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Le Printemps des Poètes : l’éphémère immuable

Comme chaque année, l'abécédaire suivi par le Printemps des poètes offre à ses organisateurs un vivier de substantifs dont un sera choisi pour thématique. En 2022, la lettre "e" a motivé le choix qui servira de fil directeur aux poètes, et aux nombreuses manifestations et publications inscrites dans le cadre de ce qui est devenu une institution.  

Sophie Nauleau, ancienne directrice artistique passée à la tête de cette institution, présente et explique ce qui a motivé le choix de cette orientation annuelle : 

Il en va des mots comme des chansons d’amour qui reviennent par surprise au détour d’une voix, d’un souvenir, d’une émotion. « J’ai pris la main d’une éphémère… » Dansait dans ma mémoire. Sans que je sache qui le premier, de Montand ou Ferré, avait semé ce trouble de l’étrangère en moi. Adolescents nous ne comprenions pas tout à cette romance des années folles, ni même à ce poème que l’on disait roman inachevé, mais pressentions ce mystère de « l’éternelle poésie » qu’Aragon dilapidait sans crier gare.

Une seule et unique voyelle, quatre fois invoquée, entre la fièvre, le murmure, la foudre, l’imaginaire, l’insaisissable, l’à-venir, l’impensé, le maternel, le fugace, la soif, l’énigme, le précaire, l’effervescence, le friable, l’envol, l’impermanence… Plus vaste que l’antique Carpe Diem et plus vital aussi, L’éphémère n’est pas qu’un adjectif de peu d’espoir. C’est un surcroît d’urgence, de chance et de vérité. Une prise de conscience toute personnelle et cependant universelle, comme un quatrain d’Omar Khayyam, un haïku d’hiver, un coquelicot soudain, une falaise à soi, un solstice d’été, un arbre déraciné ou la vingtaine de numéros d’une revue de poètes du siècle dernier.

Il est temps de sonder à nouveau l’éphémère. De ne pas attendre à demain. De questionner ici et maintenant la part la plus fragile, la plus secrète, la plus inouïe de nos existences.

Dans les pas de Pina Bausch qui nous a légué cette renversante image : la danseuse Clémentine Deluy, née un 21 mars, n’en finit pas de traverser la scène en robe du soir, portant ce stupéfiant sac à dos à même ses épaules nues. Comme la mousse sur la pierre, tel était le titre de l’ultime spectacle, puisé en terre chilienne et photographié par Laurent Philippe, qui a escorté la chorégraphe du Tanztheater de Wuppertal durant des années. La magie étant que celui qui a choisi d’immortaliser L’Éphémère n’est autre que le fils de l’un de nos plus grands poètes français, Ludovic Janvier.

 

Cette entité qui se définit comme un "centre pour la poésie" crée en 1999 "à l’initiative de Jack Lang, et créé à Paris du 21 au 28 mars 1999 par Emmanuel Hoog et André Velter, afin de contrer les idées reçues et de rendre manifeste l’extrême vitalité de la Poésie en France, Le Printemps des Poètes est vite devenu une manifestation d’ampleur nationale." motive de très nombreuses manifestations.

Performances, festivals de poésie, colloques et conférences, annoncées ou pas dans l'agenda présent sur le site internet ouvert aux organisateurs qui souhaitent faire connaître leurs actions. C'est donc toute la France qui voit sa vie culturelle et artistique vivifiée par ces initiatives et événements qui effectivement montrent combien la poésie est présente dans notre quotidien. A noter que l'Agenda accueille bien d'autres événements et initiatives hors de cette période de festivités dévolues aux manifestations organisées pour la thématique de l'éphémère (du 12 au 28 mars). 

A côté de ces actions des éditeurs proposent des anthologies élaborées sur ce thème de l'éphémère. C'est le cas de Bruno Doucey, qui chaque année publie une somme de poèmes dédiés, tout comme le Castor astral. Un volume qui "rassemble plus de cent poètes francophones contemporains autour du thème de l’éphémère" et "se veut un témoin du foisonnement de la création poétique actuelle". Une anthologie constituée essentiellement d’inédits et propose de nombreuses voix émargeantes de la poésie francophone et de chanteurs et chanteuses (Arthur H, Cali, CharlÉlie Couture, Arhur Navellou, Pierre Guénard de Radio  Elvis ou Marie Modiano etc).

Là où dansent les éphémères - Anthologie, Ouvrage collectif, Le Castor astral, 2022.

A côté de ces anthologies réalisées de manière "classique" - un éditeur demande des textes à des auteurs - une autre répondant aux même désir d'illustrer cette thématique annuelle  se distingue à bien des égards. Il s'agit du volume établi par Marilyne Bertoncini, Ephéméride feuilles détachées, paru aux éditions PVST ?. Pourquoi est-elle si différente et pourquoi répond-elle exactement à cet esprit voulu et incarné par Le printemps des poètes ? 

Pour répondre à cette question il faut distinguer ce point crucial qu'est l'élaboration de cette anthologie. Elle est le fruit d'envois de poètes du monde entier ayant répondu à l'appel lancé par Marilyne Bertoncini sur le site du Jeudi des mots et sur la page Facebook correspondante.

Témoin de la vivacité de la poésie, de la fraternité qu'elle révèle et illustre, et plus que jamais du besoin essentiel de ce lieu qu'est la Littérature qui rassemble et unit, à une époque où tout semble au contraire se déliter et s'effondrer, il faut saluer ce volume de 140 pages qui témoigne de cette ferveur et de ce désir de paix et de partage.

Ephémérides feuille détachées, Une anthologie, conception, préface et iconographie de Marilyne Bertoncini, éditions PVST, 2022.

Cette anthologie propose donc près des très belles photos de Marilyne Bertoncini des poèmes écrits par des poètes du monde entier. France (bien sûr), Belgique, Canada, Australie, Italie, Catalogne, Etats-Unis, Grèce, Bulgarie, Allemagne, Tunisie, Kosovo, Israël, Taïwan, Estonie, Québec, Inde, Mexique, Bangladesh, Russie…

 

Marilyne Bertoncini présente dans sa préface cette

éphéméride – ce calendrier qu’on effeuille au fil des jours – est à l’image de l’arbre en automne : chaque feuille arrachée emporte un souvenir, dépouille le présent, marque la succession du passage des instants que rien ne rattrape, sinon le vent qui les emporte… Sujet mélancolique, et pourtant riche de toutes les couleurs, les ors et rouilles qui parent ces défuntes, dont restent les fragiles squelettes, parfois. Voici ouverte la page des feuilles détachées à laquelle je vous invite à participer, avec textes, photos, oeuvres plastiques ou sonores… Parlez-nous de votre éphéméride personnel, votre façon de vivre ou sauvegarder le fugace et précaire instant.

 

Autre point non négligeable à signaler : une grande diversité de poètes ont été accueillis, publiés sur le site du Jeudi des mots puis dans ce volume agencé par Franck Berthoux qui a mis un point d'honneur à transcrire ces envois en Français mais aussi en version originale lorsque cela a été nécessaire. 

Ce qui rassemble est donc la poésie, et la pléiade de manifestations qui fleurissent partout en France, ainsi que la richesse de ce volume né d'un partage fructueux à l'échelle planétaire, en témoigne. A une époque où nous pourrions douter de la capacité humaine à désirer et édifier un monde fraternel, voici qui permet d'espérer, et qui dit que continuer à porter la poésie contribue à bâtir ce monde, ensemble.