La dédi­cace en forme d’épitaphe (« Pour Clara Pop-Dudouit (1994–2015) »), sous l’austère cou­ver­ture, sem­ble ériger un clas­sique tombeau poé­tique — mémoriel mon­u­ment de mots dont on ne sait si la « déroute » du titre con­cerne la poète affligée, ou la pré­coce inter­rup­tion de la jeune vie qui est pleurée. 

Toute­fois, dès les pre­mières lignes, ce recueil n’a plus rien de la forme atten­due – rien de plain­tif ni de lyrique, dans cette noire élégie où tout le corps même de la poète, se dresse « tombe blanche / ovale dans [son] corps » — comme une mater­nité inver­sée. Et le « coup de poing dans le plexus » évo­qué par l’auteure frappe aus­si son lecteur, hap­pé, con­traint à se pencher avec elle, sur l’infini puits de douleur d’où elle arrache les mots comme des morceaux d’elle-même. Lire est une grande douleur partagée pour qui, emporté au fil des effrayantes méta­mor­phoses de ce corps écrit, douloureux et sur­vivant, dans un réc­it dur, pré­cis et sans pathos, décou­vre que cette lamen­ta­tion ne sera pas du tout un livre-stèle, l’eu­lo­gie d’un chant funèbre, mais la voix, érail­lée de douleur, de celle qui tente de se restruc­tur­er, par le labeur de poésie, avec son cray­on qui laboure la page, con­tre la douleur qui ronge celle qui écrit «Je suis celle qui s’ex­trait / de MON jour / de SA nuit».

Ce qu’on lit, c’est la rela­tion scrupuleuse d’une sai­son en enfer, à laque­lle on par­ticipe tant la descrip­tion est puis­sante, une lutte con­tre la pos­ses­sion vam­pirique de la vivante par la morte : «la fille revient / s’empare de moi (…) je mets la fille dis­parue / dans mon échine ». Ce chem­ine­ment tracé sur la page vers la libéra­tion des deux entités con­juguées des­sine une sorte de Livre des mo®ts : le livre de la morte/vivante encore dans le corps de la mère – la recherche au fil des mots de la prière qui va l’aider à sor­tir enfin du monde – comme dans le Bar­do Thö­dol, le Livre des morts tibé­tain, décrivant le chemin ultra-ter­restre  par­cou­ru par le mort en route vers sa libéra­tion, à tra­vers des épreuves comme autant d’é­tapes de couleurs, aidé de la parole de ses proches. Le poème est une « navette » (p.47), « out­il à pass­er le fil / dans le méti­er à tiss­er », ce linceul des fils de deux vies croisées à dis­soci­er désor­mais — mais com­ment, lecteur effrayé, oubli­er que ce mot désigne aus­si la bar­que, le bac, per­me­t­tant l’ul­time tra­ver­sée, à tra­vers les poèmes qui l’emportent ?

Des images archaïques vous assail­lent dans toute leur bru­tal­ité. C’est donc ain­si que l’on pleure – vrai­ment — dans sa chair, dans ses os. Sans fior­i­t­ure. Sans joliesse. La douleur est ogresse — comme la morte et son sou­venir : « Ogresse, elle / moi aus­si ogresse / Qui mangera qui ?»

Enfer­mée, dou­ble et soli­taire, dans ce corps « découpé/dépecé », qui ne lui appar­tient plus, la poète « tâtonne », dénoue les « cordelettes blanch­es », devient larve, insecte, dis­paraît, tente l’en­vol vers plus de blanc, de bleu… tou­jours attachée à la fille qui n’est pas sou­venir, mais chair de sa chair « faisandée vivante », plan­tée en elle et qu’il faut aider à partir… 

Je colle à mes tripes

Je colle à mes mots

Je colle à la mort. 

(…)

Ma mort est celle de la jeune fille.

En vol, on ne voit 

que l’air sous nos ailes …

Le texte se lit comme une longue par­en­thèse hal­lu­cinée, dans laque­lle se ren­versent toutes les évi­dences, où s’in­versent aus­si les fonc­tions des choses du réel : les murs attaque­nt, l’air est solide, le corps devient pierre, et « toutes les dalles / de l’al­lée et des parter­res rec­tan­gu­laires / ne sont plus celles de mon jardin / mais celles d’une tombe (…) » dans le mag­nifique paysage inver­sé des pp 49 et 50.

