Chronique du veilleur (7) – Autour de Jean Grosjean et de Philippe Jaccottet

Par |2021-02-25T16:47:01+01:00 10 mai 2013|Catégories : Chroniques, Jean Grosjean, Philippe Jaccottet|Mots-clés : |

Cinq cents pages de textes retrou­vés de Jean Gros­jean et réu­nis par son ami Jacques Réda, Une voix, un regard (Gal­li­mard) nous offre la pos­si­bil­ité remar­quable de par­courir le chemin lit­téraire et spir­ituel suivi par Jean Gros­jean de 1947 à 2004. Toutes les faces de cet écrivain qui aura mar­qué la deux­ième moitié du XXème siè­cle nous appa­rais­sent en lumière : le tra­duc­teur, le prosa­teur, le lecteur et cri­tique, le poète bien sûr.

Peut-on par­ler d’une évo­lu­tion ? On est ten­té d’en chercher une au fil des textes présen­tés chronologique­ment dans chaque rubrique. Cepen­dant, c’est la grande con­stance de cette pen­sée inspirée qui me frappe avant tout. Fidèle à la terre d’Abraham et à la Bible, Jean Gros­jean a su traduire les psaumes, l’évangile de Jean, tant de textes anciens, dans cet esprit uni­versel et intem­porel qui fut le sien tout au long de sa vie. La sim­plic­ité des tra­duc­tions n’a d’égale que la grandeur majestueuse des textes.  Ain­si, ce final du psaume 82 :

« Je dis­ais : Vous êtes des dieux,
 Vous êtes tous fils du Très-Haut.

 Eh bien, vous mour­rez comme l’homme,
Vous tomberez comme les princes. »

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés (1947-2004), réunis par J. Réda, préface de JMG Le Clézio, Gallimard, 20012, 490 pages, 26 euros

Jean Gros­jean, Une voix, un regard, Textes retrou­vés (1947–2004), réu­nis par J. Réda, pré­face de JMG Le Clézio, Gal­li­mard, 20012, 490 pages, 26 euros

On le sait, la prose de Jean Gros­jean était toute tis­sée des fils d’or de la poésie, elle s’entrelaçait avec l’écriture des vers comme dans une tapis­serie sacrée. Ain­si, dans ce début de Jonathan, paru dans la NRF en 1993 :

« Une hiron­delle s’attarde en l’air pour voir plus longtemps que moi le soleil me préfér­er l’ombre. Les feux du soir s’éteignent à l’horizon comme les paroles des anciens sur les seuils. Que pou­vions-nous faire d’autre ? »

Son regard cri­tique était libre, aigu, généreux. Il avait le génie des phras­es éclairantes, qui syn­thé­tisent en quelques mots les qual­ités d’une œuvre, l’originalité d’un poète ou d’un penseur. À pro­pos de Pierre Oster, il nous don­nait en 2003 une vue générale de la poésie qui mérite d’être méditée, tant elle est juste et stimulante :

« Les poètes qui s’éprennent de la beauté la cachent sou­vent der­rière des tueries épiques ou des dés­espoirs élé­giaques, mais ceux qui préfèrent la vérité ne la mon­trent qu’à tra­vers de faciles désor­dres ou des hideurs épatantes. C’est qu’on ne peut que voil­er ce qu’on révère. Or le voile que déploie Pierre Oster a une trans­parence qui émeut tant elle nous met presque en tête à tête avec l’univers. »

 Le par­cours poé­tique de Jean Gros­jean révèle sans doute plus d’évolutions, depuis Apoc­a­lypse ou  Terre du temps jusqu’ aux derniers vol­umes, dont le charme tient à si peu de mots, à un chant cré­pus­cu­laire comme sur un parvis encore dans la brume.

Mais on admir­era dès 1962, dans la NRF, ses « élé­gies mineures » qui sem­blent présager déjà La rumeur des cortèges et Les vasis­tas.

Les nuées stag­nent sur le pays.
Je  tra­verse les champs.
 

Je tra­verse mes jours dont luisent
quelques-uns faible­ment.
 

Qu’au moins fleurisse à ma rencontre
le merisi­er des lisières.
 

S’il restait les mains vides
d’où nous viendrait de repren­dre âme ?
 

