Le Men  à la ren­con­tre du monde

 

 

« L’oiseau ne chante plus sur son arbre généalogique, il vole désor­mais à la ren­con­tre du monde ». L’éditeur Bruno Doucey a les mots qu’il faut pour intro­duire ce 2e tome de la trilo­gie qu’Yvon Le Men con­sacre à son itinéraire per­son­nel et poé­tique. Après Une île en terre où il évo­quait sa par­en­tèle et son voisi­nage, son lieu de nais­sance et ses racines, voici le poète en quête de nou­veaux espaces. A com­mencer par ceux de la Bre­tagne elle-même, depuis Guérande (pays du « sel de la terre ») au mythique Mont saint-Michel (« la mer­veille »),  avec un pen­chant cer­tain pour les bor­ds de mer, qu’il s’agisse du golfe du Mor­bi­han, des baies d’Audierne ou de Douarnenez, et encore plus pour son Tré­gor natal. Car on ne quitte pas son arbre généalogique impuné­ment. L’appel du large n’empêche pas le retour aux cieux fam­i­liers. Met­tant le nez à la fenêtre, il peut ain­si écrire : « C’est par le ciel/que les arbres se tien­nent debout/dans mon regard (…) Et ce vert/que je connais/tant/qui tant débor­de de ma fenêtre/comme les mirages débor­dent de nos yeux/dans le désert ».

Tout Le Men est là. Dans cet art – qui lui est si par­ti­c­uli­er – de faire rouler ou de s’entrechoquer les mots (comme autant de petits cail­loux dévalant dans le tor­rent) et d’apporter les notes de couleur qu’il con­vient (comme le ferait la palette d’un pein­tre). C’est d’ailleurs vers les pein­tres que se tourne à plusieurs repris­es le poète. Pour y retrou­ver cette lumière qu’il tente, lui aus­si, d’introduire dans ses textes. Son pan­théon va de Rem­brandt à Munch en pas­sant par Van Gogh, Mil­let, Hokusaï, Boudin, Mon­et, Cornélius… Par­lant d’Hiroshige, il écrit : « Est-ce d’avoir regardé les estampes/toujours, comme une pre­mière fois/qui a pro­tégé mes yeux d’avoir regardé le paysage/toujours, comme une dernière fois ».

Les pein­tres, donc. Mais aus­si des grands auteurs dont il a cul­tivé le com­pagnon­nage. Salut à Guille­vic. Salut à François Cheng (87 ans) et à Claude Vigée (95 ans), qui furent par­mi ses « pères » en poésie. « Nous nous par­lons peu/maintenant/nous nous sommes beau­coup parlé/avant (…) une longue phrase/avec ques­tions en virgules/des répons­es en points-vir­gules/et des points sur la carte/du tendre ».

Yvon Le Men, pour­tant, ne verse pas dans la nos­tal­gie. Il peut avoir « le vague à l’âme » mais entend « vivre l’instant comme une eau qui débor­de ». Il n’hésite pas non plus (comme pour se con­forter) à son­der à la voix des saints fon­da­teurs de Bre­tagne, à écouter le chant des moines, à méditer sur l’ermitage de l’île Mil­lau près de chez lui. Dans ce livre, con­fie le poète, « J’ai écouté les paysages, oreilles ouvertes, jusqu’au bout du silence qu’ils font dans nos yeux ».  Le Men ou la poésie des sens.

 

 

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Guy Allix, l’enfant du Nord

 

 

 

Le poète Guy Allix se racon­te. Des « frag­ments d’enfance » et une « enfance en frag­ments », comme l’écrit Marie-Josée Christien dans la pré­face de ce livre pro­fondé­ment touchant. Car on ne s’expose pas sans risque. Il y faut du naturel et, surtout, une forme de naïveté, celle qui sied à l’enfance quand elle n’a pas encore été encom­brée par des non-dits ou des vrais mensonges.

