LES VIES MULTIPLES DE JAN OWEN
La biographie de Jan Owen, poète australienne, évoque ses activités d’étudiante en art et de bibliothécaire, son entrée tardive en littérature, après l’éducation de ses enfants, les publications, les prix, les voyages et les résidences, en Europe et à travers le monde … Elle ne dit rien des véritables vies de l’écrivain, qui affleurent dans sa poésie et lui donnent le timbre particulier d’une expérience unique dont la sélection ici présentée ne témoigne qu’imparfaitement, tant est vaste le champ des intérêts qui promène le lecteur au long de l’histoire, à travers le temps et l’espace, de l’infiniment petit à l’univers, de la pensée des choses les plus infimes, jusqu’à la mémoire atavique, et le long de souvenirs si intimes qu’ils atteignent à l’universel.
Refeuilletant les poèmes que j’ai traduits, il me semble que c’est par la peinture que tout commence ; Jan Owen nous parle de l’intérieur – ou plutôt, nous attire à l’intérieur – de natures mortes aux citrons ou aux goyaves, nous touche du “zeste de couleur” qui forme les citrons-tétons d’or de “Jeune Femme cueillant des citrons” ou nous jette parmi les dégradés de bleu où baignent les fruits de “L’Arrivée”. C’est du dessin jadis suivi d’un doigt enfantin sur l’emballage du boucher que jaillit le carton annonçant le quartier chaud où pénètre la narratrice adulte de “Tilley Endurables”. C’est un portrait de Titien qui fonde le premier amour de l’écolière en cours de physique (dans un poème homonyme), et c’est Rubens ou Leonard de Vinci que contemple le désir dans “Professeur de Natation”…
Tout comme dans la poésie de Baudelaire – récemment traduite par l’auteur dans une version respectant les contraintes formelles des rimes – les impressions picturales sont source de synesthésie : échos et vibrations, épanchements et confusions … De même que “les parfums, les couleurs et les sons se répondent” dans les “Correspondances” de Baudelaire, le rayonnement jaune des citrons, dans une scène aux couleurs de Vermeer ou Chardin, évoque “l’âcre et subtile odeur de (la) perte” à laquelle répond le grisant parfum d’une peau d’enfant ; la contemplation de la “Mona Lisa au cinquième couloir” s’accompagne du vacarme de la piscine, rebondissant sur l’eau et les murs ; un poème intitulé “Les Coings” (“Quince”)s’ouvre sur l’affirmation que “Le paradis était dans le parfum de l’arbre” ; et c’est au coeur d’un voyage en Hollande que les peupliers déclarent : “Rien n’est sûr hormis le changement” (Mitzi & Co)… Ce tremblement du monde est soutenu par la musicalité très particulière de cette poésie dont la voix semble voilée, comme un souvenir rappelé dans un rêve éveillé : rythme et rupture, assonances et sonorité des monosyllabes, réverbérations ondulantes, comme les pensées des admirateurs de la maître-nageuse qui “clapotent tout autour comme l’eau”.
L’expérience à laquelle nous convie Jan Owen dans ces tableaux-poèmes ne se limite pas à cet aspect sensuel et sensoriel : chaque voyage/incarnation est l’occasion également d’une troublante plongée métaphysique dans “ça” qui pense en nous, comme en l’univers tout entier. Il ne s’agit pas seulement d’un élargissement plus conscient des sens, ou d’une invitation au changement de point de vue, mais bien d’une incarnation , d’un devenir Autre, d’une expérimentation de l’Autre qui est en nous, et dont un poème nous décrit les ébauches d’ailes pointant dans notre dos. Le lecteur est invité à absorber, à travers les mots, la pensée primitive du dinosaure ; la vie différente et semblable de Barbarella se superpose l’instant d’un sourire complice avec celle de la voyageuse en chapeau imperméable ; de méditatives goyaves peintes nous proposent de considérer, serrée parmi elles dans un bol bleu, l’Evolution qui les a menées de la “gelée primordiale” à leur statut de choses peintes et finalement “parfaites“…
L’importance des mots, leur poids de réel, le leurre qu’ils provoquent aussi , sont évoqués dans plusieurs poèmes que je n’ai pas retenus, faute de place. Ainsi, dans “Etiquetage”, commencé avec ” une souris derrière l’horloge“, comme une comptine enfantine, “un concombre moisi sous le bureau, une chauve-souris desséchée, un fossile, un étron”, un collectionneur colle de vaines étiquettes sur les éléments de cette collection, dans une furie taxonomique qui finit en tags de révolte sur le toit des édifices publics ; dans “The Given”, ce sont les mots eux-mêmes qui agissent comme des enfants : “Cinq verbes en culottes courtes / frappent à grands coups la pignata orange/(…)Deux noms en armure à frou-frou s’égosillent pour participer.”
