Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations

Par |2023-11-06T13:02:46+01:00 30 octobre 2023|Catégories : Critiques, Jean-Pierre Védrines|

« 1924. Je vous écris Jacques Riv­ière. Un homme se pos­sède par éclair­cies et même quand il se pos­sède vrai­ment il ne s’atteint pas tout à fait. Je me creuse dans le poème. Je suis ailleurs. Qui me dira com­ment me penser dans l’autre, dans le regard de l’autre, dans le corps de l’autre ?

À tra­vers le feu qui me brûle, la mort est sourde à mes appels. Je n’ai pas assez de mots. Je suis encore vivant, mais je ne suis rien. » : c’est ce cri dans l’écriture que trace Antonin Artaud dès cette cor­re­spon­dance fon­da­trice, reprise dans la réécri­t­ure redé­ployée par le poète et lecteur Jean-Pierre Védrines, qui per­met de ser­tir une déf­i­ni­tion-joy­au du grand Artaud : « arbre désas­tre », « Homme enflam­mé », « pierre noire », « obscur dia­mant », dès les pre­mières lignes s’ouvrant sur l’identification, la con­fu­sion pos­si­ble, l’abolition per­mise à tra­vers le « je » de l’écriture, réu­nis­sant dans un même devenir-squelette Antonin Artaud et Jean-Pierre Védrines : « Mais que suis-je devenu ? Une tache d’eau ? Un corps décharné qui reten­tit de sa peau ten­due ? En ce moment je rédi­ge, peut-être pour moi seul, le texte de mes paysages désolés, de mes rivages oubliés. Entre mon corps et ma langue, je remar­que que le néant envahit peu à peu mon écri­t­ure, encrasse mes pores, mes vertèbres, mon squelette. »

Le poète por­tant le lan­gage à incan­des­cence, dont une des for­mules-clés reste égale­ment une propo­si­tion défini­toire de la vie-incendie : « La vie est de brûler des ques­tions. », se voit donc placé sous le signe du feu en échap­pa­toire, dans le por­trait dressé par fil­i­a­tion : « Je suis dans ma pro­pre prison un errant aux cheveux de feu » ; « La ques­tion est, je vous l’annonce, « où com­mence l’enfermement, où s’arrête la vie », car com­ment, oui com­ment, reli­er le corps au texte, com­ment aller vers l’infini, emmuré vivant. 

Jean-Pierre Védrines, Artaud et les con­stel­la­tions, Édi­tions des Deux Rues, 2022, 60 pages, 13 €.

Je vous écoute, lecteurs, par­ler de mon écri­t­ure illis­i­ble, du retour érup­tif de la poésie dans mes cahiers, de mon chant dés­espéré. Chaque jour, ma chair brûle, ma chair ali­mente le feu cap­tif, le feu qui danse. » Le por­trait du sup­pli­cié se fait auto­por­trait en miroir à tra­vers ce dédou­ble­ment de per­son­nal­ité entre le lecteur ou l’auteur : « Est-ce encore moi qui par­le, est-ce Antonin Artaud ? Mon corps n’est plus qu’un lourd délire, mon corps blessé, je ne sais trop com­ment. Mem­brane dans la nuit utérine, on ne me répar­era jamais. Pour tou­jours je suis une cruche vidée de son vin, oubliée dans son tem­ple, le poète et sa révolte. »

Ce vif ardent, dans sa triple décli­nai­son « la vie, la mort, l’amour », irradie toute la lec­ture-réécri­t­ure de la poésie d’Artaud à tra­vers la pro­jec­tion de la fig­ure tutélaire dans l’univers pic­tur­al des plus grands pein­tres dont le poète a sou­vent si bien par­lé dans son œuvre : Pao­lo Ucce­lo ? « Il fait noir. Je m’approche de Pao­lo. Dis-moi, Pao­lo Ucce­lo, dans les gouf­fres de quels rêves as-tu con­nu la mort de l’enfer ? » Lucas Van den Ley­den ? « Dans cet enfer, Lucas Van den Ley­den, je me cherche tou­jours. Mon odyssée est dou­ble : je suis l’homme noir frap­pant à la porte et le Père-Roi, l’image vivante. » Vin­cent Van Gogh ? « Le monde n’est qu’un rêve per­du, mais ces cor­beaux, Vin­cent, au-dessus des blés ont du noir de truffe sur les ailes : ils en appel­lent à l’ombre du voy­age, au silence régénéra­teur venu te vêtir. »

Ce rap­port à la pein­ture, jusque dans la décli­nai­son de la palette intérieure de la poésie même d’Antonin Artaud, fait de celui qui à la fois écrit et peint, selon l’étymologie grecque, un zographos, à la ren­con­tre du pein­tre et de l’écrivain du vivant, de la vie per­son­nifiée à tra­vers le vis­age mul­ti­forme et mul­ti­ple du poète ain­si que des myr­i­ades d’étoiles qui gravi­tent autour de lui, dont l’activité de dessi­na­teur, de pein­tre, de guet­teur de traces et d’univers se fait éloge de l’acte libéra­teur de pein­dre unis­sant, résol­u­ment, Jean-Pierre Védrines à Antonin Artaud dans toutes les nuances de couleurs pos­si­bles sur le fil de cet exer­ci­ce d’hommage et de trans­fig­u­ra­tion sin­gulière : « Pein­dre pour moi c’est retrou­ver mon orig­ine. D’abord la ligne cor­porelle vibre, soli­taire aus­si frémis­sante que la mort. Puis la force prodigieuse de l’océan des couleurs, pro­fonde et douce comme son âme, me saisit. Le tableau, dilapidé au vent de la four­naise, active une cir­cu­la­tion en devenir, une autre forme de vie. Je m’innerve de fils ten­dus et de vibra­tions intens­es. Mon corps pul­sé, aux lignes ryth­mées, s’évade. Mon corps blanc, nais­sant de ces lignes s’élargit à la dimen­sion de l’univers. Je l’aperçois dans l’éclair de la foudre.