L’enfance de Guy Allix se place sous le signe de la mère. Une mère qui fait par­tie de la cohorte de celles qu’on appelait autre­fois les « filles-mères » et que de bons paroissiens qual­i­fi­aient de « putains » (et l’auteur, en exer­gue nous ren­voie à l’Evangile de Jean : « Que celui d’entre-vous qui est sans péché lui jette la pre­mière pierre »). Guy Allix est donc un « bâtard ». Mais pourquoi en avoir honte ? Guy Allix aime sa mère, sa mère l’aime. « On m’a traité de bâtard mais j’ai appris par la bouche de mon grand maître en lit­téra­ture que, sou­vent, à l’époque roman­tique, les bâtards pou­vaient aus­si devenir des héros », note mali­cieuse­ment l’auteur.

Ce rap­port par­ti­c­uli­er à la mère l’amène à évo­quer des épreuves bien intimes vécues par elle (la pilule n’existait pas encore). A nous par­ler aus­si de Char­ly, ce petit frère hand­i­capé (« La mal­adie bleue con­trari­ait son intel­li­gence qui ne pou­vait être que grande ») mort avant les autres. « C’était le dernier arrivé et c’est le pre­mier parti ».

De bout en bout Guy Allix nous émeut. Sans mélo. Sans pathos. Nous sommes dans le Nord ouvri­er au cœur des années 1960. « J’habitais dans le Nord tout près de Marchi­ennes à l’endroit même où Zola situe l’action de Ger­mi­nal ». Pour chauf­fer la mai­son, les gamins volent des gail­lettes, ces morceaux de houille « qui dévalaient le ter­ril quand les rames déchargeaient les détri­tus de la mine ». Aux beaux jours on se jetait dans la Scarpe (qui se jette dans l’Escaut) et, par effluves, nous arrivent – pas­sant la fron­tière – les échos des chan­sons de Brel. Et aus­si, des poèmes de Frank Venaille qui écrivait dans sa « Descente de l’Escaut » : « Voici l’enfant sur­gi du long couloir/Le voici vic­time de si ter­ri­bles blessures intimes ».

 

 

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 Anne Goyen : « Paroles données »

 

 

Les arbres sont ses com­pagnons. Elle leur a con­sacré un livre (Arbres soyez ! Ad Solem, 2016). Anne Goyen aime la nature et le silence. Con­tem­pla­tive par incli­nai­son naturelle au cœur de cet Ile-de-France (où elle a enseigné les Let­tres clas­siques), voici qu’elle nous livre ses Paroles don­nées.

Anne Goyen fait par­tie de ces poètes à l’écoute d’une voix, d’une révéla­tion, d’une « Parole transmise/Au commencement/Du monde », d’une « Parole faite chair/Dans notre nuit », pour qui l’écriture relève en défini­tive de l’exercice spir­ituel. Dans cette poésie-là, il n’y a pas de gras. Le verbe est épuré. Parce qu’il va à la racine et ne s’encombre pas de préoc­cu­pa­tions super­flues. Parce qu’il inter­roge nos exis­tences et notre capac­ité, ou  non, à répon­dre à des appels, ceux d’un Dieu qui n’est pas explicite­ment nom­mé mais dont la présence irrigue la majorité des poèmes.

Pour accueil­lir la Parole, il faut, nous dit Anne Goyen, « Faire silence/Comme on veille/Auprès d’une flamme de bougie/Dans la mai­son endormie ». Il faut savoir se recueil­lir dans « la cathé­drale des saisons » et voir dans l’hiver « Fer­vent retour/Aux racines/Baptême de la neige/Sur les silences/de nos forêts intimes ». Voir dans le print­emps « Chan­tante eucharistie/Des fleurs de cerisier/Concélébrant/A la volée/Dans l’allégresse ».

Pas de doute. Dans sa tra­ver­sée des jours, Anne Goyen voit (comme le dit Gérard Bocholi­er dans sa pré­face) « le divin que recèle chaque par­celle de réal­ité ». Dédi­ant un de ses poèmes à Philippe Mac Leod, elle peut écrire : « Un autre que toi parle/Avec des mots/Que tu ne con­nais pas/Il t’apprend le cristal/D’un lan­gage de source ». 

