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Au commencement des douleurs, de Pascal Boulanger

 

Le poème, en France, s'est vu à dessein relégué au rang d'une ornementation désuète. L'inconscient collectif, lorsqu'il pense poète, voit dans son esprit apparaître une sorte d'errant désœuvré, ou de dandy à jabot hérité de l'imagerie dix-neuvièmiste. Celui qui a des choses à dire, et dont on considère la parole comme ayant jeu sur le monde, est le romancier ou l'essayiste, celui cadrant avec la forme que réclame l'époque marchande. On peut relier la parole d'un romancier au sérieux, souvent surjoué, d'intellectuel préoccupé, voire habité, voire même torturé par les problèmes de la cité. L'imaginaire du romancier, pour les micros qui se tendent et les cadreurs du petit écran, est monté en épingle jusqu'au niveau politique : on y voit la vision d'un prophète, les pouvoirs chamaniques ou décalés d'une intelligence capable de saisir les enjeux du monde contemporain et d'en dresser le portrait par des métaphores forcément imagées habillant son propos d'une autorité grave.

Cela est refusé aujourd'hui au poète. Reclus dans les catacombes de l'Histoire immédiate, et composant des œuvres sans aucune portée commerciale, il est étonnant que les chantres de l'authenticité et de la rébellion au système, sous le visage du médiateur en place servant le Simulacre, n'interrogent jamais un poète pour sa part monolithique de vérité. Car il y a de la vérité à consacrer sa vie à la composition d'une œuvre sans en attendre aucune reconnaissance ni aucun rendement financier. Etonnante modernité, qui joue à se fabriquer des figures décalées en tant qu'elles sont justement interchangeables et capable d'être calquées à volonté sur le spectacle ambiant. Ce qui se revendique du non-conformisme intégral peine à voir qu'il pourrait nourrir ses pages et ses écrans en glissant son micro dans les catacombes de notre époque. Vrai modèle de l'arriviste collaborateur : sa propre image, qu'il modèle à l'image de son fantasme d'ersatz de dissident, se faisant passer pour celui qui risque sa vie mais se filmant et s'interviewant lui-même en boucle, à l'identique.

Il n'y a pas de fleurs dans Au commencement des douleurs. Il n'y a pas de petits oiseaux dans la parole de son auteur, Pascal Boulanger. A moins de considérer sa vision poétique comme une roseraie sauvage essaimant son pollen dans les ruches des cœurs avides d'en faire leur miel. Leur miel armé. Leur miel capable de transformer le for intérieur en espace d'amour actif, dépassant la pauvre dualité dont sont capables les masses contemporaines érigées en société violente, cruelle, horrifique.

Le livre de Pascal Boulanger parle, au fond, du troisième terme. Il y a l'homme, il y a la femme, et il y a l'enfant. Il y a le Père, il y a le Fils, et il y a le Saint Esprit. Il y a la société, il y a le crime unificateur sur lequel se bâtit chaque société, et il y a l'individu re-né de ses cendres pour prendre sur son dos ce crime, le faire sien au nom de l'humilité, le racheter pour l'amour du semblable qui est aussi l'amour de Dieu.

C'est cette violence, plus que jamais établissant sa loi et ses règles dans nos sociétés surpeuplées, qu'interroge le poète, car, dit-il "Il y a un savoir biblique - et poétique - de la violence". Ce crime, si confondu par l'apparition du Christ, demeure aujourd'hui en chacun des individus. Il hante notre inconscient, passe à l'acte à travers les percées scientifiques, découd la profondeur humaine par son programme matérialiste, et plutôt que d'être intégré par l'individu affrontant sa part d'ombre pour lui donner la chance de la lumière, il entre dans le grand nihilisme humain contemporain, qui est la marque de notre enfer et celui que nous répandons sur la planète.

