Regard sur la poésie Native American : Paula Gunn Allen ou l’esprit vivant des traditions.

Par |2025-05-06T12:41:48+02:00 6 mai 2025|Catégories : Essais & Chroniques, Paula Gunn Allen|

Texte et tra­duc­tions de Béa­trice Machet

Paula Gunn Allen, née Paula Marie Fran­cis le 24 octo­bre 1939 (Albu­querque, Nou­veau Mex­ique), décédée le 29 mai 1988, est désor­mais recon­nue pour avoir lais­sé  une mar­que indélé­bile sur la lit­téra­ture améri­caine grâce à sa descrip­tion de la vision du monde amérin­di­enne dans sa poésie. Son père était d’origine libanaise et sa mère Pueblo-Lagu­na et Sioux. 

Sa poésie mon­tre com­bi­en est néces­saire la diver­sité des per­spec­tives au sein du paysage lit­téraire améri­cain ain­si qu’elle fait la preuve de la valeur intrin­sèque de l’intégration des voix autochtones dans le nar­ratif de l’histoire des États-Unis. Son héritage famil­ial, pater­nel d’un côté, et mater­nel de l’autre, enrac­iné à la fois dans les tra­di­tions du peu­ple Pueblo-Lagu­na et des Sioux, four­nit une riche mosaïque d’éléments cul­turels, d’expressions lin­guis­tiques et de croy­ances spir­ituelles qui enrichissent sa poésie. C’est dans ce con­texte de sagesse ances­trale, de liens sacrés avec la terre et de respect pour le monde naturel qu’elle écrit afin de trans­met­tre la vision du monde des Amérindiens.

Notre his­toire :

Paula Gunn Allen a passé son enfance à Cubero (état du Nou­veau Mex­ique), au con­tact du peu­ple Pueblo-Lagu­na, elle fait donc sienne cette cul­ture. Elle se marie en 1962, et en 1966, elle obtient une licence  en lit­téra­ture anglaise. Deux ans plus tard, elle obtient une maîtrise en créa­tion lit­téraire à l’u­ni­ver­sité de l’Ore­gon. Ralph Sal­is­bury, d’as­cen­dance Chero­kee, y est son pro­fesseur de poésie. En 1974, avant même qu’elle ne sou­ti­enne sa thèse, son pre­mier recueil de poésie, The Blind Lion (le lion aveu­gle) est pub­lié. C’est à cette époque que,  mar­iée et divor­cée deux fois, elle com­mence à pren­dre con­science de son homo­sex­u­al­ité. En 1975, elle sou­tient une thèse, dans le départe­ment des études amérin­di­ennes, à l’U­ni­ver­sité du Nou­veau-Mex­ique, à Albu­querque. Elle y ren­con­tre le poète Robert Cree­ley, qui y est pro­fesseur, et qui l’in­tro­duit aux œuvres d’auteurs tels que Charles Olson, Allen Gins­berg et Denise Lev­er­tov. Avec son titre de doc­teur en poche, Paula Gunn Allen enseign­era à l’U­ni­ver­sité du Nou­veau-Mex­ique, où elle va pour­suiv­re ses recherch­es, et notam­ment la place des femmes dans les cul­tures amérin­di­ennes. Elle enseign­era ensuite au Fort Lewis Col­lege dans le Col­orado, au Col­lege de San Mateo, à l’U­ni­ver­sité de l’É­tat de San Diego, à l’U­ni­ver­sité d’É­tat de San Fran­cis­co, à l’U­ni­ver­sité de Cal­i­fornie de Berke­ley, puis à UCLA.

Pour l’anecdote, l’oncle pater­nel de Paula Gunn Allen, Lee Fran­cis, était un con­teur et poète Pueblo Lagu­na, Car­ol Lee Sanchez, sœur de Paula Gunn Allen, est une autrice Pueblo Lagu­na, et Leslie Mar­mon Silko, autrice Pueblo Lagu­na du célèbre roman Céré­monie, est aus­si une parente.