Lorsque Voï­ca écrit les vers com­mençant par « Retable », on pense inévitable­ment aux pein­tures baro­ques, à L’En­ter­re­ment du Comte d’Orgaz, à l’hor­reur sous nos yeux de ce pas­sage qu’il faut affron­ter, cha­cun seul, inven­tant ses pro­pres solu­tions pour sur­vivre, afin de ne plus porter enfin qu’un sou­venir poreux… Et la poète qui tente de réin­ve­stir ses mots évidés/son corps/sa vie, en creu­sant une tombe avec ses poèmes, nous entraîne aus­si dans une sorte de transe chamanique, où dev­enue « géante aux godil­lots », elle observe « le monde, en bas », le vide aus­si, comme le vis­age absent de la fille, devenus « gués vers un univers plus blanc / mal­gré le pul­lule­ment de toutes les couleurs ».

Puis la douleur se résorbe avec le sou­venir – et San­da Voï­ca puise au plus pro­fond des mythes uni­versels pour nous nar­rer l’in­vo­lu­tion de la mort, les échanges entre exis­tants et revenants évo­qués à pro­pos des toiles de Cha­gall, le tis­su désor­mais plus lâche, comme une nasse, qui va la libér­er assez pour déclar­er, comme ressus­citée par­mi les mots : «   Me voilà » …

