Allons voir, entrons donc dans ce qua­trième album stu­dio tant atten­du de Feu ! Chat­ter­ton, aux détours des treize chan­sons de ce Labyrinthe ayant sup­plan­té son édi­fice prédécesseur à la fois si somptueux et si déli­cat, Palais d’argile, comme jalons d’une réin­ven­tion du vocab­u­laire musi­cal des cinq artistes du groupe aus­si pop, élec­tro que poé­tique que nous ne présen­tons plus, encore unis comme les doigts de la main pour présen­ter un vis­age orig­i­nal, un monde nou­veau selon le titre d’une des com­po­si­tions phares de l’ancien opus aux portes aus­si mythiques que vivantes de ces couloirs labyrinthiques flam­bant neufs où se per­dre pour mieux se retrou­ver, moins un déco­rum antique où Thésée et le Mino­tau­re viendraient indéfin­i­ment s’affronter qu’un fil d’Ariane qui nous relie tout un cha­cun au dédale de vivre sans brûler nos ailes aux textes pleins de fan­taisie mais aus­si d’humanité d’Arthur Teboul comme à ceux d’illustres ainés tels Aragon dont les ori­peaux mod­ernes et tech­noïdes trou­vés par les musi­ciens ne cèdent rien à la pro­fondeur du poème…

Feu ! Chat­ter­ton — Le Labyrinthe (prod. Alex­is Delong et Feu! Chatterton) 

Nour­ri par tant de lec­tures, réécrivant à loisir sa pro­pre poé­tique, le paroli­er de « l’incandescent cadavre pour vous servir », entre références à la lit­téra­ture sur­réal­iste et clins d’œil à la chan­son française, ne fait-il pas la con­fi­dence dès la pre­mière chan­son, Allons voir, dans la veine la plus lyrique et la plus rêveuse de Feu ! Chat­ter­ton, que les livres ont tou­jours été par­cou­rus qu’en tant qu’invitations à vivre, véri­ta­ble expéri­ence sen­si­ble ayant porté les cinq arpen­teurs de tournées pop­u­laires à la générosité ouverte aux ren­con­tres d’un pub­lic sans cesse plus divers et plus fer­vent : « Tu rêves d’un grand pays / D’une vie qui enivre / Comme celles que tu lis / Dans les pages des livres » … Et s’il est « temps de vivre » comme le sonne cet hymne au courage, fran­chissons alors les seuils du titre éponyme de cette archi­tec­ture aux morceaux comme autant de pièces de puz­zle éparpil­lées aux angles aus­si per­dus qu’éperdus, Le Labyrinthe qui trans­forme le superbe roy­aume tout de force et de fragilité mêlées en voy­age où s’allient alors vies rêvées, vies osées, vies autres, le pari con­sis­tant moins à « chercher l’issue » qu’à con­sen­tir à se per­dre, se trou­ver dans la pein­ture du décor mythologique, dans la parole-chant qui s’élève à con­tre-ciel, cet envers du lieu trans­fig­uré, vision nais­sante : « L’enfant qui chan­tait / A défait le lien ».

Ce qu’on devient · Feu! Chat­ter­ton Labyrinthe ℗ 2025 Uni­ver­so Em Fogo

Ode à l’enfance mais égale­ment trajectoire(s) de l’existence, Ce qu’on devient amorce la musique d’Une autre his­toire de Gérard Blanc moins en éloge des nou­veaux départs qu’en inter­ro­ga­tion sur les chemins que l’on prend dans les couloirs des des­tinées, une ques­tion sur le devenir où la danse des enfants « sous la pluie » du refrain choré­graphi­ant une insou­ciance mélan­col­ique ric­oche à l’infini le regard : que faisons-nous des com­mence­ments si promet­teurs ? Nous recon­naîtrons-nous encore à tra­vers le miroir de ce que nous faisons de nous-mêmes au fil de nos « his­toires » qui auraient pu être « autres » ? En écho, À cause ou grâce relance l’énigme cru­elle entre la vitale utopie des élans et la fréquente désil­lu­sion des épreuves, entre spleen baude­lairien et idéals en partage peut-être ? « Elle est vio­lente / Cette folle espérance / Et comme il fait mal / L’idéal » ! On se prend à songer tant à la révolte de la « vie vio­lente » de Pier Pao­lo Pasoli­ni qu’à l’image de la « lib­erté » toute d’espoir de Paul Elu­ard, comme si mal­gré les défaites du réel, la poésie restait moins une injonc­tion à pren­dre les armes qu’à les retourn­er grâce aux fac­ultés de l’imagination, les inclin­er sen­si­ble­ment, Baisse les armes dans l’éclat bril­lant d’une larme tirée d’un « vers français » de la poésie de Léo Fer­ré, à laiss­er venir une réponse pos­si­ble du cœur touché dans le mille…

L’étranger · Feu! Chat­ter­ton Labyrinthe ℗ 2025 Uni­ver­so Em Fogo.