Pour don­ner le ton et faire com­pren­dre ce qui moti­vait Paula Gunn Allen, voici ce qu’elle déclarait dans l’anthologie qu’elle avait rassem­blée sous le titre de La femme tombée du ciel, Réc­its et nou­velles de femmes indi­ennes” (Spi­der Wom­an’s Grand­daugh­ters : Tra­di­tion­al Tales & Con­tem­po­rary Writ­ing by Native Amer­i­can Women, 1989, Bea­con Press) : « Tant qu’un peu­ple ne peut exercer aucun con­trôle sur la façon dont il est décrit, que son sen­ti­ment d’i­den­tité est bafoué à chaque instant dans les livres, les films, les pro­grammes de radio et de télévi­sion, il ne peut que se décourager. Mais quand il se met à définir lui-même les images don­nées de lui, alors le sim­ple espoir de sur­vivre peut faire place à une espérance plus ample : celle de s’af­firmer, de vivre, de désir­er vivre. » Elle a aus­si déclaré : « « Les Indi­ens d’Amérique, même les citadins, vivent dans le con­texte d’un ter­ri­toire. Leur lit­téra­ture doit donc être com­prise dans le con­texte à la fois de la terre et des rit­uels par lesquels ils affir­ment leur rela­tion à celle-ci ». Cette remar­que pour­rait avoir été pronon­cée par n’importe quel autre auteur-ice amérin­di­en-ne. Le rap­port d’appartenance entretenu avec la terre, le rela­tion forte à un ter­ri­toire (qui sou­vent les a vu naître, ou bien est la terre ances­trale de leurs par­ents), est fon­da­men­tal si l’on veut faire l’expérience de la pen­sée et du vécu amérin­di­en. De ce lien découle un regard posi­tif, une pos­ture pos­i­tive vis-à-vis du monde et de la vie. La poésie de Paula Gunn Allen nous rap­pelle que la vision du monde amérin­di­enne n’est pas une relique du passé mais une philoso­phie vivante, inspi­rante, qui con­tin­ue de façon­ner les expéri­ences, les iden­tités et les his­toires des peu­ples autochtones d’Amérique aujourd’hui. En nous plongeant dans la poésie de Paula Gunn Allen, nous sommes con­viés, nous sommes ini­tiés à appréci­er la pro­fondeur, la sagesse et la résilience des cul­tures autochtones. Il serait temps de recon­naître que leurs voix et leurs visions du monde restent aus­si per­ti­nentes et vitales, plus que jamais dans le con­texte géopoli­tique glob­al­isé actuel, et dans le con­texte plus étroit de la société améri­caine con­tem­po­raine. La per­spec­tive amérin­di­enne véhiculée dans les œuvres de P.G.Allen est une per­spec­tive holis­tique qui met l’accent sur l’interdépendance de tous les êtres vivants et du monde naturel. Cette inter­dépen­dance est au cœur des cul­tures autochtones et a une pro­fonde sig­ni­fi­ca­tion spir­ituelle comme cul­turelle. Elle favorise une com­préhen­sion qui tran­scende les fron­tières de l’individualisme et de l’ego, en recon­nais­sant que les humains ne sont qu’une par­tie d’un vaste réseau de vie sur Terre, et au-delà, par­tie du cos­mos. Cette vision remet l’humain à une place non de dom­i­nant, non d’exploitant ou d’exploiteur, mais de respon­s­able et de par­tic­i­pant au grand tout cos­mique. Dans cette vision du monde, chaque élé­ment du monde naturel, des ani­maux et des plantes aux rochers et aux riv­ières, est cen­sé pos­séder un esprit ou une force vitale. La poésie de Paula Gunn Allen exprime mag­nifique­ment cette expéri­ence, (c’est beau­coup plus qu’une croy­ance), en décrivant le monde comme un réseau d’esprits inter­con­nec­tés, cha­cun avec son rôle et sa signification.

Inter­view radio­phonique dif­fusée sept mois avant la mort  de Paula Gunn Allen, en 2008. Green radio.

