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Nous avons perdu Michel Cosem, ne perdons pas Encres Vives ! Rencontre avec Eric Chassefière

Éric Chassefière est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poèmes, et a publié dans de très nombreuses revues. Membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, il a animé avec Jacques Fournier l’action Poézience de la Diagonale Paris-Saclay, destinée à permettre des interactions entre poètes et scientifiques. Une carrière de poète, un dévouement entier, pour porter la poésie, qui aujourd'hui le mène à  prendre le cours de la vie de cette si belle revue, Encres Vives, crée par Michel Cosem, disparu le 10 juin dernier. 

 

Eric Chassefière, vous reprenez Encres vives. Pouvez-vous nous parler de ces éditions ?
Encres Vives, c’est à la fois une revue mensuelle publiant des recueils de poèmes, chaque numéro consistant en un recueil d’un seul auteur, et une maison d’édition éditant des recueils dans deux collections : Lieu, proposant des poèmes liant un poète à l'un de ses lieux favoris (voyage, rêverie, méditation, quotidien, biographie, reportage), et Encres Blanches, plus spécialement réservée aux nouveaux poètes, ou aux rééditions de recueils publiés dans la revue. Ces recueils ont été longtemps calibrés sur 16 pages au format A4, qui vont devenir en 2024 32 pages au format A5.
Certains numéros de la revue sont particuliers, comme des anthologies consacrées aux poésies régionales, issues notamment du pourtour méditerranéen, ou à des maisons d’éditions, ou des numéros spéciaux dédiés à présenter l’œuvre d’un poète. Les recueils publiés dans la revue Encres Vives sont distribués aux abonnés, ce qui garantit aux auteurs un socle stable de lecteurs, tandis que ceux publiés dans les deux collections Lieuet Encres Blanches, à un rythme irrégulier dépendant du flux de tapuscrits reçus jugés de qualité suffisante pour mériter publication, sont proposés notamment, mais pas seulement, à la vente aux abonnés de la revue, qui reçoivent régulièrement des catalogues mis à jour des parutions dans les deux collections.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de catalogue complet d’Encres Vives et de ses collections. Le catalogue établi par Jean-Marie David-Lebret sur le site web d’Encres Vives, bien que déjà fourni, présente des lacunes, d’autant plus nombreuses que l’on remonte dans le temps. Georges Cathalo m’a envoyé il y a quelques jours un catalogue chronologique recensant plus de 150 recueils de poèmes publiés par Encres Vives dans la période 1963-1983, 400 numéros environ étant paru dans la période postérieure. 
Le numéro de janvier 2024 sera le 529ème, suggérant d’ailleurs qu’un nombre significatif de recueils de la période 1963-1983 ont été publiés dans des collections annexes, hors série principale. Il faut savoir que dans les années 1970, Encres Vives était aussi une revue d’idées, prise dans les débats qui agitaient la communauté littéraire, notamment autour de la revue Tel Quel et de ses évolutions rapides à travers différents courants de pensée et orientations politiques. Cela n’est qu’au début des années 1970 qu’Encres Vives se stabilise, à travers notamment la relation nouée avec le GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), et l’arrivée dans le comité de rédaction de Gilles Lades, Michel Ducom, Chantal Danjou, Jean-Louis Clarac, Annie Briet et Jacqueline Saint-Jean, personnes qui pour la majorité sont encore présentes dans le comité de rédaction d’aujourd’hui.