Tel un pro­jec­tile lacry­mal alors lancé à tue-tête, en salut frater­nel à la for­mule de Jean Fer­rat, « Je ne chante pas pour pass­er le temps », où le sens de la fini­tude rejoint la final­ité d’un univers plus grand qui nous dépasse et nous relie pour­tant, Cos­mos song paraît se con­clure égale­ment en hom­mage à la plume de Chris­t­ian Olivi­er enton­nant son refrain « Je chante » comme à l’élégance d’Alain Bashung ayant mis en scène son pro­pre efface­ment en manière de resplendir : « Je ne chanterai plus bien­tôt / Je ne chanterai plus non non / Je ne chanterai plus / Mais pour l’instant je chante, je chante » ! Alors dés­espoir du néant ou rage de vivre, des nuances en clair-obscur se pré­cisent plus net­te­ment dans cet autre volet des sept chan­sons restantes, pas moins de sept portes ouvrant sur des com­bats sur soi-même vers les autres que l’on cherche mais ne trou­ve pas tou­jours, Mon frère : « Où étais-tu mon frère / Quand j’avais besoin de toi ? / Ici-bas en enfer / Je n’t’ai pas trou­vé »… Autre auquel l’on songe au moment où le trag­ique s’immisce avec le départ et le deuil métapho­risés en Mille vagues d’émotions qui nous tra­versent face au scan­dale de la fin que l’on n’ose s’avouer : « Un soir de déveine / Foutu hasard / Enfin, c’est comme ça / La vie est soudaine / Surtout quand elle s’en va »…

Gar­dons encore pour nous alors L’Étranger, ce joy­au du poème de Louis Aragon : « J’arrive où je suis étranger » où la con­science lucide de l’éphémère, du pré­caire, du frag­ile de toute vie sert de pas­sage à témoin de la poésie frater­nisant par-delà les fron­tières sous le rythme d’une tech­no-élec­tro met­tant à l’épreuve l’écriture sur­réal­iste pour mieux révéler son uni­verselle moder­nité, enfonçant encore plus loin le voy­age entre palais, dédales et désor­mais L’Alcazar, autre enceinte aus­si for­ti­fiée que fri­able où les maux et les biens de l’équilibre à deux se con­juguent jusqu’à l’indistinction : « Dans les jardins de l’Alcazar / Le bien / Le mal / Com­ment savoir ? » Et quand l’armure cède, s’élève le son enfoui du poème de Léo Fer­ré : « Le Car­rousel du temps per­du », dont l’adaptation d’Arthur Teboul donne la saveur du sou­venir en ver­tige des amours dis­parues, Le Car­rousel ou l’oubli d’une image aus­si évanes­cente que le sil­lage d’un disque rayé : « C’est un vieux car­rousel qui ne veut plus tourner » !

Ves­tige égale­ment d’arts ances­traux, entre sculp­ture d’absolu ciné­matographique de Stan­ley Kubrick et pein­ture de vol­ume d’Out­renoir de Pierre Soulages, l’avant-dernier morceau Mono­lithe se décou­vre comme une plongée dans le sous-sol d’un musée où les tré­sors du temps for­ment l’écriture de la quête de toute recherche artis­tique voulant faire sour­dre la lumière des ténèbres mêmes de notre con­di­tion com­mune, une odyssée niet­zschéenne au fil des âges à renaître alors à l’innocence du devenir : « Au niveau deux sous zéro / Nous sommes descen­dus / La nuit nous attend / Elle n’attend plus que nous / Rede­viens l’enfant / Que tout se dénoue / Que tout se dénoue » ; ultime issue alors entre vœu d’enfance intacte à retrou­ver et feu des cynismes adultes à défi­er par temps de pluie où les enfants pour­raient à nou­veau danser, c’est Sous la pyra­mide que se clôt l’itinéraire, d’une itinérance peut-être moins aux pieds du Lou­vre ou des sanc­tu­aires d’Égypte que face peut-être aux bûch­ers de nos van­ités, de tous les « rois mau­dits » ou des pan­tins bénis et leurs sim­u­lacres de sacre du vide, ne serait-ce pas en défini­tive ce rap­port au pou­voir à dénouer, en cha­cune et cha­cun de nous, pour trou­ver la sor­tie du Labyrinthe, se hiss­er ain­si vers les som­mets d’un « idéal » qui ne fasse plus « mal », mot de passe aux rêves des human­ités n’ayant pas entière­ment renoncé ?

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.