Les cul­tures autochtones accor­dent une grande valeur aux tra­di­tions orales, aux his­toires et aux rit­uels trans­mis à tra­vers les âges. Dans sa poésie, Paula Gunn Allen s’intéresse fréquem­ment à ces his­toires tra­di­tion­nelles et à ces élé­ments cul­turels, dont l’importance de les préserv­er est vécue non seule­ment comme un acte de résis­tance mais aus­si de survie. Les com­mu­nautés autochtones accor­dent une place prépondérante au bien-être col­lec­tif et à la coopéra­tion. La poésie de P.G. Allen dépeint un sen­ti­ment d’unité et d’interdépendance, soulig­nant l’idée que le bien-être de l’individu est intime­ment lié, ne peut pas être séparé du bien-être de la com­mu­nauté. 

Dans son recueil Select­ed Poems,  le poème inti­t­ulé  Skunk Aes­thet­ics  (esthé­tique de la moufette), Paula Gunn Allen évoque l’esprit de la mouf­fette, une créa­ture sou­vent con­sid­érée comme dégoû­tante dans la cul­ture occi­den­tale. Ses mots élèvent la mouf­fette à une place d’honneur, en célébrant ses qual­ités uniques. Le poème souligne la per­spec­tive amérin­di­enne d’une com­plé­men­tar­ité de la créa­tion, soulig­nant l’importance de chaque être vivant dans le monde naturel.

Le poème inti­t­ulé  Kochin­nenako in Acad­e­mia  (Kochin­nenako dans le monde uni­ver­staire) évoque « Kochin­nenako », un terme Hopi qui désigne un con­cept de vie et d’équilibre féminin. Ce poème illus­tre com­bi­en la sagesse ances­trale con­tin­ue de guider et d’informer la vie des peu­ples autochtones contemporains.

Dans Grand­moth­er I . Fish­ing,  (Grand-Mère I. Pêche) P.G.Allen exprime sa révérence pour le monde naturel. L’acte de pêch­er devient une expéri­ence spir­ituelle, établit une con­nex­ion avec l’eau, avec les pois­sons et l’écosystème au sens large. Elle décrit la pêche comme un acte pro­fond de com­mu­nion avec l’environnement.

 Song for Earth Wis­dom (Chant pour la sagesse de la Terre) célèbre la terre en tant qu’entité sacrée et souligne le rôle de l’humanité en tant que gar­di­enne de cette terre. Le poème met en évi­dence la croy­ance selon laque­lle les humains sont respon­s­ables du bien-être de la planète et de son réseau inter­con­nec­té de vie, croy­ance et surtout engage­ment pris par le bébé amérin­di­en en naissant.

Dans Wing Woman  (Femme Aile), Paula Gunn Allen évoque une « wing woman » qui serait guide et pro­tec­trice, et qui d’autre part souligne l’importance des rela­tions humaines dans l’épanouissement aus­si bien indi­vidu­el que col­lec­tif : le sou­tien et la coopéra­tion mutuels sont essen­tiels au bien-être de la com­mu­nauté et du monde en général.

Le poème, inti­t­ulé à juste titre  Lan­gage, élu­cubre les fonc­tions  mul­ti­formes du lan­gage en le présen­tant comme un out­il qui englobe un large éven­tail d’expériences humaines. Le lan­gage ne se lim­ite pas à un but par­ti­c­uli­er, mais reflète glob­ale­ment les aspects de l’existence humaine. 

Lan­guage

Lan­guage is the word
and the Word.
Lan­guage is for praise.
Lan­guage is for study.
Lan­guage is for thought.
Lan­guage is the most pow­er­ful instru­ment of war.
Lan­guage is the most pow­er­ful instru­ment of peace.
Lan­guage is for telling the truth.
Lan­guage is for lying.
Lan­guage is for honour.
Lan­guage is for shame.
Lan­guage is for vengeance.
Lan­guage is for forgiveness.
Lan­guage is for blasphemy.
Lan­guage is for respect.
Lan­guage is for loving.

Le lan­gage est la parole
et la Parole.
Le lan­gage est fait pour louer.
Le lan­gage est fait pour étudier.
Le lan­gage est fait pour réfléchir.
Le lan­gage est l’in­stru­ment de guerre le plus puissant.
Le lan­gage est l’in­stru­ment de paix le plus puissant.
Le lan­gage est fait pour dire la vérité.
Le lan­gage est fait pour mentir.
Le lan­gage est fait pour honorer.
Le lan­gage est fait pour la honte.
Le lan­gage est fait pour la vengeance.
Le lan­gage est fait pour pardonner.
Le lan­gage est fait pour blasphémer.
Le lan­gage est fait pour respecter.
Le lan­gage est fait pour aimer.