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Marilyne Bertoncini

Biogra­phie Enseignante, poète et tra­duc­trice (français, ital­ien), codi­rec­trice de la revue numérique Recours au Poème, à laque­lle elle par­ticipe depuis 2012, mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Phoenix, col­lab­o­ra­trice des revues Poésie/Première et la revue ital­i­enne Le Ortiche, où elle tient une rubrique, “Musarder“, con­sacrée aux femmes invis­i­bil­isées de la lit­téra­ture, elle, ani­me à Nice des ren­con­tres lit­téraires men­su­elles con­sacrées à la poésie, Les Jeud­is des mots dont elle tient le site jeudidesmots.com. Tit­u­laire d’un doc­tor­at sur l’oeu­vre de Jean Giono, autrice d’une thèse, La Ruse d’I­sis, de la Femme dans l’oeu­vre de Jean Giono, a été mem­bre du comité de rédac­tion de la revue lit­téraire RSH “Revue des Sci­ences Humaines”, Uni­ver­sité de Lille III, et pub­lié de nom­breux essais et arti­cles dans divers­es revues uni­ver­si­taires et lit­téraires français­es et inter­na­tionales : Amer­i­can Book Review, (New-York), Lit­téra­tures (Uni­ver­sité de Toulouse), Bul­letin Jean Giono, Recherch­es, Cahiers Péd­a­gogiques… mais aus­si Europe, Arpa, La Cause Lit­téraire… Un temps vice-prési­dente de l’association I Fioret­ti, chargée de la pro­mo­tion des man­i­fes­ta­tions cul­turelles de la Rési­dence d’écrivains du Monastère de Saorge, (Alpes-Mar­itimes), a mon­té des spec­ta­cles poé­tiques avec la classe de jazz du con­ser­va­toire et la mairie de Men­ton dans le cadre du Print­emps des Poètes, invité dans ses class­es de nom­breux auteurs et édi­teurs (Bar­ry Wal­len­stein, Michael Glück…), organ­isé des ate­liers de cal­ligra­phie et d’écriture (travaux pub­liés dans Poet­ry in Per­for­mance NYC Uni­ver­si­ty) , Ses poèmes (dont cer­tains ont été traduits et pub­liés dans une dizaine de langues) en recueils ou dans des antholo­gies se trou­vent aus­si en ligne et dans divers­es revues, et elle a elle-même traduit et présen­té des auteurs du monde entier. Par­al­lèle­ment à l’écri­t­ure, elle s’in­téresse à la pho­togra­phie, et col­la­bore avec des artistes, plas­ti­ciens et musi­ciens. Site : Minotaur/A, http://minotaura.unblog.fr * pub­li­ca­tions récentes : Son Corps d’om­bre, avec des col­lages de Ghis­laine Lejard, éd. Zin­zo­line, mai 2021 La Noyée d’On­a­gawa, éd. Jacques André, févri­er 2020 (1er prix Quai en poésie, 2021) Sable, pho­tos et gravures de Wan­da Mihuleac, éd. Bilingue français-alle­mand par Eva-Maria Berg, éd. Tran­signum, mars 2019 (NISIP, édi­tion bilingue français-roumain, tra­duc­tion de Sonia Elvire­anu, éd. Ars Lon­ga, 2019) Memo­ria viva delle pieghe, ed. bilingue, trad. de l’autrice, ed. PVST. Mars 2019 (pre­mio A.S.A.S 2021 — asso­ci­azione sicil­iana arte e scien­za) Mémoire vive des replis, texte et pho­tos de l’auteure, éd. Pourquoi viens-tu si tard – novem­bre 2018 L’Anneau de Chill­i­da, Ate­lier du Grand Tétras, mars 2018 (man­u­scrit lau­réat du Prix Lit­téraire Naji Naa­man 2017) Le Silence tinte comme l’angélus d’un vil­lage englouti, éd. Imprévues, mars 2017 La Dernière Oeu­vre de Phidias, suivi de L’In­ven­tion de l’ab­sence, Jacques André édi­teur, mars 2017. Aeonde, éd. La Porte, mars 2017 La dernière œuvre de Phidias – 453ème Encres vives, avril 2016 Labyrinthe des Nuits, suite poé­tique – Recours au Poème édi­teurs, mars 2015 Ouvrages col­lec­tifs — Antolo­gia Par­ma, Omag­gio in ver­si, Bertoni ed. 2021 — Mains, avec Chris­tine Durif-Bruck­ert, Daniel Rég­nier-Roux et les pho­tos de Pas­cal Durif, éd. du Petit Véhicule, juin 2021 — “Re-Cer­vo”, in Trans­es, ouvrage col­lec­tif sous la direc­tion de Chris­tine Durif-Bruck­ert, éd. Clas­siques Gar­nier, 2021 -Je dis désirS, textes rassem­blés par Mar­i­lyne Bertonci­ni et Franck Berthoux, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? Mars 2021 — Voix de femmes, éd. Pli­may, 2020 — Le Courage des vivants, antholo­gie, Jacques André édi­teur, mars 2020 — Sidér­er le silence, antholo­gie sur l’exil – édi­tions Hen­ry, 5 novem­bre 2018 — L’Esprit des arbres, édi­tions « Pourquoi viens-tu si tard » — à paraître, novem­bre 