Philippe Thireau, Melancholia

Par |2020-02-26T11:08:48+01:00 26 février 2020|Catégories : Philippe Thireau|

Ecrire est une femme, assuré­ment. Une femme comme une meur­trière postée au faîte d’un don­jon enfoui dans la brous­saille du passé. Une femme créa­trice du monde. Écrire est une langue maternelle.

Écrire est un homme, aus­si. Un bruit organ­isé de la pen­sée, un verbe édifi­ca­teur. Un vis­age comme un pôle d’amarrage qui pro­tège de la perdi­tion d’un réel qui échappe, qui s’échappe.

Écrire est l’évasion, une, un, champ de con­science unifié, où ani­ma et ani­mus fusion­nent, où Eros et Thanatos s’effacent devant l’immanence d’une éter­nité retrouvée.

Je regarde le Saint Jean Bap­tiste de Léonard de Vin­ci. Seule la lumière des­sine les con­tours de son corps, laisse émerg­er le tracé d’un vis­age doux et fort, femme et homme, que la tech­nique du Sfu­ma­to employée sou­vent par le Maître rend aérien. D’où vient l’inspiration, l’Art ?

Philippe Thireau, Melancholia, 
Edi­tions Tin­bad, 2020.

Quête éter­nelle du pein­tre. C’est aus­si ce que pose comme ques­tion cette mer­veille tra­vail­lée au glacis, couche après couche. D’où vient l’art ? Est-ce d’une tran­scen­dance, d’une con­nec­tion avec le divin ? On a pu inter­préter cette toile comme vec­trice d’un tel mes­sage, bien que la lumière n’imprègne pas le Saint de manière ver­ti­cale, mais l’éclaire tout sim­ple­ment, sans source iden­ti­fiée, iden­ti­fi­able, elle l’enveloppe comme un man­teau de ciel…

L’hor­i­zon­tal­ité de cette clarté pour­rait per­me­t­tre de voir dans le Saint Jean Bap­tiste de Léonard de Vin­ci la représen­ta­tion sym­bol­ique d’un nou­v­el être, un Adam et Eve, unifi­ant les polar­ités féminines et mas­cu­line. A ceci près que les lignes direc­tri­ces  inscrivent la ver­ti­cal­ité comme struc­ture de la toile. Il reçoit, il est abreuvé de cette lumière cos­mique, comme si Léonard de Vin­ci nous dis­ait que l’Art est uni­fi­ca­tion de toute tran­scen­dance et de l’immanence de notre exis­tence. Plus sûre­ment, il est per­mis de percevoir ici une fusion cos­mique tout comme le féminin et le mas­culin se trou­vent épousés dans ce Saint Jean Bap­tiste, celle qui serait la tran­scrip­tion d’une inspi­ra­tion qui puise sa matière dans le réel pour en tran­scrire l’essence divine dans l’Art.  La lumière est ici et lui l’homme en sa femme aus­si est relié à toutes les polar­ités du pro­fane et du sacré.

Léonard de Vin­ci, Saint Jean-Bap­tiste, avant 
restau­ra­tion. Pho­to : © Musée du Lou­vre, dist. 
RMN — Grand Palais / Angèle Dequier.

Tel est écrire. Et encore plus “l’Écrire” de Philippe Thireau, qui a réus­si à laiss­er affleur­er son ani­ma et son ani­mus, à exprimer sa glob­al­ité d’être et à con­fi­er ceci, cette com­plé­tude, à l’écriture qui est le lieu d’un jeu. Une Aire de jeu. L’espace scrip­tur­al devient le théâtre de toutes les méta­mor­phoses, trans­for­ma­tions, fan­taisies. Est-ce résur­gence du monde de l’enfance ? Pas seule­ment, le poète est posté sur un seuil qui sur­plombe tous ses âges, tous ses vis­ages, tous les lan­gages. Jeu du je pour dire ce qui de l’enfance a per­duré en l’homme, pour aider à énon­cer le dur labeur du temps à inté­gr­er ce qui dis­tord le dis­cours. Aire de je, com­ment échap­per au jeu/je de mots, qui s’impose ici. Oser dire, énon­cer, en poète, ce “grand oiseau pla­neur qui régur­gite l’histoire”, ce que rien ne racon­te, ce que nul ne révèle, com­ment s’emparer de l’anecdotique pour le façon­ner, comme le vis­age du jeune mod­èle devient Saint-Jean Bap­tiste, auquel ce passeur, ce mage, cet obser­va­teur, l’Artiste, con­fère les traits arché­ty­paux de toute fig­ure biblique en l’homme/femme qui alors devient la trans­fig­u­ra­tion de la création ?