C’est ce marcheur infati­ga­ble qui fut pèlerin de vérité  que nous avons pour com­pagnon dans ce livre. Sa voix vibre dans une tonal­ité unique, elle porte le mes­sage de l’éternel, celui de ce Dieu incar­né sans qui l’humanité n’aurait pas de sens. « Ne rien créer », dis­ait-il en 1956, « Seule­ment détecter les con­nivences entre le mot et l’être. » Jean Gros­jean les a détec­tées et trans­mis­es admirablement.

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées (1952-2005),Le Bruit du temps, 2013, 205 pages, 22 euros.

Philippe Jac­cot­tet, Tach­es de soleil, ou d’om­bre, Notes sauve­g­ardées (1952–2005), Le Bruit du temps, 2013, 205 pages, 22 euros.

« Notes sauve­g­ardées », le vol­ume de Philippe Jac­cot­tet, Tach­es de soleil, ou d’ombre (Le Bruit du temps), vient achev­er la série des vol­umes parus autre­fois chez Gal­li­mard, La Semai­son (2 vol­umes) et Obser­va­tions et autres notes anci­ennes. On retrou­ve, de 1952 à 2005, le poète en voy­age, lecteur et mélo­mane, rêveur et guet­teur d’invisible. Cer­tains textes, plus longs, par­lent de mal­heurs : mort de son beau-père en 1966, mort de sa mère en 1974…Relisant les épreuves de Chants d’en bas, le poète médite sur son écri­t­ure et nous livre un pré­cieux aveu sur sa recherche de la vérité de l’expression, qui n’est autre que le signe de sa soif intense de la Vérité. Il revient sur la mort de sa mère et écrit :

Même si je viens d’écrire que je devrais veiller plus sévère­ment que jamais à la pro­priété, à la justesse de mes mots, je dois céder aux images si elles me vien­nent sans que je les aie cher­chées, ni même atten­dues. Je dirai donc aus­si que c’était, ce cadavre blanc et si extra­or­di­naire­ment long, mince et raide, comme un couteau qui se serait inséré dans le corps du jour, une lame glacée dont celui qui la tenait ain­si immo­bile ne pou­vait pas être vis­i­ble, d’aucune façon.

Ain­si, Philippe Jac­cot­tet nous est par­ti­c­ulière­ment proche dans ces pages où il ne se dérobe pas à ces face à face, à ces con­tra­dic­tions qu’il devine en lui-même comme en chaque être humain. Loin de la « foire aux van­ités » lit­téraire (la page sur le salon du livre de Franc­fort est élo­quente à ce sujet), il nous fait part de ses admi­ra­tions de lecteur, par exem­ple à pro­pos de la col­lec­tion de Pierre Leyris, « Domaine anglais » :

Il me sem­ble que per­son­ne, en France, n’est capa­ble d’écrire comme cela – avec cette force con­crète et surtout cette apparence de naturel.

Ce sont les impres­sions fugi­tives, les nota­tions les plus ter­restres ou aéri­ennes qui, dans ces vol­umes de notes, res­teront comme le témoignage le plus pur de cette recherche d’une écri­t­ure « con­crète ». Ce sont ces pas­sages de nuages et de lumières, tra­ver­sant le poète, qu’il a le génie de retenir dans ses filets de mots presque impondérables :

  Marche des nuages les uns au-dessus des autres, régulière, lente, ces fruits blancs gon­flés des graines de la pluie, éclairés, rosis, mûris par le soleil. 

 Le pre­mier matin où flambe la blancheur de l’automne, dans l’air rafraîchi ; l’un des moments de l’année les plus aigus et les plus doux. Le ciel est comme une gloire pâle et aveuglante posée sur les feuil­lages de l’étendue et la voilant à demi. 

La poésie de Philippe Jac­cot­tet dépasse ain­si toutes les déf­i­ni­tions formelles de prose et de vers, elle n’est jamais aus­si grande que lorsqu’elle se fait dis­crète et puis­sante comme la lumière qui l’habite. D’où vient que cette lumière lui sem­ble comme à nous avoir quelque chose de « sacré » ? Cela pour­rait s’appeler la grâce. Sans nom­mer le semeur de sa « semai­son », Philippe Jac­cot­tet nous en aura fait sen­tir la présence. 