Dans un autre poème inti­t­ulé Grand-mère, Paula Gunn Allen évoque la force du lan­gage : une grand-mère com­mu­nique avec sa petite fille sans qu’aucun mot ne soit pronon­cé, mais cepen­dant elle trans­met sa cul­ture et ses valeurs car une pro­fonde con­nex­ion entre les deux s’est établie qui n’est pas du sim­ple silence. La com­mu­ni­ca­tion non ver­bale se fait par la qual­ité des présences et de l’attention portée cha­cune sur l’autre.

Grand­moth­er

Lan­guage­less one,
always I listened
watched,
not speak­ing to me
in the tongue of the Pimas.
But each day
we heard each other
whis­per­ing secrets
in the silence
of darkness.

Grand-mère

Sans langue,
j’écoutais
j’ob­ser­vais toujours,
je ne me par­lais pas
dans la langue des Pimas.
Mais chaque jour
nous nous entendions
chu­chot­er des secrets
dans le silence
de l’obscurité.

Un autre poème de Paula Gunn Allen, por­tant le même titre, Grand-mère,  évoque  Spi­der Grand­moth­er , Grand-mère-Araignée, une fig­ure impor­tante pour la cul­ture des Indi­ens Nava­jo, Pueblo de Keres, Zuni et Hopi. Dans la plu­part des cas, elle est asso­ciée à l’émer­gence de la vie sur terre. Elle aide les humains en leur apprenant des tech­niques de survie. Spi­der Woman enseigne égale­ment aux Nava­jos l’art du tissage.

 

Avant que les tis­serands ne s’as­soient au méti­er à tiss­er, ils se frot­tent sou­vent les mains dans des toiles d’araignée pour absorber la sagesse et l’ha­bileté de Spi­der Woman. Mais la fig­ure de l’araignée appa­rait aus­si chez les Sioux (Lako­ta, Dako­ta et Nako­ta) sous le nom d’Iktomi, l’homme-araignée, et il est alors le « Trick­ster » (tour à tour béné­fique ou fail­li­ble, clown ou héros). Quant aux Indi­ens Choctaw, ils racon­tent l’his­toire de Grand-mère Araignée qui ayant volé le feu, après que les ani­maux l’eurent refusé, l’apporta aux humains. Chez les Chero­kee, elle a rap­porté la lumière du soleil sur terre (grâce à un pot en argile qu’elle a attaché sur son dos). Et chez les Indi­ens Anishi­naabeg, c’est l’araignée qui a enseigné aux humains com­ment fab­ri­quer des cap­teurs de rêves (les cauchemars sont retenus dans la toile) et les rêves béné­fiques parvi­en­nent au dormeur).

 

 

Grand­moth­er

Out of her own body she pushed
sil­ver thread, light, air
and car­ried it care­ful­ly on the dark, flying
where noth­ing moved.
Out of her body she extruded
shin­ing wire, life, and wove the light
on the void.
From beyond time,
beyond oak trees and bright clear water flow,
she was giv­en the work of weav­ing the strands
of her body, her pain, her vision
into cre­ation, and the gift of hav­ing created,
to disappear.
After her
the women and the men weave blan­kets into tales of life,
mem­o­ries of light and ladders,
infin­i­ty-eyes, and rain.
After her I sit on my lad­dered rain-bear­ing rug
and mend the tear with string.

From: Allen, Paula Gunn, ‘Grand­moth­er’ in The Expli­ca­tor, Vol­ume 50, 1992 – Issue 4, p. 247.
(
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00144940.1992.9935337?journalCode=vexp20)

Grand-mère

De son pro­pre corps, elle poussa
un fil d’ar­gent, de la lumière, de l’air
et sur l’obscurité le por­ta avec pré­cau­tion, volant
là où rien ne bougeait.
De son corps, elle expulsa
un fil bril­lant, la vie, et tis­sa la lumière
sur le vide.
Par-delà le temps,
au-delà des chênes, de l’é­coule­ment clair et lumineux de l’eau,
elle reçut la tâche de tiss­er les brins
de son corps, de tiss­er sa douleur, sa vision
en une créa­tion, et que cette création
soit des­tinée à disparaître.
D’après son exemple
les femmes et les hommes tis­sent des cou­ver­tures-con­tes de vie,
des sou­venirs de lumière et d’échelles,
des yeux d’infini et la pluie.
Comme elle, je m’as­sois sur mon tapis à échelles por­teur de pluie
et je répare l’accroc avec de la ficelle.