La main, lorsque je peins me trans­fig­ure, c’est elle qui va vers la vie, brise le car­can et me libère. Couleur, je suis la couleur vibra­tion de la vie. Rose chair, vert san­té, azur foudroyé, soleil folie, gris marais. »

Présentation de l’auteur

Jean-Pierre Védrines

Jean-Pierre Védrines est un écrivain français né en 1942. Il a pub­lié plus d’une trentaine d’ouvrages allant de la poésie, aux con­tes, nou­velles et romans.

En 1960, il par­ticipe à la créa­tion de la revue belge Le Tau­reau, que dirige son ami, le poète Jean Braeck­man, à Brux­elles. En 1968, il crée avec d’autres jeunes poètes, dont Serge Velay, le groupe « l’Escalier ». En 1971,  avec L’homme sauvage il reçoit le prix Frois­sart et pub­lie deux recueils remar­qués, L’Écuelle rouge et Un mort à tenir debout. Poète, pein­tre, romanci­er, cri­tique, ani­ma­teur, Jean-Pierre Védrines a dirigé la revue Souf­fles de 2003 à 2010, avant de fonder la revue La Main mil­lé­naire, en 2011.

© Crédits pho­tos Midi Libre.

Bib­li­ogra­phie

Publications

  • L’Homme sauvage (poésie), Cahiers Frois­sart, 1970
  • L’Héliographe (poésie), Guy Cham­bel­land édi­teur, 1970
  • L’Écuelle rouge (poésie), Guy Cham­bel­land édi­teur, 1977
  • Un mort à tenir debout (poésie), Guy Cham­bel­land édi­teur, 1979
  • L’An­née tropique (poésie), Strass poly­mor­phe, 1984
  • Enfer-Eden (poésie), Guy Cham­bel­land édi­teur, 1984
  • L’Oiseau-cœur (poésie), Ecbo­lade édi­tions, 1988
  • La lib­erté est ma lumière (poésie), édi­tions Pleine Plume, 1990
  • Tombeau pour Abram des Loups (poésie), Le Grand Hors Jeu, 1991
  • Seigneur du naufrage (poésie), Le Grand Hors Jeu, 1992
  • L’En­fant des vignes (roman), Lacour édi­tions, 1992
  • Obliques de l’oubli (poésie), édi­tions Souf­fles, 1993
  • Non­rès (poésie), édi­tions Souf­fles, 1994
  • Con­tes occ­i­tans (con­tes), Lacour édi­tions, 1997
  • Ma mère (sou­venirs d’en­fance), Lacour édi­tions, 1998
  • La Roue de l’infini (poésie), Ecbo­lade édi­tions, 2000
  • La Flambe d’eau (poésie), édi­tions Alain Benoît, 2002
  • Chroniques rouges (his­toire locale), édi­tions Mémoire d’Oc, 2003
  • Le Soleil à tête de guêpe (poésie), Ecbo­lade édi­tions, 2003
  • Un jour d’orage (roman), édi­tions De Borée, 2004
  • Froides ven­dan­ges (roman), édi­tions De Borée, 2005
  • Marie des vignes (roman), édi­tions De Borée, 2006
  • La Huguenote (roman), édi­tions Lucien Souny, 2006
  • Mise à mort de l’ombre (poésie), édi­tions Lucarne sur…, 2006
  • Les Céré­monies de l’oubli (poésie), édi­tions Ate­lier du Han­neton, 2006
  • Lunel dans la guerre, vie quo­ti­di­enne 1939–1945 (his­toire locale), édi­tions Mémoire d’Oc, 2007
  • L’Ar­bre des escar­gots (sou­venirs d’en­fance), édi­tions Chem­ine­ments, 2007
  • La Loge du guet­teur (poésie et pat­ri­moine), édi­tions du Douayeul, 2007
  • Passerelles (poésie), édi­tions Encres Vives, 2007
  • Com­posé de silence (poésie), Ecbo­lade édi­tions, 2008
  • Soleil de femme (roman), édi­tions De Borée, 2008
  • Sous le souf­fle de la flamme (poésie), édi­tions Rafaël de Sur­tis, 2008
  • Le Mas de l’amour (roman), édi­tions Lucien Souny, 2009
  • La Danse de cœur (roman), édi­tions Apogée, 2009
  • Corps de Rim­baud (prose poé­tique, Le Bruit des autres, 2009
  • Le Vin du père (roman), édi­tions Lucien Souny, 2010
  • Blanche et Jean (prose poé­tique), Le Bruit des autres, 2010
  • Passeurs d’hu­man­ité (jour­nal de bord), Le Bruit des autres, 2011
  • Le regard de la terre, TDO édi­tions, 20212

Prix et distinctions

  • Grand Prix de poésie des Écrivains méditer­ranéens (pour Obliques de l’oubli, 1993)
  • Prix Gas­ton Bais­sette (pour Non­rès, 1994)
  • Prix Rouger du Teil (pour L’Homme de neige, 1995)
  • Prix des Bef­frois (Pat­ri­moine, pour La Loge du guet­teur, 2007)
  • Prix d’Estieugues (pour Le Brise­ment de la lumière, 2017)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.

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