Anne Goyen et Philippe Mac Leod  labourent les mêmes espaces. Ceux d’une terre « Où tout psalmodie/où tout s’incline », ain­si que la poétesse l’affirme dans ces Paroles don­nées.

 

 

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 Ter­a­da Torahiko : « L’esprit du haïku »

 

 

On écrit aujourd’hui beau­coup de haïkus dans le monde. Et aus­si beau­coup de com­men­taires sur ce genre poé­tique par­ti­c­uli­er. Le sujet paraît inépuis­able et le Brestois Alain Kervern a bien mon­tré, dans ses deux derniers essais  (His­toire du haïku chez Skol Vreizh et La cloche de Gion  à Folle avoine), la richesse et la com­plex­ité du sujet.

Mais il n’est pas inutile, par­fois, de revenir aux auteurs japon­ais eux-mêmes pour savoir ce qui les guidait. C’est la cas avec Ter­a­da Torahiko (1878–1935), dis­ci­ple de Sôse­ki et auteur d’un essai inti­t­ulé L’esprit du haïku. Il insiste sur deux points pour expli­quer l’appétence par­ti­c­ulière des japon­ais pour ce genre lit­téraire. D’une part, explique-t-il, la fusion avec la nature con­sid­érée par les Japon­ais comme une « présence frater­nelle ». Pour Ter­a­da, en effet, « l’esprit du haïku ne peut être pen­sé que comme une expres­sion poé­tique de ce sens de la nature ». A cela s’ajoute – c’est le deux­ième point – « l’existence plus que mil­lé­naire de formes poé­tiques brèves dans la tra­di­tion lit­téraire japon­aise ». Nature, brièveté : on a là les deux ingré­di­ents de base du haïku, un genre ayant le don « d’appartenir à la mémoire col­lec­tive de tout un peu­ple qui partage donc les mêmes asso­ci­a­tions d’images ou de pen­sées ». Ce qui fait dire à Ter­a­da Torahiko  que « le haïku n’existe et ne peut qu’exister au Japon ».  Mais il for­mule aus­si, dans son essai, cer­taines mis­es en garde. « Si le poète intro­duit des élé­ments qui expri­ment directe­ment sa sub­jec­tiv­ité, il n’y aura plus de place pour exprimer des élé­ments sym­bol­iques de la nature » (Ter­a­da, dans cette logique, con­teste « l’éloquence » dans la poésie).

Il pose aus­si la ques­tion – qui fait sou­vent débat – des racines boud­dhistes ou non du haïku. S’il con­vient que « le sen­ti­ment d’impermanence » (héritée du boud­dhisme) « ne pou­vait qu’envahir le monde des haïkus », il con­sid­ère qu’il « n’appartient absol­u­ment pas à la nature même du haïku ». Selon lui, la pra­tique du haïku n’est « ni une fuite » (…) « ni un exer­ci­ce de philoso­phie pas­sive », « ni non plus une mise en scène pleine de com­plai­sance de soi ».

Bien au con­traire, souligne-t-il, le haïku sup­pose « une dis­tance cri­tique de soi vis-à-vis de soi » et per­met « d’exercer l’acuité de l’œil de notre esprit à faire en sorte que nous veil­lions à main­tenir sa liberté »

 

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Pierre Tanguy

Pierre Tan­guy est orig­i­naire de Lesn­even dans le Nord-Fin­istère. Ecrivain et jour­nal­iste, il partage sa vie entre Quim­per et Rennes. En 2012, il a obtenu, pour l’ensemble de son œuvre, le prix de poésie attribué par l’Académie lit­téraire de Bre­tagne et des Pays de la Loire. Ses recueils ont, pour la plu­part, été pub­liés aux édi­tions ren­nais­es La Part com­mune. Citons notam­ment “Haïku du chemin en Bre­tagne intérieure” (2002, réédi­tion 2008), “Let­tre à une moni­ale” (2005), “Que la terre te soit légère” (2008), “Fou de Marie” (2009). Dernière paru­tion : “Les heures lentes” (2012), Silence hôpi­tal, Edi­tions La Part com­mune (2017). Ter­res natales (La Part Com­mune, 2022) Voir la fiche d’auteur