 

Le dernier livre de Paula Gunn Allen est un livre posthume, inti­t­ulé Amer­i­ca the Beau­ti­ful  (Amérique la mag­nifique). Toute per­son­ne un peu sen­si­ble ayant un peu vécu aux États-Unis com­prend com­bi­en ce pays est con­trasté. Tout et son con­traire y cohab­itent. Dans l’expérience de la poétesse,  ce qui fait la beauté de l’Amérique peut sur­pren­dre : les hor­reurs con­statées ren­con­trent aus­si un immense espoir, et les absur­dités remet­tent en cause les promess­es. Ce livre fut entre­pris en pleine cat­a­stro­phe poli­tique et per­son­nelle, Paula Gunn Allen a en effet per­du deux fils. Elle s’autorise des traits d’humour comme « Je veux deman­der aux arbres s’ils souhait­ent pou­voir bouger ». Il est comme un feu de joie com­posé des ruines de la civil­i­sa­tion, avec un appel lancé à faire un effort pour rétablir les choses « en ordre », c’est-à-dire, et selon les valeurs amérin­di­ennes, assur­er les con­di­tions de l’harmonie sur Terre et dans le cos­mos. Faisant cela, le livre met en avant et nous exhorte à ne pas oubli­er ce qui est vrai­ment impor­tant dans le monde pour la vie.

 Revis­iter l’histoire et la racon­ter du point de vue amérin­di­en, remet­tre en ques­tion les stéréo­types et les mythes répan­dus par les occi­den­taux, là réside aus­si une moti­va­tion d’écrire pour bien des auteurs, et Paula Gunn Allen s’est penchée sur deux héroïnes célèbres Poc­a­hon­tas et Saca­jew­ea, deux fig­ures de femmes dont la vraie vie est loin de la légende et des films qui les mon­trent. Le très long poème dédié à l’histoire de Saca­jew­ea, inti­t­ulé “The One Who Skins Cats” (Celle qui écorche les chats) reprend une cita­tion de Tom Riv­ing­ton, qui présente l’héroïne comme une femme pro­fondé­ment en con­tact avec la nature, « elle ado­rait les fleurs blanch­es qui pous­saient à la lim­ite des neiges sur les flancs des hautes mon­tagnes ». Pour rap­pel, elle apparte­nait à la nation Shoshone, et encore ado­les­cente (17 ans et enceinte de son mari cana­di­en Français Tou­s­saint Char­bon­neau (com­merçant), elle a accom­pa­g­né en tant qu’interprète l’expédition Lewis & Clark depuis St-Louis dans le Mis­souri jusqu’à la côte nord-est du paci­fique en suiv­ant le Mis­sis­sipi. (Elle était la seule femme au milieu de 32 hommes).L’auteure se glisse dans la peau de l’héroïne et présente le point de vue de Saca­gawea elle-même, femme réelle et non légende, non vis­age représen­té sur une pièce de mon­naie, ou encore stat­ue à la gloire de la con­quête et de l’Amer­i­can Dream. Dans la pre­mière par­tie de son poème, P.G. Allen mon­tre les divers­es façon de la représen­ter mais surtout dévoile sa con­di­tion de cap­tive : « Je suis celle qui / tient mon fils dans mes bras, / celle qui se marie, celle / qui est asservie, celle qui est battue, / celle qui pleure, celle qui con­naît / le chemin, qui fait signe, qui con­naît / la nature sauvage ». Elle est « femme esclave, femme per­due, femme herbe / femme col de mon­tagne / femme riv­ière », et elle est égale­ment « libre ». Rap­pel­er que der­rière l’image stéréo­typée des femmes amérin­di­ennes se cachent de véri­ta­bles per­son­nal­ités façon­nées par des cul­tures, elles incar­nent l’identité amérin­di­enne, et les con­vo­quer est une façon d’empêcher que celle-ci soit sup­primée du réel et enfer­mée dans les musée ou les livres d’histoire, his­toire racon­tée par l’envahisseur qui doit « légitimer » l’invasion, la coloni­sa­tion et sa vio­lence géno­cidaire. La sec­onde par­tie du poème a des accents fémin­istes. Paula Gunn Allen dénonce les femmes blanch­es qui sim­pli­fient l’histoire des femmes amérin­di­ennes : « Ces femmes blanch­es qui ont décidé que moi seule / j’ai guidé l’expédition de l’homme blanc à tra­vers / le monde, que savaient-elles ? Une ser­vante indi­enne, / ont-elles dit. Une ser­vante. C’est moi ». Elle pour­suit en dénonçant le fémin­isme « blanc » qui utilise les clichés sur les femmes amérin­di­ennes afin de faire avancer leur pro­pre libéra­tion, mais sans créer de place pour les femmes indigènes dans le mou­ve­ment de libéra­tion des femmes. La roman­ti­sa­tion fémin­iste blanche de Saca­gawea nie son expéri­ence et son iden­tité de femme amérin­di­enne. Les femmes autochtones por­tent un lourd fardeau en tant que femmes de couleur car con­fron­tées à un dou­ble mou­ve­ment d’injustice : de la part des femmes fémin­istes blanch­es qui cherchent à les exploiter, et de la part des hommes de leurs pro­pres com­mu­nautés qui les accusent d’être des traîtres car accusées de suiv­re les manières des femmes blanch­es. Paula Gunn Allen ter­mine en racon­tant l’histoire moins con­nue mais tout aus­si impor­tante de la façon dont Saca­gawea a fui son mari vio­lent. Puis dans sa dernière stro­phe elle rap­pelle la diver­sité des façons de représen­ter Saca­jew­ea : « l’histoire de Saca­gawea, ser­vante indi­enne, / peut être racon­tée de bien des manières dif­férentes. / Je peux être le guide, le chef. / Je peux être le traître, le ser­pent. / Je peux être les plumes au vent ».