Melan­cho­lia “narre la fin d’une his­toire (sans je)” nous dit la qua­trième de cou­ver­ture… Sans je, sans jeu, entre par­en­thès­es, soit dit en pas­sant, comme si l’auteur voulait nous dire “je n’y suis pour per­son­ne, ou bien pour tout le monde puisque je/jeu joue”… Est-ce à dire que la réc­on­cil­i­a­tion des instances de l’être passe par la créa­tion, l’appropriation, sans le  je du jeu puis avec, puisque dis­simulé dans le jeu le je se mon­tre, affleure dans les choix lex­i­caux, syn­tax­iques, dans le jeu du je avec l’e­space scriptural…

Si l’on con­sid­ère le jeu comme par­a­digme du tra­vail psy­chanal­i­tique (à cet égard la pen­sée de D. W. Win­ni­cott est sim­ple et effi­ciente) Melan­cho­lia plus que tout autre œuvre de l’auteur est LA matrice sym­bol­isante qui les reprend toutes. Univers onirique, par­fois pure­ment autotélique, ou bien cadre référen­tiel, le tra­vail lex­i­cal appel nom­bre de verbe d’action, de mou­ve­ment, ou bien se veut descrip­tif mais à peine, lais­sant le champ libre à l’imaginaire de dessin­er les con­tours d’un univers onirique unique. Uni­fi­ca­tion des polar­ités du féminin et du mas­culin, ou évic­tion de ces instances édi­fi­ca­tri­ces d’identité, le pronom per­son­nel de pre­mière per­son­ne n’apparait pas. Pas de «  je » dans ce jeu, dans ce récit/poème hors-jeu/­je, ou dedans, qui mêle le féminin et le mas­culin, les con­fond, les rem­place, les gomme… et reprend le dire de l’enfant, aus­si, petit garçon atten­du fille par la mère confondue/confondu, et nié… Pas de majus­cules donc, non plus, dans ce jeu de piste qui dévoile peu à peu les règles du je…

 

“ →restais sans voix admi­ra­tive de ton dos d’athlète cela n’est pas facile de chercher l’innoncence dans la femme (tu ne voy­ais qu’un sexe tu le tripotais avec tes doigts sales) de la recon­naître (l’innoncence) de l’aimer (l’innoncence) sans ALARAME pour­tant pour­tant tu aurais dû décou­vrir la fil­lette vivante (ma part irré­ductible) sous l’enveloppe FEMME lui car­ress­er la joue d’un sourire effleur­er ses paupières l’éveiller our­rique bourricot→T’AIME (me sou­viens hier les enfants riaient) REPRENDS LE COURS IRRESISTIBLE DE MA CHUTE”…

 

La syn­taxe est par­ti­c­ulière­ment remar­quable, dans la mesure où quit­tant toute inscrip­tion pro­to­co­laire, elle pro­pose à l’ordre des mots de nou­velles démesures…

 

une fusil­lade fusil­la les yeux. paysages enfuis. toi par­tie où par­tie enfuie toi où.

 

