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Rencontre avec un poète : Dominique Sampiero

Une  bibliographie impressionnante, tant en terme de volume, que pour la diversité de catégories génériques pratiquées. Dominique Sampiero ose, il explore, il façonne des mots, des phrases, tel un sculpteur la pierre, matériau dense et abrupt dont il fait émerger des univers. Auteur de recueils poétiques, de romans, de nouvelles, de récits, d'essais, de textes dramatiques, de scénarios, de littérature de jeunesse, de livres d'artistes, réalisateur de courts métrages, on serait tenté de le classer parmi les écrivains iconoclastes. 

Photo d'Antoine Gallardo.

Il n'en est rien. Poète, avant tout, Dominique Sampiero explore les genres et le travail de l'image. Il offre à la parole poétique ces multiples supports. Et comment ? Et bien parce qu'il porte ce regard spéculaire et créatif sur le monde, et en restitue la substance, quel que soit le vecteur d'expression mis en oeuvre. Il répond à nos questions.

La poésie, pour vous, qu'est-ce que c'est ?
La poésie m’est arrivée dans une solitude sous forme d’une parole à moi-même pour me sentir vivant. Dans l’enfance régnait une sorte de loi du silence autant à l’école qu’à la maison. Il fallait apprendre. Et se taire. On nous demandait de façon implicite de se laisser mourir sagement dans le désir des adultes. On exigeait de nous, sans concession, l’obéissance et le respect du monde. Les classes surchargées ne permettaient pas d’envisager l’enfant comme une personne. Ni de lui donner la parole. Il fallait vaincre l’illettrisme et sortir les enfants de leur culture ouvrière. Dans ma famille d’origine modeste, on me réclamait plutôt des gestes participatifs et du savoir-faire. L’économie familiale se resserrait sur une solidarité de la survie. Je respectais totalement cette exigence car j’admirais le combat de mes parents pour nous donner de quoi manger, vivre normalement et pouvoir faire des études. Ils avaient plusieurs petits boulots en plus d’un métier principal (Conducteur de train pour mon père et nourrice d’accueil pour ma mère) pour arrondir les fins de mois. Au vu de leur engagement et de leur lutte quotidienne, leur sens du devoir à nous rendre la vie agréable (Nous étions 6 enfants), il eut été impensable de ne pas les respecter. Ni même de contester leur personnalité ou leurs actes. Impensable également d’exprimer des manques puisqu’ils me donnaient tout ce qu’ils pouvaient. J’avais peu d’amis, peu de temps pour moi, je me sentais étranger au monde et pourtant intégré, puisque sans vraiment le vouloir, je réussissais facilement à l’école, mais sans beaucoup de plaisir. Mon esprit de curiosité et mes lectures secrètes me donnaient souvent une longueur d’avance sur les enseignements. Je ne me sentais pas complètement vivant et comme en dehors de mon corps, de ma présence. Je ne vivais pas cette étrangeté comme une faiblesse mais comme une différence. J’ai très vite pris l’habitude de coucher les questions que je n’osais pas poser aux adultes, sur la mort, l’angoisse du vide, les pulsions de désir… et de nombreux sujets qui tourmentent la pré-adolescence, dès l’âge de 12 ans dans un carnet que j’ai perdu ensuite à l’âge adulte. J’ai mis en place d’instinct et sans en connaître la raison, une sorte de dialectique avec l’invisible. Car je ne m’adressais pas à Dieu ni à une instance supérieure. Tout simplement, je parlais à la page blanche. À moi-même à travers la page blanche. À cet autre en moi. Je l’interrogeais. Je scrutais son silence. Comme la surface des étangs où je passais de longues heures à faire semblant de pêcher. Comme le feuillage des arbres pris parfois d’une immobilité hypnotique. Comme le mouvement de la lumière dans le ciel du Nord. La page blanche me répondait sous forme de phrases qui s’imposaient à moi, dans une sorte de claire audience où se mélangeaient mes contemplations, les bruissements du paysage devenu une personne, pas pour répondre à mes questions, mais pour les contenir de mots, d’images, et plus tard, de métaphores tenant lieu d’enveloppes à mes épreuves. J’apprenais à me laisser contenir par le langage, sa part d’infini et sa singularité aussi. Je n’ai jamais su à l’époque que j’entrais en poésie. J’en ai pris à peine conscience aujourd’hui, à chaque aller-retour entre la page blanche et ma vie. On ne déclame pas « être entré » en poésie. On se le murmure discrètement, pour accepter, pour se pardonner de toutes les absences que l’on va faire subir aux autres. Je suis entré en poésie comme on dit parce que je n’avais pas le choix. J’ai ouvert une porte qui m’ouvrait enfin un espace où me recueillir, m’accueillir. J’étais fasciné par deux grandes figures qui ne me confiaient peu de choses de leur existence: ma grand-mère (la mère de mon père), femme majestueuse et silencieuse, toujours assise à la fenêtre et dont j’ai fait le portait dans un texte qui s’intitule : à quoi rêve l’ombre qui me ressemble. Et mon père, qui dès la plus tendre enfance, m’a offert des livres à chaque anniversaire et bonne note en classe, en guise de baisers et de manifestation de sa tendresse. J’ai inventé dans le silence de ces deux êtres une écriture justement pour parler de leur silence, saisir et décrire l’intensité de leur présence dans ce silence, comme s’ils me donnaient tout en se taisant, avec un accès au sentiment du Tout peut-être, et une reconnaissance de cette empathie qu’ils ont ouverts en moi, avec eux, avec le monde. Il n’y avait pas de mot pour nous dire notre amour. Ce que les autres ont appelé poème, quand j’ai commencé à partager, à faire lire mes notes, alors que je n’étais pas conscient d’écrire de la poésie justement, était ce mouvement pour mettre en forme l’indicible de leur présence à mes côtés. Choisir de se taire pour écrire, ce n’est plus subir un silence imposé, au contraire, c’est écarteler le silence pour le faire avouer. Avouer quoi ? Je ne sais pas. Le réel ?