Main­tenant voici le poème qui donne voix à Poc­a­hon­tas. Elle n’était pas une « princesse Indi­enne » puisque cette hiérar­chie sociale n’existait pas en Amérique du nord par­mi les nations Indi­ennes. Des auteurs, his­to­riens, con­ser­va­teurs et représen­tants de la tribu Pamunkey de Vir­ginie, descen­dante de Poc­a­hon­tas, dressent le por­trait d’une jeune fille courageuse qui a gran­di avec le but de devenir une jeune femme intel­li­gente, éduquée afin de com­pren­dre les enjeux de la coloni­sa­tion. Quand John Smith fut fait cap­tif dans son vil­lage, elle entre­prit d’apprendre sa langue afin d’un jour pou­voir servir de tra­duc­trice, d’am­bas­sadrice et de leader à part entière afin de savoir faire face à la coloni­sa­tion européenne. Des preuves écrites par Smith lui-même indiquent que des échanges lin­guis­tiques ont eu lieu entre eux ; on par­le nulle part d’une his­toire d’amour, ni d’admiration naïve d’une toute jeune-fille pour le sol­dat blanc chré­tien ; et la réal­ité pour­rait bien être que Poc­a­hon­tas s’était mis à la dis­po­si­tion de sa com­mu­nauté pour essay­er d’assurer son bien-être et sa survie en des temps très trou­blés où l’univers amérin­di­en s’effondrait.  Et c’est donc ani­mée de cette mis­sion qu’elle a accep­té de quit­ter sa tribu en espérant appren­dre et com­pren­dre les bri­tan­niques jusqu’à aller en Angleterre. Elle y mour­ra, sans avoir revu les siens.