C’est à nou­veau l’enfant qu’on entend ici, dans ce par­ler bien spé­ci­fique. Le jeu avec les mots devient révéla­teur du je avec les mots, par et à tra­vers le lan­gage. Ce tra­vail sur la syn­taxe, est soutenu par une typogra­phie qui devient un champ séman­tique décu­plé par les nom­breuses audaces qui ponctuent le récit/poème. Cette struc­ture syn­tax­ique hachée et cham­boulée qui laisse entrevoir un ver­biage infan­tile me rap­pelle ce que dit Freud dans L’interprétation des rêves : il établit un lien entre les for­ma­tions de mots dans le rêve et les mots que les enfants peu­vent utilis­er comme des objets de jeu (de je…). Dans le jeu avec les mots il est pos­si­ble de percevoir un préal­able indis­pens­able au mot d’esprit qui trou­ve ses fonde­ments dans un mou­ve­ment régres­sif vers le jeu infan­tile et dans une plongée dans l’inconscient. Ancré dans la matéri­al­ité grâce à l’étayage sur des objets matériels du monde réel, la créa­tion de réc­its imag­i­naires  se dégage de la matéri­al­ité tout en restant enrac­inée dans les formes pre­mières du jeu. Tout auteur éprou­ve le besoin de retrou­ver cet étayage pro­pre au jeu de l’enfant dans la réal­ité. Le jeu théâ­tral est l’une des modal­ités d’expressions par­mi d’autres, mais la plus man­i­feste. Le créa­teur pro­pose au spec­ta­teur des per­son­nages aux­quels ce dernier peut s’identifier dans leurs actes et leurs affects, sans dan­ger pour son pro­pre psy­chisme puisque restant dans la sphère de l’illusion. Cet investisse­ment objec­tal et nar­cis­sique reste donc sans dan­ger pour le psychisme.

L’émet­teur de Melan­cho­lia est avalé par l’a­por­ie de pronoms per­son­nels de pre­mière per­son­ne, mis entre par­en­thès­es dès le para­texte. Mais cette dis­pari­tion est révéla­trice de toutes les poten­tial­ités de ses pos­si­bles, homme et femme, enfant et adulte, mod­èle et œuvre, grâce à la trans­fig­u­ra­tion offerte par le tra­vail mirac­uleux de l’Art. Cette trans­fig­u­ra­tion, qui débute par un jeu, laisse entrevoir le “je” déployé dans toutes la puis­sance des tem­po­ral­ités, trans­fig­uré par cette réc­on­cil­i­a­tion des con­traires, la dis­pari­tion des dual­ités,  tout comme le mod­èle devient le vis­age de l’hu­man­ité et son reflet divin. 

Philippe Thireau invite le récep­teur de son poème à partager son jeu, son je, à entr­er dans la pen­sée mag­ique du monde de l’en­fance, où tout devient pos­si­ble. Ce jeu avec je qui n’existe pas avec comme parte­naire le des­ti­nataire, pluriel, indéter­miné avec qui l’auteur partage ces mul­ti­ples instances révéla­tri­ces du ter­ri­toire non pas de un, mais de tous, car le poète tran­scende tous ses âges, tous ses vis­ages, et ceux des per­son­nages réels/imaginaires qui peu­plent ses textes/poèmes. C’est ici que tout s’accomplit, que le mod­èle révèle les traits de Saint-Jean Bap­tiste, car ils sont aus­si les siens, et que la fic­tion ouvre les par­a­digmes d’une lec­ture her­méneu­tique du tracé de nos vie. En cela, la Lit­téra­ture sup­porte chaque point-vir­gule de cette œuvre, chaque let­tre, chaque blanc de marge, chaque souf­fle qui en un instant ouvre la voie/voix d’une uni­fi­ca­tion sal­va­trice. L’œu­vre devient l’e­space d’une réc­on­cil­i­a­tion qui porte la trans­fig­u­ra­tion de chaque instant vers l’essence même de ce qui fait que nous sommes cette chair con­fon­due d’une human­ité resti­tuée dans le vis­age du saint, dans les lignes de Melancholia.

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulière­ment pub­lié (essais, réc­its, poésie, théâtre… ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te mas­sacr­erai mon coeur, PhB édi­tions, 2019
Le bruit som­bre de l’eau, Z4 édi­tions, La diag­o­nale de l’écrivain, 2018
Ben­jamin Con­stant et Isabelle de Char­rière
, Hôtel de Chine et dépen­dances, Cabédi­ta, 2015
Le Voyageur dis­tant ou Bon­jour Stend­hal, adieu Beyle, Jacques André édi­teur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 édi­tions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 édi­tions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (pho­togra­phies Flo­rence Daudé), Z4 édi­tions, 2017
Je te mas­sacr­erai mon coeur, PhB édi­tions, 2019
Melan­cho­lia, Tin­bad, 2020

                          REVUES

Cio­ran ver­ti­cal (essai) in Les Cahiers de Tin­bad n° 3 et 4, Tin­bad, 2017
Le cireur de Par­quet in Les Cahiers de Tin­bad n° 6, Tin­bad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Édi­tions Tar­mac, 2èmetrimestre 2018

 

 

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.

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