En effet, le monde de Jan Owen ne cesse d’être le monde du langage. C’est par l’action de ce dernier que se déplacent poète et lecteur. Non que le langage agisse seul : il meut autant qu’il est mû, à l’image de ces ailes que se fabriquent les enfants dans le poème “Wings”, “avec deux parapluies depuis le poulailler,/ dans le manteau de maman du haut de la treille (…)” – Il y faut de l’ingéniosité, une certaine hardiesse, et la confiance en ce moyen de transport que propose le poète et qui transforme autant qu’il déplace, le long du temps ou dans l’espace. Tout est dans tout, dans cet univers poétique, tout se transforme : les “globes couleur rubis” des coings devenant gelée (“Quince”)… pour finir prosaïquement en pudding à la graisse en sont un exemple, autant que les goyaves peintes, ou encore ce jeu dans “The Given” permettant aux joueurs de saisir un instant “nos regards sur nous-mêmes / dans un parc de banlieue desséché / du passé de demain.”
Il n’y a pas d’au-delà au monde de Jan Owen : tout est Déjà Là, dans les mots et les images venues du passé – aucune transcendance, mais un matérialisme amusé, qui vise – qui sait ? – à “Modifier l’obscurité” ainsi que le propose le programme des lucioles convoquées dans ce poème, “avec le plus simple des arguments, / Je luis, donc je suis”… Le ton humoristique de ces considérations n’ôte rien à leur force, au contraire, mais en renforce l’aspect paradoxal, extraordinaire : c’est une expérience originale, et totale, de vies multiples que nous propose l’auteur, dans de petits “concentrés” poétiques naissant d’un souvenir, un objet dérisoire, une rencontre… sur lesquels elle pose ce regard franc, tendre et moqueur, que révèle sa photo. C’est sa vie qui sert de tremplin à notre imaginaire pour atteindre les dimensions d’un univers aux couleurs des citrons, “tétons d’or” tombés dans l’herbe, rayonnants soleils pâles comme autant d’étoiles. A l’image de cette jeune femme dont le ventre renflé sous le tablier porte un “nouveau monde dont elle n’est que frontière maintenant“, Jan Owen dilate l’instant avec ses mots et, pourvu qu’on accepte le voyage, nous transporte, vivantes métaphores, au-delà des frontières de notre corps et de notre pensée.