 

POCAHONTAS TO HER ENGLISH HUSBAND, JOHN ROLFE

Had I not cra­dled you in my arms, 
oh beloved per­fid­i­ous one, 
you would have died. 
And how many times did I pluck you 
from cer­tain death in the wilderness— 
my world through which you stumbled 
as though blind? Had I not set you tasks 
your mas­ters far across the sea 
would have aban­doned you— 
did aban­don you, as many times they 
left you to reap the har­vest of their lies;
 still you sur­vived oh my fair husband 
and brought them gold 
wrung from a har­vest I taught you 
to plant: Tobacco. 
It is not with­out irony that by his crop 
your descen­dants die, for oth­er powers 
than those you know take part in this.
And indeed I did res­cue you
not once but a thou­sand times 
and in my arms you slept, a fool­ish child, 
and beside me you played 
chat­ter­ing non­sense about a God 
you had not wit to name; 
and won­dered you at my silence— 
sim­ple fool­ish wan­ton maid you saw, 
dusky daugh­ter of hea­then sires 
who knew not the ways of grace—
no doubt, no doubt.
I spoke lit­tle, you said. 
And you lis­tened less. 
But played with your gaudy dreams 
and sent pon­der­ous mis­sives to the throne 
striv­ing there­by to cur­ry favor 
with your king. I saw you well. I 
under­stood the ploy and still pro­tect­ed you, 
going so far as to die in your keeping— 
a wast­ing, putre­fy­ing death, and you, 
deceiv­er, my hus­band, father of my son,
sur­vived, your spir­it bear­ing crop
slow­ly from my teach­ing, taking 
cer­tain life from the wast­ing of my bones. 

 https://waltonhigh.typepad.com/files/pocahontas_to_her_english_husband-.pdf

 

POCAHONTAS À SON MARI ANGLAIS, JOHN ROLFE

Si je ne t’avais pas bercé dans mes bras,
oh per­fide bien-aimé,
tu serais mort.
Et com­bi­en de fois t’ai-je arraché
à une mort cer­taine dans la nature sauvage-
pré­cisé­ment mon monde dans lequel tu trébuchais
comme si tu étais aveu­gle ? Si je ne t’avais pas assigné de tâches
tes maîtres de l’autre côté de la mer
t’au­raient abandonné -
t’ont aban­don­né, autant de fois qu’ils
t’ont lais­sé récolter la mois­son de leurs mensonges ;
tu as survécu, oh mon beau mari
et tu leur as apporté de l’or
extrait d’une récolte que je t’ai appris
à planter : le tabac.
Ce n’est pas sans ironie que par sa récolte
tes descen­dants meurent, car d’autres pouvoirs
que ceux que tu con­nais par­ticipent à cela.
Et en effet, je t’ai secouru
non pas une fois, mais mille fois
et dans mes bras tu as dor­mi, enfant insensé,
et à côté de moi tu as joué
à bavarder au sujet absurde d’un Dieu
que tu n’avais pas suff­isam­ment d’esprit pour nommer ;
et tu t’es éton­né de mon silence -
tu as vu une sim­ple jeune fille insen­sée et dévergondée,
fille brune de pères païens
qui ne con­nais­sait pas les voies de la grâce -
sans doute, sans doute.
J’ai peu par­lé, as-tu dit.
Et tu as encore moins écouté.
Mais tu as joué avec tes rêves criards
a envoyé de longues mis­sives au trône
essayant ain­si de t’at­tir­er les faveurs
de ton roi. Je t’ai bien vu. J’ai
com­pris le strat­a­gème et je t’ai quand même protégé,
allant jusqu’à mourir sous ta garde -
mort gaspillée, mort putré­fi­ante, et toi,
trompeur, mon mari, père de mon fils,
tu as survécu, ton esprit lente­ment a porté les fruits 
de mon enseigne­ment, tu as cer­taine­ment hérité
d’une vie dans le dépérisse­ment de mes os.

 

Quand elle était petite, la famille de Paula Gunn Allen par­lait cinq langues. Elle a dit qu’elle devait sa qual­ité de poète à ce mélange, à ce mul­ti­lin­guisme. Elle croy­ait que la poésie devait être utile et que l’utile était beau. Elle dis­ait : « La langue, comme une femme, peut faire naître ce qui n’existait pas ; elle peut, comme la nour­ri­t­ure, trans­former un ensem­ble de matéri­aux en un autre ensem­ble de matéri­aux. » Une des  con­clu­sions qu’il est pos­si­ble de tir­er c’est que dans un monde en évo­lu­tion rapi­de, la poésie de Paula Gunn Allen témoigne de la valeur durable de la sagesse ances­trale dans les cul­tures amérin­di­ennes. Son œuvre encour­age les lecteurs à recon­naître, à saisir et faire sien l’esprit vivant de ces tra­di­tions, comme les leçons qu’elles con­tin­u­ent de nous offrir. 