Au commencement des douleurs tient de l'Apocalypse, mais d'une Apocalypse d'aujourd'hui. Sa musique traverse le temps. Nous sommes à l'époque de la Révélation de Jean, et nous sommes dans les villes éclairées de nuit par les néons publicitaires. Nous sommes en Grèce dyonisiaque et nous sommes devant les vitrines de nos villes transparentes. De quelle Apocalypse nous parle Boulanger ? De celle mettant en lumière les mécanismes du ressentiment. La poésie a ce pouvoir, et le poète en joue pour révéler les contours de ce ressentiment, dans l'espérance qu'ainsi vu, la conscience pourra donc en prendre acte et gagner la santé.

 

L'égorgement l'éventrement l'encagement
L'emmurement le crucifiement l'enfouissement
L'empalement l'écrasement l'empoisonnement
 

L'écartèlement
 

La précipitation la transfixion la strangulation
La lapidation la pendaison la décapitation
 

L'écorchage le découpage le dépeçage
Le déchiquetage le ratissage la grillade
Le sciage le fléchage le fouettage
 

La bastonnade la noyage la fusillade
La chambre à gaz l'injection létale.
 

 

 

         Dis, tu crèves à ronger l'os moelleux ?
         Tu attends encore l'ange d'apocalypse,
                                             (ayant la clé de cet abîme) ?
 

Ce livre tourne autour de trois axes : le premier, intitulé justement Au commencement des douleurs, saisit l'aptitude au crime de nos sociétés de maintenant dans l'héritage de la violence millénaire. Le télescopage temporel est rudement efficace car il rend par les termes la violence syntaxe pour syntaxe, comme coup pour coup : le talion du rythme heurté caricaturant quelque obscur slam rend l'effroi des violences anciennes, dans un mouvement sans fin tragico-comique participant de l'aggravation du mal sur terre, certes, mais surtout en l'homme.

Le deuxième axe se nomme De grandes épopées, et c'est une citation de De Gaulle qui donne la mesure de la conscience ici en acte : "Il est étrange de vivre consciemment la fin d'une civilisation".

 

Le temps humain n'avait plus court.
Nous n'étions plus que de simples maillons
dans la chaîne alimentaire des machines,
 

leur cheptel.
 

A ce poème initial répondent des poèmes à l'inspiration mordante : "la foule fondue dans le tout social / le tout à l'égout / des urnes citoyennes". Comment ne pas voir dans l'utilisation du mot urne le lieu ou l'on enferme les cendres de la civilisation ?

Un rai d'espérance perce l'obscurité du ciel : "L'axe du monde sur qui / les broussailles épineuses / n'avaient pas de prise / recueille et déplie nos silences. / Sous la voûte d'une abbaye déserte / trente pièces d'argent / lèchent la poussière."

Il faut également inviter à lire le poème Saul, dédié à Pierre Oster, poème sublime de haute connaissance.

Ici, les grandes épopées sont une image ironique, les projections sociales et progressistes singeant les héroïsmes anciens à travers lesquels tant d'êtres jouaient leur vie par ferveur. Cette ferveur déniée, remisée au rang des croyances naïves, inscrit l'homme dans un espace à deux dimensions. Le héros, par défaut aujourd'hui, est celui qui prend conscience des petitesses de ces épopées du quotidien.

Et le troisième axe de ce livre, rendant à l'homme sa profondeur, se nomme Perfection. C'est un long poème sur le modèle des litanies, un poème dédicatoire conjurant la tiédeur assise sur le monde. Tout y est de ce que condamne la police de la pensée, jusqu'à l'emploi de mots interdits. Ce poème final est un acte de bravoure tissé de poésie, d'Histoire et de politique. Il se dresse tel Saint Georges devant le dragon de l'impensable contemporain.

Nul ne pourra affirmer qu'il ne puisse agir, sur un plan invisible de l'existence, dans les profondeurs de l'être, et transformer la force agressive du dragon en une belle femme dorée.