 

Vous écrivez de la poésie pour aller au-delà du silence, au-delà d’une réalité qui nous est donnée dans son immédiateté. Dépasser la parole pour mieux nommer, fonction toute paternelle, que vous transcendez alors, emboitant le pas de votre père, qui a nommé le monde dans le silence, par livre interposé. Est-ce pour cette raison que vous explorez toutes les catégories génériques, dans une prose éminemment poétique ? Pour inventer le monde, à votre tour, parler en vous taisant, en fouillant le silence, pour  découvrir un verbe créateur ?
Je ne vais pas au-delà du silence, non, au-delà de rien non plus, au contraire, je rentre dans la coquille du silence qui finalement n’a pas de paroi. Et qui est peut-être aussi la coquille de l’ici. De l’ici maintenant, comme on dit. Écrire est d’abord une expérience charnelle, doucement voluptueuse, puis convulsive, et enfin physique du silence. Je suis assis dans mon silence. Immobile. Centré. À part le glissement de la plume sur le papier ou le cliquetis des touches, les bruits autour qui tout doucement se fondent, disparaissent, rien, il y a un effacement du monde, et du corps. Et encore une fois, j’écris, tout simplement, c’est un mouvement intime, un besoin de mouvement, j’ai besoin de me sentir en mouvement dans mes pensées, mes émotions et de voir ce mouvement se déplier.

 

Photo de Jacques Van Roy.