Vingt ans plus tard, au milieu de la décennie 1990, apparaissent les deux collections Lieu et Encres Blanches, totalisant au jour d’aujourd’hui, respectivement, ≈400 et ≈800 recueils de poèmes, écrits par, resp., ≈160 et ≈300 auteurs. C’est au total plus de 400 poètes qui ont été publiés dans la revue et ses collections depuis le début des années 1980, le bilan global, incluant les vingt années précédentes, tournant autour de 500 auteurs (une recension exacte reste à faire), dont un nombre non-négligeable se sont fait un nom dans le milieu poétique. Plus que les chiffres eux-mêmes, c’est la constance avec laquelle Michel Cosem a mené son entreprise de diffusion de la poésie pendant plus de 60 ans qui impressionne. Encres Vives, au même titre d’ailleurs qu’un certain nombre de revues de poésie au long cours encore en activité aujourd’hui, c’est l’entreprise d’une vie, s’enracinant dans une démarche militante de libération de la parole par la poésie, revendiquée comme outil de désaliénation de la société de consommation imposée par la classe dominante. Car, pour Michel Cosem, c’est la Parole avant tout ! Et Encres Vives, en tant que lieu de création de la Parole libre, et malgré la modestie de sa présentation, en est la parfaite incarnation.
Pourquoi avez-vous décidé de reprendre Encres Vives ?
Comme de nombreux poètes qui ont dû leur élan initial en poésie à l’existence d’Encres Vives, je n’ai pu m’empêcher, apprenant la mort de Michel Cosem (décédé le 10 juin 2023), de me dire qu’une pareille entreprise méritait d’être reprise et poursuivie, si ce n’est encore amplifiée. Encres Vives est un monument dans le paysage de la poésie française, tant par la personnalité de son fondateur, à la sincérité et à la générosité éprouvées, que par la dimension cyclopéenne du corpus de poèmes réuni en son sein. Beaucoup doivent leur persévérance à écrire et publier à Encres Vives, sans laquelle ils se seraient rapidement découragés dans un paysage éditorial par nature contraint du fait des coûts de fabrication élevés du livre classique (qui ont encore bondi), et du faible nombre d’acheteurs potentiels. Grâce à Encres Vives, une brochure bon marché permettant une publication à bas coût, et offrant aux auteurs un lectorat d’abonnés par définition fidèles, le paysage poétique français est plus riche et diversifié qu’il ne l’aurait été sans cela. Paul Sanda qui, avec sa compagne Rafael de Surtis, fait de magnifiques livres, m’a dit un jour m’avoir édité après avoir téléphoné à Michel Cosem. Encres Vives a été pour beaucoup d’entre nous un tremplin et, ne serait-ce que par respect pour son fondateur, et par foi dans l’avenir de la poésie, dans une époque qui reste désespérément sombre, il m’a paru impensable que quelqu’un ne reprenne pas le flambeau. La proximité de la retraite, avec plus de temps disponible, m’a incité à tenter l’aventure. Quelques échanges téléphoniques avec Gilles Lades, puis, en octobre dernier, une réunion chaleureuse à une petite dizaine dans la maison Lotoise du poète près de Figeac, accueillis par sa compagne Annie Briet, ont fait le reste. Nous allons tenter de maintenir l’élan.
Quelle est la ligne éditoriale actuelle ? Combien y a-t-il de collections ? Allez-vous conserver ces éléments ?
Parlant de l’Encres Vives d’aujourd’hui, voici ce qu’en disait Michel Cosem : « Tout en demeurant dans un format modeste Encres Vives continue d’attirer, de retenir, d’influencer des générations nouvelles, en faisant preuve à la fois d’exigence et d’ouverture. C’est là je pense une volonté affirmée qui regarde plus certainement vers l’avenir que vers le passé. » Cela sera aussi notre ligne éditoriale : exigence et ouverture, loin de toute chapelle et de toute idée préconçue. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls, de nombreuses revues aujourd’hui peuvent s’honorer de maintenir le flambeau allumé, dans un esprit d’indépendance et de liberté. Nous essaierons de nous inscrire au mieux dans le concert de la Parole poétique d’aujourd’hui, dans une démarche qui ne peut être que collective. Pour les collections, elles resteront Lieu, que les voyageurs impénitents que sont de nombreux poètes apprécient tant, et Encres Blanches, ouvrant la voie de la publication à de jeunes poètes. La seule différence est que nous inclurons dans l’envoi aux abonnés des numéros de la revue, trois par trois tous les trois mois, alternativement un Lieu et un Encres Blanches, histoire de faire découvrir les collections et inciter les abonnés à acheter, à tarif réduit, d’autres numéros de ces collections.

