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Robert Lobet : les Éditions De La Margeride, lieu du poème

Robert Lobet est un artiste et un créateur de livres, c'est à dire un éditeur, un imprimeur, et un poète qui écrit avec des images, près des mots de ceux qu'il accompagne, ou qui l'accompagnent, dans la création de livres d'artistes qu'il publie aux Editions De La Margeride, sa maison d'édition, créée en 2001. Ce travail de mise en résonance des mots et de l'image opère un syncrétisme artistique qui révèle les potentialités infinies de ces deux vecteurs que sont le langage et la représentation picturale. C'est pour déployer ces univers sémantiques et les offrir aux autres, à tous, qu'il continue ce chemin de travail et de questionnement. Il a accepté de répondre à nos questions, et nous l'en remercions vivement.

Qu’est-ce qu’un livre d’artiste ? A-t-il des caractéristiques particulières ?
Un livre d’artiste est un livre qui fait intervenir un texte poétique, et le travail plastique (dessin, peinture ou gravure) d’un artiste. L’écrivain et historien d’art Yves Peyré dans son ouvrage Peinture et poésie parle d’images en résonance avec le texte, ce ne sont pas des illustrations. Dans un livre d’artiste on crée des images en fonction d’émotions liées au texte. Il s’agit toujours d’une évocation, selon la thématique des textes choisis. Il faut qu'il y ait une adéquation entre le projet littéraire, poétique, et la création plastique.
Pour réaliser un livre d’artiste il faut une qualité de fabrication, de papier, et des œuvres originales qui peuvent être des dessins, des gravures, des peintures… Le tirage est assez réduit, parfois quelques exemplaires seulement. Le soin apporté à la composition, l’originalité de la mise en page et du format participent à l’harmonie de l’ensemble. En ce qui me concerne je travaille essentiellement avec des auteurs contemporains, français ou étrangers. J’imprime en typographie à l'ancienne, c'est à dire avec des caractères en plomb, ce qu'on appelle le plomb mobile, ou en sérigraphie.  Je suis devenu mon propre imprimeur en me constituant une petite imprimerie traditionnelle.
Qu’est-ce qu’un livre de bibliophilie ?
Tous les livres d’artiste entrent dans le domaine de la bibliophilie. Cela n’exclut pas de diversifier ces créations en les présentant en différentes collections.

Sabine Huynh, Robert Lobet, Loin du rivage, collection Passerelle, accompagné d'une peinture en double page et cinq dessins à l'encre au fil du texte. Estampage en couverture, 52 pages, 51 exemplaires numérotés et signés, 40 €.

Aux Éditions de la Margeride dans la collection Tirages de tête je propose entre 7 et 9 exemplaires, un papier vélin, plusieurs peintures ou gravures et en général le livre est présenté dans un coffret. Il peut y avoir aussi des livres uniques ou manuscrits.
Toutefois, depuis très longtemps j'ai souhaité que les livres soient accessibles à un public le plus large possible. C’est la raison pour laquelle j’ai créé d'autres collections : collection Passerelle, ou bien encore Les îles inconnues. Dans toutes les collections des Éditions de la Margeride, je reste dans la tradition du livre d'artiste, en m’étant donné les moyens de diffuser des ouvrages de qualité.
Il y a des œuvres originales dans tous vos livres d'artiste ?
Mon statut professionnel est celui d’un artiste, je ne suis pas un éditeur au sens commercial, donc je diffuse mes créations. Je fais toutes les images qui accompagnent les poèmes. J'imagine un nouveau dispositif à chaque fois.
Il y a des œuvres originales dans tous mes livres. Le poète Salah Stétié avec qui j’avais évoqué la question de la diffusion pour la parution d’Avant-livre, m’avait dit « Robert vos livres sont magnifiques mais il faudrait que ce poème soit diffusé un peu plus largement ! » A l'époque j'en avais tiré 27 exemplaires qui se sont retrouvés entre les mains soit des bibliothèques soit d'amateurs fortunés… Son idée me plaisait, il fallait se donner les moyens de la mettre en pratique d’où les collections Passerelle et les îles inconnues.

Marie Alloy, Robert Lobet, Duo de rives, Editions De La Margeride, collection Les îles inconnues, accompagné d'une peinture en leporello, recto-verso, Couverture peinte, 42 exemplaires numérotés et signés, 30 €.