Présentation de l’auteur

Paula Gunn Allen

Paula Gunn Allen (24 octo­bre 1939 — 29 mai 2008) était une poétesse, cri­tique lit­téraire, activiste, pro­fesseure et roman­cière améri­caine. D’o­rig­ine métisse européenne-améri­­caine, arabe-améri­­caine et amérin­di­enne, elle s’i­den­ti­fie au peu­ple de sa mère, les Lagu­na Pueblo. Paula Gunn Allen a écrit de nom­breux essais, réc­its et poèmes sur des thèmes amérin­di­ens et fémin­istes, ain­si que deux biogra­phies de femmes amérin­di­ennes. Elle a édité qua­tre recueils d’his­toires tra­di­tion­nelles amérin­di­ennes et d’écrits contemporains.

En plus de sa poésie et de ses fic­tions, elle a pub­lié en 1986 le livre The Sacred Hoop : Recov­er­ing the Fem­i­nine in Amer­i­can Indi­an Tra­di­tions, dans lequel elle affirme que les Européens ont min­imisé le rôle des femmes dans leurs réc­its des cul­tures amérin­di­ennes en rai­son de leurs pro­pres préjugés, puisqu’ils étaient issus de sociétés patriarcales.

 

Bibliographie 

  • The Woman Who Owned The Shad­ows (1983), novel

Poésie

  • Amer­i­ca the Beau­ti­ful: The Final Poems of Paula Gunn Allen (2010)
  • Life is a Fatal Dis­ease: Col­lect­ed Poems 1962–1995 (1997)
  • Skins and Bones: Poems 1979–1987 (1988)
  • Shad­ow Coun­try (1982)
  • A Can­non Between My Knees (1981)
  • Star Child: Poems (1981)
  • Coy­ote’s Day­light Trip (1978)
  • Blind Lion Poems (The Blind Lion) (1974)

Essais

  • Off the Reser­va­tion: Reflec­tions on Bound­­ary-Bust­ing Bor­der-Cross­ing Loose Canons (1998)
  • Wom­an­work: Bridges: Lit­er­a­ture across Cul­tures McGraw–Hill (1994)
  • Grand­moth­ers of the Light: A Med­i­cine Wom­en’s Source­book (1991)
  • The Sacred Hoop: Recov­er­ing the Fem­i­nine in Amer­i­can Indi­an Tra­di­tions (1986)
  • Stud­ies in Amer­i­can Indi­an Lit­er­a­ture: Crit­i­cal Essays and Course Designs (1983)

Biographies

  • Poc­a­hon­tas: Med­i­cine Woman, Spy, Entre­pre­neur, Diplo­mat (2004)
  • As Long As the Rivers Flow: The Sto­ries of Nine Native Amer­i­cans (1996)

Anthologies

  • Hozho: Walk­ing in Beau­ty: Short Sto­ries by Amer­i­can Indi­an Writ­ers (2001)
  • Song of the Tur­tle: Amer­i­can Indi­an Lit­er­a­ture, 1974–1994 (1996)
  • Voice of the Tur­tle: Amer­i­can Indi­an Lit­er­a­ture, 1900–1970 (1994)
  • Spi­der Wom­an’s Grand­daugh­ters: Tra­di­tion­al Tales and Con­tem­po­rary Writ­ing by Native Amer­i­can Women (1989)
  • The Ser­pen­t’s Tongue: Prose, Poet­ry, and Art of the New Mex­i­can Pueb­los, ed. Nan­cy Wood. (1997)
  • Liv­ing the Spir­it: A Gay Amer­i­can Indi­an Anthol­o­gy, ed. Will Roscoe. (1988)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022, RAFALES chez Lan­sk­ine en 2024. 

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