Pourquoi la poésie ? Pourquoi vous être engagé dans cette aventure ?
Pourquoi la poésie, c’est une vieille histoire, qui remonte à l’enfance. Une joie ineffable à revenir, après mes études, passer mes étés dans le mas de famille, entre Avignon et Arles, sous l’emprise d’un sentiment d’émerveillement au sein de cette nature bruissant au vent, ces grands platanes du jardin berçant de leur souffle la mémoire des nuits. Des états frôlant l’extase, sur le fond d’une passion pour la musique de Bach, favorisée par la pratique du piano, et de la lecture de quelques poètes qui ont marqué ma jeunesse : Éluard, puis Char, puis Bonnefoy, surtout Bonnefoy, ce poète des clairs-obscurs qui m’a tellement intéressé. Je n’ai pas beaucoup lu de poésie, mon métier de chercheur m’a longtemps absorbé. Et finalement il n’y a que dans le « faire » que je me trouve bien. J’ai créé un master de planétologie, proposé des missions spatiales à destination de Vénus ou de Mars, un instrument pour une mission en cours vers Mercure, élaboré des hypothèses pour un changement climatique précoce sur Mars, créé pour un temps un département « Sciences de la Planète et de l’Univers » à Paris-Saclay réunissant astrophysiciens, géophysiciens et climatologues d’une dizaine de laboratoires de recherche, dirigé un laboratoire de géosciences à Orsay. Et jamais, durant toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire de la poésie, même si j’en lisais assez peu par manque de temps.
Cette aventure, en poésie, est de la même nature que celles que j’ai tenté de mener dans ma vie de chercheur, avec plus ou moins de réussite. Fédérer autour de grands projets, faire rêver, agir en dehors des circuits institutionnels trop rigides (avec tous les inconvénients que cela comporte en termes d’efficacité immédiate). La poésie, dans ma vie, rejoint en quelque sorte la science. C’est une nouvelle étape, dans un autre champ. Là aussi, il y a un groupe à fédérer, des talents à révéler, des ponts à construire, en particulier entre poésie et musique, cela me tient à cœur. On verra bien.
Peut-on dire que la période est difficile pour les petits éditeurs ? Encres vives est-elle en danger ?
Je n’ai pas les chiffres en tête, mais la poésie, me semble-t-il ne se porte pas si mal. Il doit paraître pas loin d’un recueil par jour en moyenne, ou de cet ordre, non ? Et je crois que les ventes sont en hausse. En tous cas, la flamme brûle, même si elle n’éclaire qu’une toute petite minorité de citoyens. Il faudrait voir plus grand, que les éditeurs et revuistes se fédèrent au niveau national et trouvent des relais au plus haut niveau de l’État, des relais pour promouvoir un vrai apprentissage de la poésie à l’école, je parle de la vraie poésie, celle qui a la réputation d’être difficile et qui est au contraire celle qui part du plus profond et du plus vrai en nous, celle qu’entendait et parlait Michel Cosem immergé dans la pulsation de son Occitanie tant aimée. Souhaitons que notre ministre de la culture entende cette poésie-là. Mais c’est peut-être une utopie, sans doute la poésie ne sauvera-t-elle pas le monde malheureusement. Alors entretenons juste la flamme pour des jours éventuellement meilleurs.
Je ne crois pas qu’Encres Vives soit en danger. On n’a pas pour l’instant tout à fait autant d’abonnés qu’on l’espérait, même si l’on se rapproche de notre objectif. Cela va aller, on va repartir de toute façon, c’est l’essentiel. Nous avons déjà quelques beaux projets de recueils dans nos tiroirs. Et puis nous sommes une équipe : Annie Briet, la compagne de Michel Cosem, Catherine Bruneau, ma compagne, Jean-Marie David-Lebret pour le site web, et encore les compagnons historiques d’Encres Vives que sont, outre Annie Briet, Gilles Lades, Jean-Louis Clarac, Jacqueline Saint-Jean, Christian Saint-Paul, Michel Ducom. On réussit mieux à plusieurs que seul, pourvu que l’atmosphère soit bienveillante, et elle l’est.
Quelles seront vos premières actions ? Et les suivantes ?
Reprendre le fil des publications de la revue, calibrer un peu mieux la fréquence de publication des collections en fonction des recueils reçus et de notre capacité à les diffuser efficacement, identifier des médiathèques intéressées. Se rapprocher de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier, si possible aussi du festival Voix Vives de Sète, mettre en place des événements, lectures ou lectures-concerts, avec les recherches de financement que cela impose à l’échelle du territoire. Donc, tisser la toile, également d’ailleurs en région toulousaine. Les actions suivantes, je ne sais pas encore, nous verrons. À chaque jour suffit sa peine.
Mais en premier lieu, dans les semaines qui viennent, recueillir d’autres abonnements pour être mieux ancrés dans la communauté, et pour que nos auteurs aient plus de lecteurs.

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Présentation de l’auteur

Éric Chassefière

Né en 1956 à Montpellier, Éric Chassefière est astrophysicien, spécialiste de l’étude des planètes, et historien des sciences. Il est Directeur de recherche au CNRS, et a
été Professeur chargé de cours à l’École Polytechnique. Il écrit depuis l’enfance, et a publié une cinquantaine de recueils de poésie. Il a obtenu le prix Xavier Grall en
2022. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, chroniqueur régulier pour la revue Diérèse, et membre du comité de la revue en
ligne Francopolis.

Bibliographie

Ses derniers recueils publiés sont, chez Rafael de Surtis : Sentir (2021), La part d’aimer (2022), Palermo (2023), chez Alcyone : L’arbre chante (2021), La part silencieuse (2023), chez Sémaphore : Le jardin d’absence (2022), Faire parler son âme (2023), chez Encres vives : Le partage par la musique (2019), Moments poétiques (2021).

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