Dans la collection « Passerelle » j’ai voulu proposer des livres entre 20 et 40 €.
Le tirage se situe entre 40 et 50 exemplaires et dans chaque livre il y a une intervention en couverture avec une à plusieurs œuvres originales à l’intérieur.
C’est le poème qui guide mon travail. Par exemple, pour le dernier livre que j'ai publié, avec Sabine Huynh, en cinquante exemplaires, il y a une peinture en double page à l’intérieur, et 5 dessins en regard du texte. En ceci je suis vraiment atypique.
Ces livres sont des écrins très particuliers. La diffusion est réduite, 50 exemplaires pour une édition de poésie c'est peu, mais ce sont des livres qui ont une présence différente. Les gens qui achètent un livre d'artiste aux Éditions De La Margeride ont un coup de cœur. Ils achètent un livre qu’ils vont conserver et il occupera une place un peu particulière parce qu’ils l’ont trouvé beau, qu’il les a touchés. Les images peuvent être dépliées, présentées comme une installation dans leur bibliothèque… C'est un rapport à la fois personnel et symbolique, plus fort qu'avec un livre « ordinaire », et je ne critique pas les livres « ordinaires » j'en achète et j'en ai beaucoup. C’est un rapport différent.

Robert Lobet et Michel Butor, Les vivants et les morts, 2007, Editions De La Margeride, accompagné d'une peinture originale, Collage et peinture en couverture, 26 exemplaires numérotés et signés.

Cette relation singulière au livre existe aussi pour les auteurs. Le contact avec le lecteur mais aussi le rapport à l'écriture est modifié. Très souvent , des personnes me font part de leur émotion, de leur bonheur, et me disent « vous savez grâce à vos livres je suis devenu collectionneur », ou bien « j’ai découvert un auteur » … Ces exemples sont très nombreux.
Pourquoi avoir choisi de publier des livres d’artistes ?
J’ai choisi le livre d'artiste pour cette dialectique, pour l'objet signifiant et magnifique. J’ai toujours été attiré par les livres, notamment les livres anciens, la calligraphie, la typographie… D'aussi loin que je me souvienne le livre a toujours été un objet attirant, un objet de fascination.
Connivences 7, Coffret, Editions De La Margeride, version présentée en coffret cuir avec incrustation, comporte un exemplaire accompagné d’une aquarelle originale, coffret réalisé par Claude Adélaïde Brémond, Arles, 260 €.
Les livres d’artistes que vous proposez aux Éditions de La Margeride sont tous créés à deux, vous et un auteur. Est-ce que cette relation nourrit votre activité d’artiste et d’éditeur ?
Le fait d'aller à la rencontre d'une personnalité, d'une œuvre, de la découvrir, d'être non plus dans la solitude de l'atelier mais dans une dimension d'échange et de partage est enrichissant et permet de créer des liens avec la plupart de mes auteurs. Ils m'ont apporté leur sensibilité, leur originalité. Souvent je pense à des gens comme Andrée Chedid et Michel Butor, avec lesquels j’ai eu des échanges passionnants.
La parution d’un livre d’artiste est parfois associée à un évènement. Il y a quelques années j’ai créé une collection qui s’intitule « Connivences », des livres qui se situent entre revue de poésie et livre d'artiste, quelque chose d'un peu hybride. Le premier numéro était en lien avec un festival de poésie à Rome, un autre avec la Réserve Nationale de Camargue, ou bien encore avec la Médiathèque de Quimper, la Marine Nationale…

Marianne Cohn, Bruno Doucey, Robert Lobet, Marianne, Kaddish pour Marianne Cohn, Editions De La Margeride, accompagné de trois peintures en pages intérieures et une en couverture, avec l'unique poème connu de Marianne Cohn accompagné par les textes de Bruno Doucey, 2019, 7 exemplaires numérotés et signés. Épuisé.

Comment choisissez-vous les poètes ?
J’ai du mal à travailler avec des textes qui sont très abstraits. Lorsque je reçois un projet, le processus est très souvent le même : le texte suscite en moi l'idée du livre. Avec ce poème ou ces poèmes je vais faire tel format, je vais travailler une technique ou l’autre, et surtout je vois très vite les images possibles.
Comment sont « fabriqués » vos livres ? Pouvez-vous évoquer votre art, qui regroupe deux savoir-faire, celui de l’imprimeur et celui de l’éditeur ?

LES "PAROLES GELÉES" d'Yves Namur, Editions De La Margeride, 2015, 12 compositions typographiques avec lettres plomb et bois, une peinture à l'encre de chine, couverture peinte, 9 exemplaires numérotés et signés par les auteurs, 400 €.