Marilyne Bertoncini

- Luca Pizzolitto – Lo Sguardo delle cose / L’Apparence des choses - 5 janvier 2021
- Vinaigrette, revue moléculaire de photo/poésie - 5 janvier 2021
- Claude-Henri Rocquet aux éditions Eoliennes - 5 janvier 2021
- Feuilleton Bernard Noël sur Poezibao - 21 décembre 2020
- Revue L’Hôte, esthétique et littérature, n. 9, « De la nuit » - 21 décembre 2020
- Les Haïkus de L’Ours dansant - 21 décembre 2020
- Poésie mag - 7 décembre 2020
- Poesiarevelada - 7 décembre 2020
- Yin Xiaoyuan : Les Mystères d’Elche - 30 août 2020
- Patmos au temps du Covid 19 - 6 mai 2020
- Femmes artistes et écrivaines, dans l’ombre des grands hommes - 6 mars 2020
- Redécouvrir Marie Noël : autour de deux livres chez Desclée de Brouwers - 6 mars 2020
- Conceição Evaristo, poète afro-brésilienne - 6 mars 2020
- Giovanna Iorio et la magie des voix - 6 mars 2020
- Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales - 5 janvier 2020
- Contre-allées, n. 39-40 - 6 novembre 2019
- Angelo Tonelli – extraits de Fragments du poème perpétuel / Frammenti del perpetuo poema - 6 novembre 2019
- Eurydice & Orphée : la parole étouffée - 6 septembre 2019
- Irène Gayraud, Chants orphiques européens, Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et Goll - 6 septembre 2019
- Guy Allix & Michel Baglin, Je suis… Georges Brassens, Les Copains d’abord - 6 septembre 2019
- L’Orphisme et l’apparition d’Eurydice - 6 septembre 2019
- Barry Wallenstein : Tony’s Blues (extrait) - 6 juillet 2019
- Ryôichi Wagô : Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima - 6 juillet 2019
- Siècle 21, Littérature & société, Écrivains contemporains de New-York - 6 juillet 2019
- Traduire Lake Writing de Judith Rodriguez - 6 juillet 2019
- Ping-Pong : Visages de l’Australie, Carole JENKINS, entretien - 6 juillet 2019
- Du côté des traductions : Acep Zamzam NOOR, Federico Garcia LORCA - 6 juillet 2019
- La Part féminine des arbres (extraits) - 7 juin 2019
- Daniel Van de Velde : portrait en creux de l’artiste - 4 juin 2019
- Ivano Mugnaini, extraits de La Creta indocile - 4 juin 2019
- Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire - 4 mai 2019
- Alma Saporito : Poèmes du Juke-box, extraits - 4 mai 2019
- Derviche tourneur, revue pauvre et artistique - 4 mai 2019
- Enesa Mahmic, poète bosniaque - 4 mai 2019
- Sara Sand /Stina Aronson, poète et féministe suédoise - 31 mars 2019
- Artaud, poète martyr au soleil noir pulvérisé - 3 mars 2019
- Le Retour de Mot à Maux - 3 mars 2019
- Beatritz : le Dolce stile Novo revisité de Mauro de Maria - 3 mars 2019
- Poésie-première 72 : l’intuitisme - 3 mars 2019
- Angèle Paoli & Stephan Causse Rendez-vous à l’arbre bruyère, Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu - 3 février 2019
- Judith Rodriguez, Extases /Ecstasies (extrait) - 3 février 2019
- Didier Arnaudet & Bruno Lasnier, Laurent Grison, Adam Katzmann - 4 janvier 2019
- “Poésie vêtue de livre” : Elisa Pellacani et le livre d’artiste - 4 janvier 2019
- Georges de Rivas : La Beauté Eurydice (extraits inédits) - 4 janvier 2019
- Elisa Pellacani : Book Secret, Book Seeds & autres trésors - 4 janvier 2019
- Un petit sachet de terre, aux éditions La Porte - 5 décembre 2018
- Wilfrid Owen : Et chaque lent crépuscule - 5 décembre 2018
- “Dissonances” numéro 35 : La Honte - 3 décembre 2018
- Luca Ariano : extraits de Contratto a termine - 3 décembre 2018
- Wilfrid Owen : Et chaque lent crépuscule (extraits) - 3 décembre 2018