C’est plus proche de la danse ou de la marche dans un espace vaste, mi terrestre, mi aérien, entre terre et ciel finalement. Le ciel du plafond et la terre de la page blanche. Mais derrière le plafond et derrière la page blanche : du ciel, du ciel, de l’infini qui n’en finit pas de me cerner, en haut, en bas, devant, et sur les côtés. Cet éveil des sens au « toucher » de l’infini me met en mouvement dans ma conscience. Un mouvement dans l’immobile, si vous voulez. Si je me disais, allez, je vais écrire de la poésie aujourd’hui, et bien comment dire, ce serait foutu. Je préfère penser, je vais essayer, j’ai bien dit essayer, de me laisser emporter, fluidifier, ruisseler. Je préfère également parler d’immanence plutôt que de transcendance et penser qu’il y a un avant et un après la page d’écriture. Je ne me sens ni meilleur ni pire, je me sens-là, présent, et finalement, oui, peut-être quand même, heureux d’être-là. Je dois l’admettre, après la page d’écriture, le geste, le mouvement, je me sens capable de vivre, d’aimer, d’être heureux. C’est étrange non ? Et ceci doit arriver en me dérobant aux autres, cruel dilemme, je suis capable d’être avec eux après m’être dérobé à eux. Pour me consacrer à quoi ? Je ne sais pas. À quoi ai-je passé des dizaines d’heures devant la page ? À une exploration de l’infini par le langage ? L’infini de la conscience emboîté dans l’infini du langage ? Ou l’inverse. Si je ne le fais pas, je me sens à l’étroit dans ma vie, dans mon corps. Je n’ai pas le choix. Comme je me sentais à l’étroit dans mon enfance. Dans la chambre où je dormais avec mes trois frères. C’est pareil. Ce sentiment d’étouffer dans le prévu, le prévisible et ce que l’on a calculé pour nous, pour moi. J’ai l’impression, en écrivant d’explorer du vide qui se remplit à chaque seconde, de quoi ? De ce qui traverse le vivant ? J’ai l’impression d’assister à une genèse permanente du réel, se fécondant devant mes yeux, par mes mots, et à travers les mots qui me traversent. Oui, et beaucoup d’autres avant moi l’ont écrit, l’écriture poétique me donne accès au réel, non pas aux apparences et à la superficialité du réel. Nous vivons là-dedans la moitié du temps, quand nous ne sommes pas créatifs, mais créer son état de conscience à s’ouvrir et non pas à subir, ça peut se faire en jardinant, en marchant dans la campagne, en repeignant un mur, du moment que l’on est tout entier dans son acte, et non pas fragmenté, morcelé, stagnant dans une sorte de coma que l’on prend pour la vie. Le réel, ce n’est pas seulement ce que l’on voit. Ce que l’on entend. C’est ce qui surgit constamment à l’intérieur des formes, dans le visible ou pas. Je ne dépasse pas l’immédiateté comme vous l’écrivez au début de votre question, au contraire, j’y entre, je la pénètre. Et je fais l’expérience inouïe du réel.
Dans un deuxième temps, il y a la trace. Une trace écrite de ce qui s’est passé. Que l’on signe ou pas. Que l’on choisit d’inscrire ou pas dans un travail poétique. De recherche poétique. Il faut laisser passer du temps. Prendre ses distances. Vient le sentiment étrange de lire son texte comme écrit par un autre. Je deviens lecteur d’un texte que j’accepte ou pas, en le corrigeant ou pas. À qui je m’adresse quand j’écris ? Il y a un destinataire mais aussi un mystère du destinataire. C’est comme si j’écrivais et, en les relisant à voix haute, comme si j’envoyais ces lettres à quelqu’un qui est plus que moi, aux confins de mes parois. Là où quelque chose s’appelle l’âme, puis l’esprit. Mais à quoi bon les nommer âme, esprit, mots trop chargés de religions et de spiritualité pour moi. Il y a un mouvement organique dans l’écriture poétique si on accepte d’inclure les sens, la sensorialité dans cet organique. Et l’esprit, comme un sixième sens. Finalement, nous n’avons qu’une expérience sensorielle du monde. J’ai inventé un mot pour ça : l’autre corps. Il y a le corps contracté de la vie quotidienne, et le corps dilaté de l’écriture. Mais c’est toujours du corps, même invisible. Le langage donne forme à ce corps invisible et particulièrement, l’écriture poétique.
Le problème c’est qu’un jour, à force de consentir, de se laisser aller à la joie de publier des livres, nous arrive un lecteur, un vrai, en pleine face. La rencontre est parfois douloureuse. Mes premiers lecteurs, mes parents, s’affolaient de « ne rien comprendre «  à mes pseudo-poèmes ». J’aurais pu passer outre mais j’ai gardé cette inquiétude au cœur de ma recherche. Comment m’adresser à eux, en gardant mon identité profonde et le sens de ma quête poétique. J’ai repris, inconsciemment, à mon usage, une parole que ma mère prononçait souvent: « Tu te rends compte, ton père sait jardiner, réparer un robinet, peindre, faire du plâtre sur un mur, élever des lapins, des poules, et même repasser ses pantalons…  il a des mains en or ! » Moi je voyais les mains pleines de charbon de mon père quand il rentrait du travail, les dernières années des locomotives à vapeur, et je pensais à ses mains en or.
En réaction à ma déception, j’ai donc exploré des formes d’écriture pour essayer de réconcilier ma poésie avec différents types de lecteurs, des enfants, des gens modestes, les voisins dans mon village (qui savent vaguement que je suis écrivain mais qui n’ont lu aucun de mes livres, peu importe d’ailleurs), et puis ça s’est fait comme ça. Peut-être parce que l’enfant en moi rêvait aussi d’avoir des mains en or. Finalement à quoi bon écrire si c’est pour se retrouver dans une solitude crasse et se couper du monde.
Finalement, tout ça n’est qu’une tentative maladroite d’explication. Sait-on jamais ce qui nous a influencés ? Plutôt un faisceau de réactions, non ? Je pense aussi que dès l’enfance, je suis animé par un sentiment de curiosité et d’exploration. J’explore les douves de ma ville natale, les livres, le corps des filles, les émotions des autres, le silence de ma grand-mère, les angoisses hypocondriaques de ma mère… mais d’autre part, je suis cloué dans mon village et, dans ma condition ouvrière, on voyage peu, on n’a pas les moyens, et on ne m’éduque pas pour ça. Il faut rester-là et se battre, résister. Partir, c’est fuir, se gaspiller. Rester, c’est grandir. C’est donc l’écriture et dans des genres les plus variés qui me permettra cette prise de risque du voyage dans l’infini des formes. Je ne l’ai pas décidé. Ça s’est imposé à moi dans des rencontres et j’ai dit oui à cette aventure. On me le reproche parfois, dans le dos. Il n’est pas poète, il écrit des romans. Il n’est pas romancier, il écrit du théâtre. Il n’est pas auteur de théâtre, il écrit des livres pour enfants. Il n’est pas auteur jeunesse, il écrit des scénarios. J’en souffre. Tant pis.
 

