Irène Gayraud, que nous avons publiée par ailleurs sur les pages de Recours au Poème, est entre autres co-traductrice des Chants Orphiques de Dino Campana : il était logique qu’elle publie cette étude sur les métamorphoses de l’orphisme dans l’art européen, aux éditions Garnier.
Cette « somme » érudite est bien loin, malgré l’imposant nombre de pages, d’être un « pavé » indigeste quoique savant et fort utile, mais elle est bien plutôt l’occasion de multiples parcours de découvertes suivant sagement l’ordre chronologique des chapitres (4 parties) ou de façon buissonnière (que j’ai fini par préférer) en picorant au gré des curiosités à partir de la table des matières, utilement fort détaillée, de la riche bibliographie fort bien organisée, ou de la liste des noms cités : en effet, chaque sous-thématique est traitée comme une unité, en monade leibnizienne dont on pourrait tirer à chaque fois la vision fractale et complète de ce qui apparaît comme un cheminement cyclique, de l’orphisme-religion de l’antiquité, jusqu’aux ramifications contemporaines d’un orphisme-poétique apparenté à une forme de quête religieuse dans un monde dénué de sens.
Dans une première partie, Irène Gayraud fait le point sur les sources antiques de l’orphisme, soulignant les liens entre le chantre amoureux et l’Orphée initié, dégageant les parallélismes des structures qui régissent mythe et religion orphique : structures de catabase et d’initiation, mythème de la perte et du démembrement, et rapport essentiel à la mort.

Irène Gayraud – Chants orphiques européens,
Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et
Goll,Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes,
78 » , 790 P.
L’autrice décrit ensuite l’évolution et les métamorphoses du concept jusqu’à la fin du XIXème siècle, en passant par Marcile Ficin et la Renaissance, qui placent l’orphisme au cœur d’une pensée de l’unité et du rapprochement entre les arts. Gluck, l’apparition de l’opéra et de l’aspect vocal du mythe, placent ensuite l’orphisme au cœur de la fondation d’une identité culturelle européenne, justifiant le champ d’étude choisi.
L’orphisme de l’époque romantique à son tour révéle le lien fort tissé entre la poésie orphique et la spiritualité, au cœur d’une vision du monde centrée sur l’idée d’universelle unité et d’analogie, révélée par les correspondances : c’est dans cette atmosphère, à la fin du XIXème siècle, que naît la figure d’Orphée dans la philosophie nietzchéenne, comme chez Max Müller et Mallarmé, témoignant de la perte du sens et de la transcendance à l’époque moderne, parallèlement à la démystification des mythes et à la mise en doute de l’adéquation du langage au monde. C’est là que l’autrice situe le cœur de la crise de la Weltanschauung justifiant un retour prégnant de l’orphisme – signe patent de l’état de perte et du désir de restauration de la part des poètes qui s’en réclament.

Cervelli, Orfeo ed Euridice.
L’analyse des poétiques de Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et Goll permet de voir fleurir les variantes des poésies qui en naissent autour d’un noyau commun : lyrisme de la déploration (moins prégnant chez Valéry) né du sentiment de La Perte, le désir de réenchanter le réel et restaurer à travers la poésie un rapport harmonieux de l’homme et du monde. Mais les chemins divergent et Irène Gayraud sème son livre d’analyses précises et passionnantes : on constate avec elle, chez Apollinaire, l’orphisme constituant aussi un mythe de soi-même ; Rilke développe le sens du Dasein dans un cycle ininterrompu avec le Gestorbensein, en suivant autant Eurydice qu’ Orphée, soulignant l’importance du silence, respiration dans laquelle se déploient l’être, l’écoute et le chant ; Trakl et Campana infléchissent le mythe de refondation du sens et le portent vers le chaos et la destruction que le mythe orphique incarne dans leur œuvre ; Yvan Goll s’intéresse surtout à la place du poète dans la société, et le suicide d’Orphée témoigne du profond pessimisme du poète. Quant à Paul Valéry, dont le mythe orphique traverse toute la vie, à travers les figures d’Orphée/Amphion, il incarne l’idée d’une poésie composée et parfaitement construite comme musique et architecture. A la différence de tous les autres poètes du corpus étudié, jamais chez Valéry le sens ne tente de s’élever, de transcender le poème : il tient tout entier, scrupuleusement, dans l’effet vibratoire produit par sa construction…
Un volet est consacré à l’orphisme musical et pictural, avant une 4ème partie interrogeant la reconstruction d’un rapport mythique au monde dans la modernité, où la visée des auteurs n’est plus seulement mystique, mais désir d’instaurer une poétique du dicible. L’autrice évoque en conclusion les versions extérieures à son corpus d’étude, toutes réécritures qui « témoignent d’un foisonnement qui fait véritablement éclater le sens du mythe, et le déploient vers des voies inexplorées jusque-là, tout en signalant un besoin généralisé de ce mythe qui dépasse la poésie » (p. 740) : de Jouve et Pierre Emmanuel, encore proches des poètes du corpus, à l’Orphée désabusé de Pavese, ou aux imprécations d’Orphée de Mathieu Bénezet, témoignant du « double aspect mouvant et insaisissable du mythe et de la poésie (…) feuilletés de sens inépuisables » qu’Irène Gayraud déploie pour nous guider sans nous enfermer dans une analyse réductrice de sens et d’ouverture.

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