et le temps dans « l’in­quié­tude et la joie » c’est pourquoi il nous invite à aimer les mots.

 

« L’air ne refuse / per­son­ne : nous aime­ri­ons les mots / sons et silence (entre les pages) pour pass­er d’un son à l’autre, d’un poème à l’autre. » 

 

Dans le deux­ième « mou­ve­ment », inti­t­ulé Un mot pour un autre, on pour­rait y voir un mot qui en rem­place un autre, mais c’est bien évidem­ment le sens de celui qui en féconde un autre que l’on va privilégier.

 

Le poète n’hésite pas à nous plac­er au cœur de sa créa­tion en répé­tant des mots qui pren­nent une valeur incan­ta­toire : ain­si du mot « corolle » qui en engen­dre d’autres, des mots intime­ment mêlés aux élé­ments de la nature, « haleine et brouil­lard con­fon­dus » ; il con­state qu’il suf­fit de laiss­er par­ler les mots, « ne pas se plain­dre de n’avoir rien à dire ».

L’amour des mots passe par le corps, relais de la parole. Il nous appar­tient de rester à l’écoute, d’apprendre au regard à se per­dre comme l’ouïe, de voix en voix, de « lâch­er prise » pour que puisse advenir la pos­si­bil­ité d’un poème. La parole est « la fig­ure ini­tiale d’où s’élancera un poème. » Une poésie qui ne peut se faire que dans la durée, comme la lente mat­u­ra­tion d’un fruit, à l’aide de sons qui entrent en réso­nance et se propagent.

 

Que fait d’autre un poème, et que fera-t-il d’autre 
sinon con­fi­er à l’oreille, au passage,
le secret de ce qui doit suivre ? 

 

Le troisième « mou­ve­ment », Lec­ture de lumières, s’ouvre sur une clarté bleutée, à la fois une et mul­ti­ple. Le bleu peut être perçu comme la sym­bol­ique de l’eau, de la femme, du rêve, de la sagesse, de la sérénité, l’écho d’un monde intérieur, peut-être aus­si de la vérité « ce que tu ignores, les souf­fles le savent », la couleur bleue est aus­si sym­bole d’un devenir, d’une épiphanie issue du son, celui du pre­mier cri, le souf­fle pri­mor­dial, celui de la nais­sance car c’est lui qui donne sa tonal­ité à notre vie,  et quand Pierre Dhain­aut écrit : « Sous le ciel de la mer » ne faut-il pas enten­dre « la mère » ? Au vers suiv­ant, nous lisons, « Tu n’as jamais fini de naître ».

La parole respire, abolie toute lim­ite, donne son mou­ve­ment à la lumière. Il faut laiss­er aller le souf­fle : de sa lib­erté dépend la nôtre. Le poète reprend l’image de la mer pour nous décrire sa per­cep­tion du souf­fle comme une houle intérieure qui brasse les sou­venirs et il ter­mine sur une image où paroles et images évo­quent des entités fuyantes et éphémères dont l’impermanence est accep­tée avec sérénité et nous réaf­firme la pri­mauté de la parole.

On l’a com­pris, Pierre Dhain­aut a une mémoire avant tout audi­tive, s’il est habité par des images, ce sont tou­jours les sons qui pré­va­lent « la mémoire n’ex­plique pas pourquoi au lieu d’une image elle préfère un mot », une mémoire qui fait appel aux sens, comme la parole passe par le corps. Il serait intéres­sant de rap­procher sa per­cep­tion de celle d’autres poètes chez qui le lan­gage et le corps sont intime­ment liés. À titre d’exemple, on pour­rait citer Hisa­ki Mat­suu­ra qui dans son tout pre­mier poème affir­mait que notre cor­poréité est vécue dans le lan­gage2 .

Pour voix et flûte est un livre vibrant comme une sonate, un livre qui dit l’amour des mots, un puis­sant souf­fle de vie qui enfle au cours des pages (les dis­tiques font place aux ter­cets  puis aux sizains), un souf­fle qui appelle d’autres souf­fles, et l’on ne peut s’empêcher de penser à la toute dernière pub­li­ca­tion de Jean Michel Maulpoix qui, dans Le jour venu3, écrit : La présence nous est don­née, et c’est une joie qui pour­rait nous suf­fire : celle d’être là, seul ou avec d’autres, en ce monde, une fois, une fois seule­ment, tenu en vie par notre souf­fle ! Mais il y faut encore tous les mots de la langue pour en dire la teneur. Chang­er en voix, en chant peut-être, le souf­fle même de notre vie. Dire, dire encore cela, avec plus de force et de justesse.

Force et justesse sont présentes dans ce recueil de Pierre Dhain­aut où les encres bleues de Car­o­line Rubi­no effleurent le papi­er, y lais­sant la trace de paysages à peine esquis­sés.  Des ombres bleues qui se détachent dans la lumière des pages, comme le regard du poète tourné vers le passé pour mieux voir le futur.

Notes

1.François Cheng, Cinq médi­ta­tions sur la mort, Albin Michel 2013.

2.Hisaki Mat­suu­ra, Ebisu-Etudes japon­ais­es, 2000.

3. Jean-Michel Maulpoix, Le jour venu, Mer­cure de France, 2020

 

Présentation de l’auteur

image_pdfimage_print
mm

Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com