Le grand poète irlandais Seamus Heaney est décédé le 31 août dernier. Il avait 74 ans. Le prix Nobel de littérature lui avait été décerné en 1995, saluant « une œuvre de beauté lyrique et de profondeur éthique, qui exalte les miracles du quotidien et le passé vivant ». Ces propos un peu convenus et vaguement « langue de bois » occultent la complexité d’une œuvre poétique, loin des idées toutes faites sur la poésie irlandaise dont les marqueurs exclusifs seraient l’appartenance à une communauté soudée, le sentiment exacerbé de la nature, l’idéalisation du passé, la force du sentiment religieux, une spiritualité à fleur de peau.
Né en Irlande du Nord, Seamus Heaney se qualifiait lui-même « d’exilé de l’intérieur ». Irlandais, oui, mais écrivant en anglais et non pas en gaélique. Amoureux de sa patrie et enraciné dans la culture de son pays, certes, mais faisant de la poésie sa seule et vraie patrie. On est loin de la vision du poète engagé, ce qui lui a été reproché ici ou là.
Dans une éclairante préface à une anthologie de ses poèmes (1966–1984), Richard Kearney souligne que « loin de souscrire à l’opinion traditionnelle selon laquelle le langage est un moyen transparent de représenter une identité – individuelle ou collective – qui préexiste au langage, Seamus Heaney épouse l’idée que c’est le langage qui construit et déconstruit perpétuellement nos notions reçues d’identité ».
Le Nobel 1995 se situe donc bien du côté des « modernistes » irlandais qui l’ont précédé : Yeats, Joyce, Beckett. Pour tous ces auteurs, c’est le langage qui est le sujet principal de la littérature. On n’est pas du tout dans l’approche des poètes gaéliques du 20e siècle, comme Mairtin O’ Direain ou Sean O’ Reordain pour qui ce n’est pas d’abord « le langage », mais « la langue » qui façonne la vie et détermine les préoccupations du poète.
Pour autant, Seamus Heaney ne s’enferme pas dans une théorie de l’art pour l’art. Si sa poésie est parfois mystérieuse, elle est aussi très accessible (et rejoint à ce niveau celle des poètes gaéliques, notamment dans l’utilisation de mots très concrets). Sa poésie souligne aussi — surtout dans ses débuts — la tragédie de l’Ulster et dit la nostalgie d’une enfance passée près de la nature : « Mon père labourait avec une charrue/Les épaules arrondies comme une voile déployée/Entre les brancards et le sillon/Les chevaux se raidissaient au clapement de sa langue » (extrait de Death of à Naturalist, 1966).
S’exprimant devant le comité Nobel à Stokholm, Seamus Heaney a donc pu proposer cette définition de la poésie : « Une état fidèle à l’impact de la réalité extérieure et sensible aux lois intérieures du poète » Et il a conclu son discours par ce qui fait, à ses yeux, la valeur de la poésie : « La capacité à persuader cette part vulnérable de notre conscience de sa droiture en dépit des preuves de l’injustice qui l’entoure, la capacité à nous rappeler que nous sommes des chasseurs et des gardiens de valeurs, que nos solitudes et nos détresses les plus profondes sont estimables, dans la mesure où elles aussi sont une garantie de notre véritable nature humaine ».
Pour prendre la vraie mesure de la démarche poétique du grand auteur irlandais, peut-être faut-il commencer par se pencher sur certains de ses textes, à l’image de ce court poème publié, en 1979, dans son recueil Field Work :
Un sorbier comme une fille avec du rouge aux lèvres
Entre la petite et la grande route
Les aulnes mouillé et ruisselants
Se tiennent à distance parmi les joncs.
Il y a les humbles fleurs du dialecte
Et les immortelles de l’accent parfait
Et cet instant où l’oiseau chante tout proche
De la musique des événements.
N’y‑a-t-il pas là, dans la simplicité des mots, une forme de manifeste littéraire ?
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