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Gérard Bocholier

Gérard Bocholi­er est né le 8 sep­tem­bre 1947 à Cler­mont-Fer­rand (France). Il a fait ses études sec­ondaires et supérieures dans cette ville, y a ensuite enseigné la lit­téra­ture française et les let­tres clas­siques en classe de let­tres supérieures. Orig­i­naire d’une famille de vignerons de la plaine de Limagne, il est franc-com­tois par sa famille mater­nelle, à la fron­tière du pays de Vaud en Suisse. Il a passé son enfance et sa jeunesse dans le vil­lage pater­nel de Mon­ton, au sud de Cler­mont-Fer­rand, que les poèmes en prose du Vil­lage et les ombresévo­quent avec ses habi­tants. La lec­ture de Pierre Reverdy, à qui il con­sacre un essai en 1984, Pierre Reverdy lephare obscur,déter­mine en grande par­tie sa voca­tion de poète. En 1971, Mar­cel Arland, directeur de la NRF, lui remet à Paris le prix Paul Valéry, réservé à un jeune poète étu­di­ant.  Son pre­mier grand livre, L’Ordre du silence, est pub­lié en 1975.  En 1976, il par­ticipe à la fon­da­tion de la revue de poésieArpa, avec d’autres poètes auvergnats et bour­bon­nais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis. D’autres ren­con­tres éclairent sa route : celle de Jean Gros­jean à la NRF, puis celle de Jacques Réda, qui lui con­fie une chronique régulière de poésie dans les pages de la célèbre revue à par­tir des années 90, mais aus­si l’amitié affectueuse du poète de Suisse romande, Anne Per­ri­er, dont il pré­face les œuvres com­plètes en 1996. Son activ­ité de cri­tique de poésie ne cesse de se dévelop­per au fil des années, il col­la­bore  au fil des années à de nom­breuses revues, notam­ment à la Revue de Belles Let­tresde Genève, au Nou­veau Recueil, et surtout à Arpa,dont il assure la direc­tion dès 1984. Il donne actuelle­ment des poèmes à Thau­ma,Nunc,Le Jour­naldes poètes. Cer­tains de ses arti­cles sont réu­nis dans le vol­ume Les ombrages fab­uleux,en 2003. A par­tir de 2009, un an avant sa retraite, il se con­sacre prin­ci­pale­ment à l’écriture de psaumes, pub­liés par Ad Solem. Le pre­mier vol­ume est pré­facé par Jean-Pierre Lemaire, son ami proche. Le deux­ième s’ouvre sur un envoi de Philippe Jac­cot­tet. Son essai Le poème exer­ci­ce spir­ituelexplique et illus­tre cette démarche. Il prend la respon­s­abil­ité d’une rubrique de poésie dans l’hebdomadaire La Vieet tient une chronique de lec­tures, « Chronique du veilleur »,  à par­tir de 2012 sur le site inter­net :Recours aupoème. De nom­breux prix lui ont été attribués : Voron­ca (1978), Louis Guil­laume (1987), le Grand Prix de poésie pour la jeunesse en 1991, le prix Paul Ver­laine  de la Mai­son de poésie en 1994, le prix Louise Labé en 2011. L’Académie Française lui a décerné le prix François Cop­pée pourPsaumes de l’espérance en 2013. Son jour­nal intime, Les nuages de l’âme, paraît en 2016, regroupant des frag­ments des années 1996 à 2016. Par­mi ses pub­li­ca­tions poé­tiques récentes : Abîmes cachés(2010) ; Psaumes du bel amour(2010) ; Belles saisons obscures(2012) ; Psaumes de l’espérance(2012) ; Le Vil­lageemporté (2013) ; Pas­sant (2014) ; Les Etreintes invis­i­bles (2016) ; Nuits (2016) ; Tisons(2018) ; Un chardon de bleu pur(2018) ; Depuis tou­jours le chant(2019) A paraître : Ain­si par­lait Georges Bernanos(Arfuyen) ; Psaumes de la Foi vive (Ad Solem) ; J’appelle depuis l’enfance (La Coopéra­tive). En 2019 parais­sent Ain­si par­lait G.Bernanos, Psaumes de la foi vive, Depuis tou­jours le chant ; en 2020 J’ap­pelle depuis l’en­fance (La Coopéra­tive) et Une brûlante usure (Le Silence qui roule).
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