- REVU, La revue de poésie snob et élitiste - 16 novembre 2018
- Apollinaire, Le Flâneur des deux rives - 5 novembre 2018
- Un Album de jeunesse, et Tout terriblement : centenaire Apollinaire aux éditions Gallimard - 5 novembre 2018
- “Apo” et “Le Paris d’Apollinaire” par Franck Ballandier - 5 novembre 2018
- Giancarlo Baroni : I Merli del giardino di San Paolo / Les Merles du Jardin de San Paolo (extraits) - 5 novembre 2018
- Sophie Brassart : Combe - 5 octobre 2018
- Michele Miccia – Il Ciclo dell’acqua / Le Cycle de l’eau (extrait) - 5 octobre 2018
- Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg : “Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise” - 5 octobre 2018
- Revue “Reflets” numéro 28 – dossier spécial “Poésie” - 5 octobre 2018
- Florence Saint-Roch : Parcelle 101 - 5 octobre 2018
- Les Cahiers du Loup Bleu - 4 septembre 2018
- Sanda Voïca : Trajectoire déroutée - 4 septembre 2018
- Les Revues “pauvres” (1) : “Nouveaux Délits” et “Comme en poésie” - 4 septembre 2018
- Résonance Générale - 4 septembre 2018
- Pascale Monnin : la matière de la poésie - 6 juillet 2018
- D’Île en Elle : Murièle Modély, de “Penser maillée” à “Tu écris des poèmes” - 5 juillet 2018
- Créolités et création poétique - 5 juillet 2018
- La Revue Ornata 5 et 5bis, et “Lac de Garance” - 3 juin 2018
- Journal des Poètes, 4/2017 - 5 mai 2018
- “En remontant l’histoire” du Journal des Poètes - 5 mai 2018
- Patrick Williamson, Une poignée de sable et autres poèmes - 6 avril 2018
- Revue Traversées - 6 avril 2018
- Daniele Beghè, Manuel de l’abandon (extraits) - 6 avril 2018
- Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir - 2 mars 2018
- La revue Cairns - 1 mars 2018
- Denise Desautels : La Dame en noir de la poésie québecoise - 26 janvier 2018
- La Passerelle des Arts et des Chansons de Nicolas Carré - 21 novembre 2017
- Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, “Le Temps” - 20 novembre 2017
- Jacques Sicard, La Géode & l’Eclipse - 14 novembre 2017
- Nouvelles de la poésie au Québec : Claudine Bertrand - 16 octobre 2017
- Martin Harrison - 2 octobre 2017
- visages de l’Australie, Carole Jenkins - 2 octobre 2017
- Feuilletons : Ecritures Féminines (1) - 2 octobre 2017
- Beverley Bie Brahic - 1 octobre 2017
- Entretien Hélène Cixous et Wanda Mihuleac - 15 septembre 2017
- Laurent Grison, L’Homme élémentaire et L’œil arpente l’infini - 15 septembre 2017
- John Ashbery : Le Serment du Jeu de Paume - 1 juillet 2017
- Patricia Spears Jones - 30 juin 2017
- Les Débuts de Cornelia Street Café, scène mythique de la vie littéraire new-yorkaise - 16 juin 2017
- Au Café Rue Cornelia, Village de l’Ouest, New York : Une Conversation - 15 juin 2017
- Voix féminines dans la poésie des Rroms : Journal des Poètes 4, 2016 et 1, 2017 - 19 avril 2017
- “Mahnmal Waldkirch” et quatre traductions - 18 avril 2017
- Eva-Maria Berg, poème pour le Mémorial de Waldkirch - 18 avril 2017
- “La Mémoire des branchies” et “Debout”, deux recueils d’Eva-Maria BERG. - 21 mars 2017
- Judith Rodriguez : l’aluminium de la poésie - 3 février 2017
- choix de poèmes de Carole JENKINS traduits par Marilyne Bertoncini - 31 janvier 2017
- Feuilletons… Rome DEGUERGUE, Marie-Ange SEBASTI, Chantal RAVEL Christophe SANCHEZ, Gérard BOCHOLIER - 21 janvier 2017
- GUENANE et Chantal PELLETIER, aux éditions de La Sirène étoilée - 9 décembre 2016
- Muriel STUCKEL, Du ciel sur la paume. - 9 décembre 2016
- Aux éditions Henry – Valérie CANAT de CHIZY, Laurent GRISON - 16 novembre 2016