2018 — L’eau entre nos doigts, Antholo­gie sur l’eau, édi­tions Hen­ry, mai 2018 — Trans-Tzara-Dada – L’Homme Approx­i­matif , 2016 — Antholo­gie du haiku en France, sous la direc­tion de Jean Antoni­ni, édi­tions Aleas, Lyon, 2003 Tra­duc­tions de recueils de poésie — Aujour­d’hui j’embrasse un arbre, de Gio­van­na Iorio, éd. Imprévues, juil­let 2021 — Soleil hési­tant, de Gili Haimovich, éd. Jacques André , avril 2021 — Un Instant d’é­ter­nité, Nel­lo Spazio d’un istante, Anne-Marie Zuc­chel­li (tra­duc­tion en ital­ien) éd ; PVST, octo­bre 2020 — Labir­in­to delle Not­ti (ined­i­to — nom­iné au Con­cor­so Nazionale Luciano Ser­ra, Ital­ie, sep­tem­bre 2019) — Tony’s blues, de Bar­ry Wal­len­stein, avec des gravures d’Hélène Baut­tista, éd. Pourquoi viens-tu si tard ?, mars 2020 — Instan­ta­nés, d‘Eva-Maria Berg, traduit avec l’auteure, édi­tions Imprévues, 2018 — Ennu­age-moi, a bilin­gual col­lec­tion , de Car­ol Jenk­ins, tra­duc­tion Mar­i­lyne Bertonci­ni, Riv­er road Poet­ry Series, 2016 — Ear­ly in the Morn­ing, Tôt le matin, de Peter Boyle, Mar­i­lyne Bertonci­ni & alii. Recours au Poème édi­tions, 2015 — Livre des sept vies, Ming Di, Recours au Poème édi­tions, 2015 — His­toire de Famille, Ming Di, édi­tions Tran­signum, avec des illus­tra­tions de Wan­da Mihuleac, juin 2015 — Rain­bow Snake, Ser­pent Arc-en-ciel, de Mar­tin Har­ri­son Recours au Poème édi­tions, 2015 — Secan­je Svile, Mémoire de Soie, de Tan­ja Kragu­je­vic, édi­tion trilingue, Beograd 2015 — Tony’s Blues de Bar­ry Wal­len­stein, Recours au Poème édi­tions, 2014 Livres d’artistes (extraits) La Petite Rose de rien, avec les pein­tures d’Isol­de Wavrin, « Bande d’artiste », Ger­main Roesch ed. Aeonde, livre unique de Mari­no Ros­set­ti, 2018 Æncre de Chine, in col­lec­tion Livres Ardois­es de Wan­da Mihuleac, 2016 Pen­sées d’Eury­dice, avec les dessins de Pierre Rosin : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-pierre-rosin/ Île, livre pau­vre avec un col­lage de Ghis­laine Lejard (2016) Pae­sine, poème , sur un col­lage de Ghis­laine Lejard (2016) Villes en chantier, Livre unique par Anne Poupard (2015) A Fleur d’é­tang, livre-objet avec Brigitte Marcer­ou (2015) Genèse du lan­gage, livre unique, avec Brigitte Marcer­ou (2015) Dae­mon Fail­ure deliv­ery, Livre d’artiste, avec les burins de Dominique Crog­nier, artiste graveuse d’Amiens – 2013. Col­lab­o­ra­tions artis­tiques visuelles ou sonores (extraits) — Damna­tion Memo­ri­ae, la Damna­tion de l’ou­bli, lec­ture-per­for­mance mise en musique par Damien Char­ron, présen­tée pour la pre­mière fois le 6 mars 2020 avec le sax­o­phon­iste David di Bet­ta, à l’am­bas­sade de Roumanie, à Paris. — Sable, per­for­mance, avec Wan­da Mihuleac, 2019 Galerie Racine, Paris et galerie Depar­dieu, Nice. — L’En­vers de la Riv­iera mis en musique par le com­pos­i­teur Man­soor Mani Hos­sei­ni, pour FESTRAD, fes­ti­val Fran­co-anglais de poésie juin 2016 : « The Far Side of the Riv­er » — Per­for­mance chan­tée et dan­sée Sodade au print­emps des poètes Vil­la 111 à Ivry : sur un poème de Mar­i­lyne Bertonci­ni, « L’homme approx­i­matif », décor voile peint et dess­iné, 6 x3 m par Emi­ly Wal­ck­er : L’Envers de la Riv­iera mis en image par la vidéaste Clé­mence Pogu – Festrad juin 2016 sous le titre « Proche Ban­lieue» Là où trem­blent encore des ombres d’un vert ten­dre – Toile sonore de Sophie Bras­sard : http://www.toilesonore.com/#!marilyne-bertoncini/uknyf La Rouille du temps, poèmes et tableaux tex­tiles de Bérénice Mollet(2015) – en par­tie pub­liés sur la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-berenice-mollet/ Pré­faces Appel du large par Rome Deguer­gue, chez Alcy­one – 2016 Erra­tiques, d’ Angèle Casano­va, éd. Pourquoi viens-tu si tard, sep­tem­bre 2018 L’esprit des arbres, antholo­gie, éd. Pourquoi viens-tu si tard, novem­bre 2018 Chant de plein ciel, antholo­gie de poésie québé­coise, PVST et Recours au Poème, 2019 Une brèche dans l’eau, d’E­va-Maria Berg, éd. PVST, 2020 Soleil hési­tant, de Gili Haimovich, ed Jacques André, 2021 Un Souf­fle de vie, de Clau­dine Ross, ed. Pro­lé­gomènes, 2021