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Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé

un article de Béatrice Machet, suivi d'un article de Carole Mesrobian

Par Béatrice Machet

 

Traduit en français par l’auteure en collaboration avec Max Alhau, le livre nous attire d’abord par son titre énigmatique, titre accompagné sur la couverture d’un dessin de Bernard Vanmalle qui suggère déjà ce que le lecteur-trice vivra : soit il (elle) fera l’expérience d’un éclat dans le mental , comme s’il (elle) se heurtait dans une vitre opaque afin de parvenir à la « vision juste » posée sur certains éléments du monde ; soit il (elle) sera happé-e, pris-e dans une toile d’araignée comme la mouche, et dans cette position, il (elle) touchera certaines vérités du « réel »…

Le premier poème du recueil annonce la couleur, il s’agit de jouer, de mettre en jeu, et de faire gagner au langage tons et sons, afin que jamais ne soit perdue la jubilation enfantine de combiner les mots entre eux, même si le résultat donnait à voir des images absurdes comme un chapeau sans tête ou des plumes aux chaussures.

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé, édition bilingue,
Traduit de l’allemand par l ‘auteur en collaboration avec Max
Alhau, Editions Villa-Cineros, Marseille, 2018, 100 pages, 14 euros.

Comme s’il fallait prendre au pied de la lettre le sens d’expressions imagées, qui ferait que le sable versé sur nos sommeils avait pour conséquence dernière de faire que le soleil se lève plus tard. Comme si le génie des mots, comme si leur évocation, avaient des pouvoirs magiques capables de faire oublier l’hiver et la vieillesse, et de substituer dans le ressenti, l’expérience du printemps.

Le deuxième poème pose la question du regard, et comment l’imagination nous transporte dans les airs, ou à bord d’un bateau, ou encore dans un paradis haut en couleurs, dont on ne connait pas de frontières, mais pénétrable malgré tout. Page 31 s’effectue comme un revirement, car le pouvoir du regard comme celui des mots sont aussi faits pour témoigner des abominations perpétrées en ce monde. Comme chacun sait, il y a des privilégiés et puis ceux qui, avec papiers ou pas, ayant une existence « légale » ou non, n’ont d’autre possibilité que de végéter au lieu de vivre. Comme si tout d’un coup l’enjeu était aussi, « basiquement », de survivre. Et le recueil se poursuit ayant créé une atmosphère particulière, guidant la pensée dans un décalé, afin d’éviter les écueils de « l’opinion » telle que la majorité des gens la poursuivrait. La logique intime de l’auteure cherche des façons de poser un regard inédit afin de comprendre autre chose que ce qu’il est habituel et « autorisé » de comprendre dans le mécanisme des phénomènes manifestés au monde. C'est à la fois ludique et très sérieux, avec des constats qui forcent à méditer l'épuisement de l'humanité à trouver encore un sens à sa toute-puissance, ou bien une raison de se réjouir de son inhérente et absolue faiblesse.

Dans ce recueil, l’œil d’Eva-Maria Berg renverse les codes jusqu’à « expliquer » un pourquoi possible à des choses aussi futiles que la mode : atteindre la beauté éternelle. Expliquer, c’est-à-dire mettre tous les plis de la condition humaine à plat, tous les plis des vagues de la mer en position d’aborder afin que nul homme ne puisse sombrer,  afin que chacun trouve son paradis sur terre … Il n’y a aucun message, aucun slogan, aucune leçon de morale dans ce livre, et pourtant nous nous laissons toucher. Nous comprenons qu’une tâche de ré-enchantement du monde au final nous incombe, à nous aussi d’endosser cette responsabilité : ne pas la négliger.

 

Par Carole Mesrobian

 

Une édition bilingue qui nous offre un accès à la musicalité de la langue allemande, langue maternelle de l’auteure. Tant de vent négligé, So viel wind ungenutzt, est d’abord un beau recueil. L’amplitude de la poésie d’Eva-Maria Berg y est tout entière portée par le blanc brillant et pur de la couverture où les lettres noires de l’appareil tutélaire chapeaute une calligraphie de Bernard Vanmalle qui représente une étoile formée par du verre brisé. Tel est le poème, lorsqu’Eva-Maria Berg s’empare d’une modernité dont elle décrypte les aberrations, les abus, la folie. Le regard de la poète ne cesse de nous montrer  l’envergure des multiples désastres auxquels nous devrons bientôt faire face. Ce manque de conscience, cette cécité, qui s’est installée, adoubée par les siècles passés.

 

sur combien de couches
d’humanité
a-t-on bâti nous
collons l’oreille
au sol
bouleversé
est-ce que quelqu’un fera
des recherches sur nous
et y aura-t-il
encore une raison à cela 

 

Ce regard, empreint d’une sagesse ancestrale, d’une spiritualité qui devra guider nos pas, et nous indiquer les directions à prendre pour nous sauver, nous hisser enfin à hauteur de ce que nous devons et pouvons devenir, se pose sur notre quotidien. Et alors le poème, par la grâce de ce travail sur le langage, dévoile toute l’absurdité de notre monde, tout ce que nous avons oublié à force de l’accepter.

Et le poème d’Eva-Maria Berg est court, vif, foisonnant de combinaisons démultipliées grâce au jeu avec la syntaxe qui lui permet de mettre en exergue certains mots, des les offrir au vers qui les accueille sans les retirer de la phrase qui précède. Le poème devient alors un espace dévolu à une combinatoire savamment orchestrée. Le lexique est doux, simple et fluide, ce qui facilite ces passages d’un sens à un autre, comme si le réel se métamorphosait devant le regard de la poète, comme si son verbe devenait, tout à coup, créateur. Et n’est-ce pas de cela dont il s’agit, et n’est-ce pas là le pouvoir de cette alchimie qu’est la poésie ?

 

remettre le langage
en cause un bateau
sans eau l’avion
sous-marin l’air
qui manque
de poumons

 

Remettre le langage en cause, comme la réalité, comme notre rôle sur cette terre que nous maltraitons… Remettre tout simplement le rôle du poète en cause… Ne devra-t-il pas être celui qui prend la parole ? Ne devra-t-il pas être celui qui guide vers la liberté, celle offerte par le langage délivré de ses carcans, celle que nous montre celui qui prend la parole pour la laisser se perdre ?

 

tant de vent
négligé
les hommes
incapables
de voler
les maison
ancrées
jamais
à déplacer
l’énergie
trop polluée
pour se dissoudre
dans l’air
mais les yeux
il est facile
de les entraîner
n’importe où