J’aime les pre­miers émois de l’aurore : les trèfles se tour­nent vers la lumière, les feuilles déploient un sub­til ver­so ombré, les pétales des pâquerettes s’entrouvrent avec dis­cré­tion,  le rossig­nol lance une pre­mière trille glo­rieuse. L’aurore appar­tient à tous, tran­si­tion cré­pus­cu­laire1Le sec­ond cré­pus­cule, plus habituelle­ment nom­mé comme tel, est avant le couch­er solaire. entre la nuit et le jour, précé­dant ici le lever du soleil. Explor­er l’instant  priv­ilégié de ce com­mence­ment appar­ent captive.

L’aube d’Estelle Fen­zy est à la croisée du temps (« Minute » sym­bol­ique érigée en nom pro­pre ou en  divinité avec un M majus­cule) et de la couleur (« bleue »). Deux abstrac­tions – temps et couleur — qui libèrent son âme toute en ten­dresse et suavité secrètes. Ses mots émer­gent comme des caress­es qui se pensent.  L’absence de ponc­tu­a­tion accentue le coulé des phras­es. Seules les stro­phes se sépar­ent l’une de l’autre, sim­ple­ment ponc­tuées par trois astérisques.  En s’immergeant dans le monde, la poétesse révèle un pan­théisme presque apaisé.

Son âme se laisse volon­tiers emporter par la force du vent qui vibre à ses oreilles. Ain­si «  Il n’est jamais trop tard/si tu sais écouter le vent/conter des histoires/dans les peu­pli­ers ».  Son « je » se mue curieuse­ment en « tu », un autre elle-même, peut-être autre qu’elle-même. L’auteure trans­fère cette atten­tion de l’ouïe sur le corps aimé (et vu) : « J’écoute ton vis­age ». Elle établit ain­si une cor­re­spon­dance entre les sens. Quel lien s’instaure entre la poétesse et cet air vibrant? Une forme d’appartenance intu­itive, de désir d’être pos­sédée : « Je n’attends pas du vent/ses égards mais/qu’il m’emporte dans sa force/que l’espace se donne/que rien ne nous échappe ». 

Estelle Fen­zy, La  Minute bleue de l’aube, La part com­mune, 2019, 120 pages, 13€,

Ce vent là, bliz­zard ou tra­mon­tane tou­jours puis­sant, lui est un maître.  Il est l’intempérie sacrée à laque­lle elle se livre à l’extrême : « S’offrir/en sacrifice/au vent ». Une jouis­sance sans doute. Cette offrande est si ardente que l’auteure intéri­orise ses qual­ités, faisant sien alizé ou zéphyr. Elle devient même le souf­fle de ce vent : «En moi soudain/les tamaris penchés du vent/les mers douces d’eaux intérieures… » A l’image de la poétesse, les « oiseaux volent bas/sous le ciel qui menace/Ils ont peur de devenir l’orage…/et le laiss­er entrer/dans toutes tes blessures ».

La poétesse se laisse hap­per par d’autres puis­sances issues de la nature, comme la neige si onirique : « J’ai rêvé/d’une chaumière/d’une forêt de brigands/d’une princesse en haillons/dans un hiv­er de neige. – J’étais la neige. » Au-delà d’une sim­ple immer­sion sen­suelle, elle s’identifie à la matière neigeuse, par la même démarche qui l’avait aupar­a­vant muée en vent.  Cette dernière – la neige —  l’introduit en un con­te de fées dont elle est l’héroïne, en ce temps par­ti­c­uli­er du rêve. L’eau qui coule la ren­voie égale­ment à une autre tem­po­ral­ité tout aus­si insai­siss­able, celle d’un moment glo­ri­fié avec une grande générosité : « Tout donner/pour un instant de riv­ière ».  Un échange s’instaure entre l’eau dont on entend presque le clapote­ment et son âme muée en corne d’abondance. Même la brume a un effet psy­chologique imprévu : « La brume ce matin/comme une pudeur/de l’aube ». La per­son­ni­fi­ca­tion des élé­ments de la nature se con­tin­ue et se développe au fil des poèmes.

Estelle Fen­zy adhère – par exten­sion — au rythme du temps, ce cycle de la Nature : « Je suis celle qui désire le jour/et aspire à la nuit ». Dans les effets du jour, elle appré­cie la présence bien­faitrice d’un astre : « Oh soleil/ tes rayons/me cousent des rubans/autour du cœur. » Elle inscrit, là encore, une vision féérique enfan­tine qu’elle enrubanne à sa façon.

Cepen­dant ses mots s’immergent ou se noient en une force plus pro­fonde, celle de ce silence qui l’imbibe et la con­stitue intime­ment : « Etre du silence/comme on est d’un pays ». Ce silence se révèle en toute dis­cré­tion et en toute retenue : « Ce que j’ai découvert/de silence en moi/ne fait pas de gestes ».  Mais qu’est-il donc ? Quels sons ou quelles voix évite-t-elle d’entendre ou entend-elle autrement ? Ce silence-là est celui des absents et des défunts, ses com­pagnons noc­turnes : « J’écoute/de chaque côté de la nuit/le silence de mes morts/leur vacarme de voix tues ». Au fond, ce silence lui est aus­si l’écho  inver­sé du poème : « Que/jamais un poème/si beau soit-il/ne remplace/l’incessant voyage/de ton silence ». Au point de penser juste­ment ce poème à la lim­ite du pens­able, ce lieu où la pen­sée se meurt : « Tant de mots réunis/et ce n’est rien/qu’un autre silence ». Ce silence ren­voie à soi ou la fait peut-être ren­tr­er en soi : « Dehors la lumière est lointaine/Ferme les volets/Que rien ne puisse partager mon silence ». Il est si absolu, si monas­tique qu’il finit par se faire oubli­er et ne plus être évo­qué : « Ne pas dire le silence/se taire – éper­du­ment. ». Nul doute que ce silence qui la con­stitue est spir­ituel, qu’il est une façon de mourir à soi pour renaître autrement.

Présentation de l’auteur

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Jane Hervé

Jour­nal­iste aux Nou­velles Lit­téraires, auteure de La femme de lune (édi­tions Gal­li­mard), Née du chaos, et Le soleil ivre  (édi­tions du Guet­teur). Co-auteure de  La femme tatouée et de Neige d’amour avec le pein­tre Michel Jul­liard et co-auteure de pièces de théâtre : La légende de Guritha, femme viking et de Guritha, le retour avec Danièle Saint-Bois. janeherve@free.fr — voir aus­si : http://leguedelange.over-blog.com/

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