Philippe Tancelin, Ces mots sans chair

Par |2025-05-21T15:20:41+02:00 21 mai 2025|Catégories : Philippe Tancelin, Poèmes|

Déplacement…déplacement…déplacement… !
L’ex­péri­ence trag­ique de la pre­mière et la sec­onde Guerre mon­di­ales sem­ble bien ne pas avoir fait leçon de sorte que l’on con­tin­ue à ne pas mesur­er la sig­ni­fi­ca­tion pro­fonde et réelle de ce qu’implique humaine­ment le terme « déplace­ment ». Il atténue jusqu’à leur banal­i­sa­tion les actes d’expulsion, d’expatriation, de dépor­ta­tion objec­tive­ment con­traintes et for­cées du peu­ple Gaza­oui, comme nous assis­tons depuis des mois à la nor­mal­i­sa­tion du meurtre de dizaines de mil­liers de civils dont femmes et enfants, sur la terre de leur patrie.

La 4e Con­ven­tion de Genève de 1949, (arti­cle 49), pose les inter­dic­tions qui lim­i­tent tout déplace­ment con­traint. Elle pré­cise que « les trans­ferts for­cés en masse ou encore indi­vidu­els ain­si que les dépor­ta­tions de per­son­nes pro­tégées, hors du ter­ri­toire occupé, dans le ter­ri­toire de la puis­sance occu­pante ou dans celui de tout autre État occupé ou non, sont inter­dits quel qu’en soit le motif… »

Aujourd’hui, glis­sant au plan mon­di­al de la référence au droit, à celle des  rap­ports de forces, la sit­u­a­tion d’oc­cu­pa­tion meur­trière de Gaza et le pro­jet d’expatriation des Gaza­ouis vers l’hy­pothé­tique Égypte ou quelque autre refuge, voudraient appa­raître comme une sim­ple modal­ité de règle­ment de conflit.

Les femmes, les enfants, les hommes de tout un peu­ple ont encore le droit (inter­na­tionale­ment recon­nu) d’ex­iger qu’on entende leur voix, leur cri artic­u­lant claire­ment qu’ils ne sont pas des choses, de vul­gaires objets qu’on déplace, dont on se débar­rasse selon le bon vouloir des acteurs du rem­place­ment, opéré par une occu­pa­tion illé­gale autant que illégitime.

Quel est donc ce monde pré­ten­du­ment libre et qui n’a retenu des dépor­ta­tions géno­cidaires du passé que des con­ven­tions, des principes, qu’il laisse à sa libre trans­gres­sion. De quoi les mots sont-ils faits ? Que véhicule le lan­gage ? De quelle perte souf­fre ce jour le vocab­u­laire des Hommes, sinon du sens de la chair qu’il n’habite plus jusqu’à se pos­er la ques­tion : a‑t-il seule­ment jamais lais­sé la chair l’habiter ?

Plus encore qu’un exil for­cé, le « déplace­ment » mas­sif, con­traint par la force mil­i­taire écras­ante de l’occupant colo­nial,  ren­voie à un  impéri­al­isme et ses dik­tats qui en la cir­con­stance pré­cise, béné­fi­cient du sourd con­sen­sus d’une part crim­inelle de la com­mu­nauté internationale.

Déplacement…déplacement… doit être enten­du dans toute l’ac­cep­tion de ce terme c’est-à-dire, d’ar­rache­ment à la terre, à la patrie, à la mémoire des ancêtres et oblitère toute per­spec­tive d’un retour  des Pales­tiniens à Gaza. (sauf ren­verse­ment des rap­ports de force internationaux).

Qu’ad­vient-il du sujet humain une fois qu’il est arraché à tout ce qui l’a édi­fié comme per­son­ne sin­gulière dans et avec sa com­mu­nauté d’origine ?

Que  devra-t-il souf­frir dans sa chair pour se recon­stru­ire avec ses con­génères, lorsque de sa terre, de sa patrie qui sont cul­turelle­ment son méti­er à tiss­er les rela­tions humaines, il est dépossédé ?

Quel devenir quand les cinq sens de tout Homme sont soudain privés, séparés du jardin qui les a cul­tivés, et que les morts enter­rés dans ce jardin du pays d’origine, sont eux-mêmes effacés par la cru­auté de l’occupant ?

Vieux-nou­veau monde : de quelle amnésie l’en­vahisseur s’est-il frap­pé lui-même, jusqu’à nier en l’autre ce qu’on a jadis nié en lui d’ap­par­te­nance à une human­ité sen­si­ble et son verbe : ce verbe qui de toute his­toire de civil­i­sa­tion, ne saurait être dis­so­cié de la chair qu’il imprègne autant qu’elle l’abrite pour con­stru­ire lan­gage entre les hommes ?

Jour comme nuit
l’histoire met à la gorge du palestinien
un col­lier de ser­rage bigarré
Soir et Matin  la sagesse de l’oiseau chante
à cha­cun cha­cune le pays de sa naissance
jusque par­mi les astres

Quand le colon met entre les yeux de sa victime
l’oc­cu­pa­tion de l’horizon
Lorsqu’il veut que son prochain soit dis­paru de sa vue
Il lui faut faire savoir qu’il ne pour­ra dérober
ni effac­er la mémoire des enfants de la terre
qu’il ne parvien­dra jamais à anéan­tir la clarté de la source
ni à pos­séder la chaleur d’un ray­on de soleil
ni à dis­suad­er un car­ré de ciel bleu
de réchauf­fer tou­jours le pourchassé

Toutes choses sont liées
Les cen­dres en lesquelles l’oc­cu­pant veut réduire la terre
sont celles de toutes et tous mêlés à tra­vers les temps

Sans la mémoire des uns comme des autres
ces cen­dres insé­para­bles ne peu­vent que mourir de solitude 

L’hu­mus char­rie les sou­venirs des Palestiniens
il féconde l’herbe sauvage qui lève entre les pierres
sur la route de décen­nies de non reconnaissance

Puisse un jour le pourchassé
respir­er dans les fleurs du jasmin
l’ivresse d’un matin libéré

Sache un jour l’oiseau
voir dans les yeux de l’ar­bre abattu
l’om­bre de son vol préservé

Entende un jour chacun
crier les mots d’amour qui ne se per­dent pas
goûter le calme du baume
envelop­pant le rêve qui n’a pas fui

Cher­chons le vis­age d’an­tan éclair­er demain
Enten­dons l’ap­pel mon­tant des puits de l’abandon
Regar­dons par des yeux de voyants
Tou­chons par des doigts de chair
Réal­isons que ce qui devrait être dit
sera scellé
que ce qui voudrait être tu
sera proclamé

Toute con­science his­torique détourne la cen­sure du temps
Entre les pages d’énigmes elle pressent la sai­son de printemps
que dresse son verbe  dans la tra­ver­sée de l’infini à la chair
tan­dis que la parole des­sine la porte qui ouvre
sur le site du sens
d’un rad­i­cal surgir

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Doc­teur d’Etat en Philoso­­phie-Esthé­­tique. Il est l’auteur de nom­breux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poé­tique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces hori­zons qui nous précè­dent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poé­tique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poé­tique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l’autre ; 
  • L’ivre tra­ver­sée de clair et d’om­bre, 2011 ;
  • Au pays de l’in­di­vis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En col­lab­o­ra­tion avec G. Clancy ;
  • Frag­­ments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L’été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l’har­mat­tan, 1996 ;
  • L’Esthé­tique de l’om­bre, 1991 ;
  • La ques­tion aux pieds nus ; 
  • En pas­sant par Jénine, 2006 (éd. l”Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherch­es, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entre­tiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.

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