Dominique Sampiero, Le
Sentiment
 de l'inachevé,

Gallimard, collection Haute
enfance, 2016, 184 pages,
17 € 50.

Ne pensez-vous pas qu’il est réducteur de définir une catégorie générique en ne considérant que des critères formels…? La prose peut être dramatique ou ludique, poétique aussi, car la poésie peut s’immiscer dans une prose même fictionnelle, dés lors que le langage déploie une pluralité de sens, une épaisseur, opère un glissement sémantique…
Je pense qu’il existe une façon de catégoriser qui est finalement une façon d’exclure. De prendre le pouvoir en définissant ses propres critères d’une pseudo excellence. En affirmant, voire en criant haut et fort, ce qu’est « la bonne » ou la « mauvaise » poésie. Foutaises. Beaucoup de chapelles en poésie. Beaucoup de petits monarques qui prennent le pouvoir. Beaucoup de fous furieux acharnés à faire table rase. Peu de fraternité. Et pourtant elle existe chez certains.

 

Des petits André Breton en herbe rallient ou excommunient. Se prennent pour des papes de l’écriture poétique. Je me sens étranger à ce racisme littéraire. J’essaie toujours de percevoir dans une écriture, la part d’entêtement, d’obstination, ce qui est en mouvement en elle. J’essaie d’entendre ce qui est en germe ou affirmé. Ce qui est moderne ou en écho au passé. Je refuse de décourager celui ou celle qui m’envoie un manuscrit. J’essaie d’ouvrir des pistes humblement au lieu de les renier. Et d’admettre la nouveauté d’une voix quand je la perçois. Même si elle est différente de mes engagements. Ces dix dernières années, par exemple, la commission Poésie du CNL a pris cette direction violente de défense de chapelle et de mise en valeur d’une seule forme d’écriture. C’est lamentable. J’ai fait partie, sous la présidence d’André Velter, et pendant trois années de cette commission dans les années 2002. Nous nous faisions un point d’honneur de reconnaître et d’aider tous les courants, toutes les mouvances poétiques, sans exception, de n’en privilégier aucune. Et pour conclure cette question, il faut remarquer qu’une nouvelle génération de poète se met en scène aujourd’hui, dans des performances qui croisent le théâtre, la vidéo, la danse… et l’écriture poétique. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais ça s’affirme. Je trouve ça excitant. Je me régale à entendre des poètes comme Nicolas Vargas, Samantha Barendson, Patrick Dubost, Marie Ginet… et beaucoup d’autres ! Ce sont les poètes de demain et ils ouvrent de nouveaux espaces.
Et peut-être est-ce ce « risque d’opacité » inhérent  au poème, ce « on ne comprend rien » énoncé par vos parents, qui a fait que vous avez écrit de la prose, du théâtre, aussi… Pour pouvoir toucher tous les publics ? Est-ce là une posture politique ?
Il y a un titre qui m’a profondément marqué, titre d’un essai écrit Jean-Pierre Siméon : La Poésie sauvera le monde. J’ai repris cette conviction à mon compte. L’engagement dans l’écriture poétique est pour moi absolument lié à un processus de transformation de soi. Et du monde. C’est ce que je répète dans mes ateliers d’écriture avec des enfants ou des adultes : l’écriture est un levier puissant de bouleversement de l’espace social. Il change les regards, reconnecte chacun au mouvement de ses émotions. La poésie est contagieuse. Il y a un ralentissement du temps, une pesanteur et une gravité retrouvées dans la lecture ou l’écoute d’un poème. On sort du corps quotidien, étroit, serré sur-lui-même, tendu par l’aliénation de la consommation et de la production, vers un corps plus ample, plus libre, plus conscient, réveillant en lui ses capacités de résilience et d’empathie.
Le poème se situe entre révolution et méditation, il est plus qu’une prière, c’est un acte sur le réel et ce que l’on ne sait pas, ce que l’on ne voit pas du réel, apparaît, scintille puis tombe en poussière dans le temps qui passe.
Par ma recherche d’écriture, j’ai ouvert, élargi mon espace social d’échanges et de rencontres. J’ai l’impression d’avoir trouvé une place. Sentiment que je ne vivais pas quand j’étais enseignant, écrasé par le poids de la structure verticale, Education Nationale. La poésie en nous mettant au monde à chaque poème nous révèle cette part d’infini qui nous accueille à chaque mot, à chaque silence, dans la conscience. Le langage nous parle d’une éternité dont notre esprit ne sait rien dire, il la rend supportable dans le poème. Peut-être que la poésie nous apprend un peu à vivre, un peu à mourir, non ?