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RILKE-POEME, Elancé dans l’asphère

 

ce n’est pas l’audible seul qui est décisif dans la musique, car quelque chose peut s’entendre agréablement sans que cela soit vrai 

Rainer Maria Rilke, correspondance avec Marie de la Tour et Taxis

 

RILKE-POEME Elancé dans l’asphère, 
Luminitza C. Tigirlas,
éditions L’Harmattan,
études
psychanalytiques, 200 pages,
21,50 euros.

En commençant par cette citation trouvée page 102, mon intention est d’aller droit au cœur du livre : pour Rilke, ce n’est pas l’apparence qui préside au beau mais quelque chose de plus profond, un être enfoui qui influe sur l’apparence et dont elle est le témoignage. Le poète se doit d’embrasser le Beau et cela lui sera fatal : par cette étreinte le poète disparaît, mais, ainsi, la poésie peut advenir. Beauté, l’Ouvert, la bien-aimée, la nuit, l’ange, Narcisse, Orphée, mystique, l’au-delà du langage, l’art, la grandeur, bien des thèmes Rilkéens sont évoqués dans ce livre très agréable à lire et bien documenté, qui mêle en parallèle dans un double mouvement, des réflexions sur l’œuvre poétique avec un éclairage psychanalytique, tout en tirant le fil d’une histoire intime. L’auteure confronte l’étude (qu’on imagine « objective ») de la poésie et des écrits de Rilke à son humeur subjective : une part de souvenirs et de rêverie éveillée traverse les pages. (C’est pourquoi il serait tout aussi juste de ranger cette étude dans la catégorie des essais littéraires).

« Mon Rilke » dit Luminitza C. Tigirlas, celui hérité de sa mère, cette mère qui lit Rilke et en conclue « Dieu-est-poète ». Ou bien encore le Rilke de Lucian Blaga, qui écrit : « il n’a plus ni visage  ni nom—le poète ! ». La notion du sacrifice, introduite dès la page 11, pour que poésie soit, est une des problématiques  Rilkéennes des plus prégnantes.  L’amour de la poésie est un sacrifice qui exige que tous les autres amours s’effacent, que l’exclusivité soit donnée à cette vision idéale. La présence divine est là en lui, le poète, de même qu’autour, à attendre en silence, dans la solitude. L’attention du poète est dirigée vers un « grand Tout » qui lui assurerait plus d’amour, par l’écriture et la pratique créatrice, que toutes les aventures amoureuses réellement vécues.  Et l’auteure nous amène à la conclusion que cette visée, jouissance éprouvée dans le corps comme un au-delà du langage, cet indicible reconnaissant « la relation irréalisable entre signifiant et réel », cette jouissance de poète vaut plus, et ainsi que Lacan le montre dans Encore, « cette jouissance autre ne se limite pas à la clôture du phallique. » (La question qui brûle à cet instant les lèvres serait : cette notion de sacrifice, la pratique créatrice vécue et voulue par une femme, poète ou artiste, est-elle comparable, semblable dans ses aspirations, à celles exprimées par Rilke et qu’on retrouve chez d’autres poètes dont René Char s’il fallait ne citer qu’un nom)  

Tout au long du livre, l’auteure nous montre un Rilke « en perpétuelle analyse sans psychanalyse ». Une méditation rêveuse nous est proposée qui d’éléments biographiques en passant par lettres et poèmes, par associations d’idées, nous promène aussi bien dans la vie « réelle » que dans l’œuvre de Rilke, où l’enjeu de la disparition et de la trace font ressortir la mission du poète. En fin de livre le lecteur s’aperçoit que le mot trace en langage Rilkéen pourrait se référer à la présence de la sœur aînée décédée à laquelle l’existence du poète aurait ôté la vie. Du mot trace à lalangueet au pourquoi des poètes, de Lacan à Heidegger en passant par Blanchot et Nietzsche, on mesure l’intensité du monde intérieur de Rilke devenu « espace intérieur du monde ». Lancé dans l’asphère dit l’auteure pour montrer ce dilatement Rilkéen en toutes directions, pour atteindre un « céleste », une dimension cosmique qu’égalerait « l’être-là du poème ». Ce qui se traduit à la fin de l’ouvrage par : « son travail », (de Rilke), « est amour ». Ceci est corroboré par une citation de Ralph Freedman rapportée par l’auteure : Rilke « s’élève au-dessus de la condition d’amant pour embrasser l’éternité ».

Luminitza C. Tigirlas, loin des aridités universitaires, dans un style lyrique, nous offre un ouvrage lisible par le plus grand nombre possible de lecteurs, qui ne seraient ni experts en psychanalyse  ni en poésie. Elle nous  fait cheminer et comprendre la démarche Rilkéenne, son souci de perfection, sa dimension sacrée, qui paradoxalement aura été le résultat de la souffrance d’un homme fracturé, angoissé. Elle nous invite à  quitter le livre en nous laissant méditer une expérience personnelle qu’elle rapporte à la quête Rilkéenne, et qui lui permet de sortir du piège qui se fermait sur elle : Un martinet était venu se jeter contre une vitre, tel un narcisse « fasciné par un pan d’invisible », elle ne pouvait  s’y attarder. Ecrivant cette fin, Luminitza C. Tigirlas se dévoile poète car tout en étant psychanalyste, elle publie des poèmes et sonnets écrits en français, (sa troisième langue après le roumain et le russe), dans des revues telles que : Voix d’encre, Friches, Triages, Phœnix, Traversées, ARPA, Écrit(s) du Nord, Nouveaux Délits, Comme en poésie, Ornata, 7 à dire, Poésie/première, FPM, Verso … de quoi la découvrir sous une autre lumière, elle dont le prénom la voue aux éclaircissements !