J’ai été amené à résoudre des questions à la fois liées à la création et aux contraintes inhérentes pour arriver à un résultat satisfaisant. Ensuite il y a des contraintes matérielles, y compris financières, qui m'ont amené à imprimer moi-même pour pouvoir faire ce que je voulais, comme je voulais, avec la qualité que je souhaitais et au moment où je le souhaitais. Parce que les livres d'artistes sont souvent des objets atypiques. Par exemple vous avez des papiers qui ne passent pas dans une presse d'imprimerie moderne, vous avez des formats aussi qui sont compliqués. J’ai donc pris le parti de tout faire moi-même. Mon matériel d’imprimerie me permet, que ce soit en sérigraphie, ou en typographie, d'être autonome. C'est un avantage financier, et un avantage en termes de liberté de création. Cela représente beaucoup de travail, c'est un peu le revers de la médaille…

Marc-Henri Arfeux, Suspens du visiteur, Editions De La Margeride, 2012, texte manuscrit par Robert Lobet accompagné de quatre peintures à l'encre  et acrylique, peinture en couverture, 5 exemplaires numérotés et signés, 180 €.

Combien faut-il de temps pour fabriquer un livre en prenant en compte que vous réalisez les illustrations ?
Je compte en général un mois et demi pour un titre tiré à une quarantaine d’exemplaires, entre le moment où je commence et le moment où je présente les photos du livre sur le site internet. J'ai beau me dire ça va aller plus vite… non, ça ne va pas plus vite, ça ne va jamais plus vite.
Existe-t-il des salons ou des lieux d’exposition pour ce genre de productions ? Quel public est touché par les livres d’artistes et par qui sont-ils achetés et lus ?
Tous les publics sont intéressés par le livre d’artiste, enfants et adultes, collectionneurs ou amateurs, passionnés de poésie ou intéressés par les arts graphiques.
Nous faisons effectivement beaucoup de salons en France et à l'étranger. Pour vous donner une idée cette année nous avons participé à 11 manifestations. Nous rentrons tout juste du Festival des Sources Poétiques en Lozère. En novembre nous serons à Paris pour le salon Pages, de bibliophilie contemporaine, au Palais de la femme. Les médiathèques et bibliothèques sont nos interlocuteurs privilégiés. Cette année j'ai présenté une exposition à la Médiathèque du Carré d'art de Nîmes tout l'été, et une exposition au Manoir des livres-Archipel Butor à Lucinges en Savoie. Ces deux manifestations ont touché plusieurs milliers de personnes, et pas uniquement des gens qui s’intéressent au livre d’artiste. J’ai présenté au Carré d'art des sculptures, des livres, des peintures, des gravures. C'est cet ensemble-là, cette diversité, qui interpelle le public. J’ai pu faire de nombreuses rencontres, et l’émotion était palpable. Des personnes venues de tous horizons m'ont dit « cette exposition nous a procuré du bonheur, il y a de la douceur, de l'harmonie ». C’est la plus belle récompense.

Depuis des décennies vous publiez et défendez ces productions rares et précieuses. Pourquoi cet engagement ?

Il y a le fait de défendre la poésie, en la présentant sous une forme originale, qui lui permet d’exister de façon différente en marge des circuits classiques de diffusion et de distribution. Parce que je pense que la poésie, les textes poétiques, portent un message, une vision du monde unique, qui ne s'exprimerait pas, où très différemment, sous une autre forme littéraire. J’aime les formes courtes, les textes percutants, et je me rends compte que ça fonctionne, et que cela peut avoir une importance quasi vitale pour le lecteur. Donc il y a une nécessité dans ce travail de création.
Pouvez-vous donner des exemples de vos productions remarquables, que nous présenterions à nos lecteurs ?
Je souhaiterais parler de quelques livres et auteurs avec qui je travaille.
Felip Costaglioli avec qui j’ai fait le plus de livres d’artiste, le dernier étant Amnésie au jardin, dans la collection Tirages de tête.
Corinne Hoex, autrice belge, dernier titre : Les ombres , collections Tirages de tête et Passerelle.
Dans la collection Les îles inconnues, Marie Alloy, Duo de rives, Mathieu Gimenez, Prendre terre, deux exemples d’une première publication aux Éditions de la Margeride.
Bien entendu je pense à tous les autres poètes avec qui depuis vingt ans je partage cette aventure et qui m’ont fait confiance.
Quelles seront vos actions futures, les expositions prévues, vos prochaines publications ? D’autres collections en préparation ?
En ce moment je travaille la peinture et le dessin, et c’est important. L’hiver est une période de réflexion. Je vais certainement publier deux jeunes auteurs, pour le printemps. Ils sont en phase avec leur temps, avec leurs doutes, avec des questionnements propres à leur jeunesse et à notre société en crise.

Photo de couverture, Michel Butor, Sous-Bois, Editions De La Margeride, 2013, texte manuscrit par l'auteur accompagné de quatre peintures à l'encre et acrylique, peinture en couverture, 7 exemplaires numérotés et signés.

Robert Lobet, 20 ans de poésie, Ville de Nîmes.