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Andréï Tarkovski : ce qu’il nous dit de la poésie

     « Je me suis toujours ressenti plus poète que cinéaste ». C’est l’aveu d’Andreï Tarkovski dans son livre Le temps scellé, qui vient aujourd’hui d’être réédité. Un livre où il développe ses conceptions de l’art et de la création. Et où, surtout, il donne sa propre vision de la destinée humaine, loin du matérialisme mais, au contraire, tournée vers la recherche spirituelle.

     Andreï Tarkovski (1932-1986), fils du poète russe Arseni Tarkovski, est un immense cinéaste de l’époque soviétique, exilé en France à la fin de sa vie, auteur de films qui font date dans l’histoire du cinéma : Andrei Roublev, Le Miroir, Stalker, Nostalghia, Le Sacrifice… « Mon but principal, affirme-t-il, a été de poser, dans toute sa nudité, les questions fondamentales à notre vie sur terre ». En campant le personnage de Gortchakov dans son film Nostalghia, il souligne ainsi l’importance de la « responsabilité individuelle » et du « libre arbitre ». Dans Stalker, il défend la « faiblesse » comme « seule vraie valeur » (Les enfants, les hommes en marge, les « fols en Christ  sont les personnages favoris de ses films) Dans Le Miroir, il médite sur les valeurs de l’enfance et des racines. Tarkovski le dit tout net : « Il n’y a jamais eu de héros dans mes films, mais des personnages dont la force était la conviction spirituelle et qui prenaient sur eux la responsabilité des autres ».

    Tarkovski conçoit donc l’artiste comme un « explorateur de la vie »  mais aussi comme un « créateur de valeurs spirituelles et de cette beauté que seule la poésie peut faire naître ». Au lieu du stylo, c’est la caméra qui a été, pour lui, l’outil d’une vraie démarche poétique.

    Mais qu’est-ce qu’un poète, selon le cinéaste russe : « C’est un homme qui a l’imagination et la psychologie d’un enfant, écrit-il. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu’il peut en avoir. Autrement dit, il ne décrit pas le monde, il le découvre ».

    On comprend alors l’intérêt que Tarkovski manifeste pour la forme traditionnelle de l’ancienne poésie japonaise (le haïkaï), plusieurs fois évoquée dans son livre, dont il souligne « la précision, la pureté, le soin porté à l’unité dans l’observation ». Au point d’affirmer que « l’exemple de cette poésie est proche de l’essence du cinéma ». Car, comme les auteurs de haïkaï, Tarkovski se garde du superflu, de l’effet appuyé ou de la généralisation. Si ses références littéraires sont Bounine et Pouchkine, sa référence cinématographique est Robert Bresson. « Son principe de base, dit-il à propos du cinéaste français,  est l’élimination de tout ce qu’on appelle l’expressivité, en ce sens qu’il efface toute frontière entre l’image et la réalité afin de rendre expressive la vie elle-même ». Tarkovski écrit encore : « Plus l’observation est précise, plus elle est unique, et plus elle se rapproche de l’image ».

   Dans ces conditions, aucun besoin de recourir aux symboles ou aux métaphores, alors que son auditoire persistait à l’interroger sur la signification de la pluie, de l’eau, du vent ou du feu à l’intérieur de ses films. « La pluie est une caractéristique de la nature au milieu de laquelle j’ai grandi, et les pluies russes sont parfois longues, tristes, interminables », se contente de répondre le cinéaste/poète.

    Sa quête spirituelle l’amène, à la fin de son livre, à tourner son regard vers l’Orient (notamment vers le taoïsme) « qui ne souffle mot sur lui-même, totalement ouvert à Dieu, à la nature, au temps » (par opposition à un Occident tourné vers le moi). On imagine donc le merveilleux échange que le cinéaste russe aurait pu avoir, sur ce thème, avec l’écrivain François Cheng. Le temps scellé de Tarkovski a d’étranges et étonnantes parentés avec l’auteur des Cinq méditations sur la beauté. « La fonction de l’art, écrit Tarkovski, n’est pas, comme le croient même certains artistes, d’imposer des idées ou de servir d’exemple. Elle est de préparer l’homme à sa mort, de labourer et d’irriguer son âme, et de le rendre capable de se tourner vers le bien ». Mission qu’il assigne à la poésie. Sur le papier comme sur la pellicule.